Posted by observatoire de téléologie on May 06, 1999 at 08:04:04 PM EDT:
I - INTERET DE CROIRE V - FIN DE CROIRE
II - CROIRE DANS L'HISTOIRE IV - LA RELIGION
III - CROIRE EN SOI
I – INTERET DE CROIRE
Tant qu’une perspective de la vie est posée en référence à un choix validé par la culture ou comme une carrière, les outils conceptuels pour la mesurer ne manquent pas. Même à une époque où les écoles de pensée ne dispensent plus que des cours préparatoires ou bien alors, comme la courte carrière du structuralisme en est le témoin, sont des coteries de carriéristes du jargon, il y a toujours un cheminement qui permet de déterminer ce qui est orthodoxe et ce qui est audace, une logique interne qui est vérifiable et attestée, et des modes de comportement, dans la société, qui s’y rapportent. Mais lorsque la perspective examinée sort des systèmes de référence établis, lorsque les outils pour comprendre et représenter, que les décennies et souvent les siècles ont patiemment affinés, s’avèrent insuffisants, les recours se font dans des arsenaux plus anciens et moins familiers, et l’on est obligé d’en appeler à des conceptions moins précises et plus globales, sur lesquelles les certitudes sont disparates, parfois contraires, et sous-entendent de telles différences de sens que l’anathème ou la confusion en sont le plus souvent le fruit.
L’idée assez banale de dénier à l’infini toute réalité est aujourd’hui immédiatement en butte à toutes les hostilités, déjà parce que, à la manière d’une bande d’émeutiers décidés, elle tourne les vieilles et solides défenses de pensée, que l’impunité critique a laissé ériger en systèmes. Comme cette idée touche aussitôt à tout, toute forme de pensée contemporaine y est aussitôt confrontée. Le premier type de réaction est de vouloir l’annexer. A première vue, en effet, cela semble vrai : l’infini n’a pas de réalité, surtout si l’on y ajoute la précaution de dire que l’infini a cependant une existence, comme toute pensée. Et lorsque l’infini se situe à l’horizon de nos conceptions, on peut facilement admettre que cet horizon, finalement, est bien une ligne close, même si cette finitude n’a pas plus de sens que son contraire. Car voilà bien une banlieue de la pensée où l’on ne s’aventure pas toutes les nuits. Mais à la réflexion, qui parfois ne vient pas, il est plus difficile d’admettre que l’infini pourrait ne pas avoir de réalité. Ce qui s’arrête, ou continue sans fin, à l’horizon de notre existence, commence ici et maintenant. Et l’infini, ou son absence, ne peuvent pas être seulement des ornements intellectuels à l’extrémité d’une discussion civile et polie, où l’on pourrait indifféremment soutenir l’un ou l’autre, pour séduire ou choquer. Quand on s’aperçoit que chaque instant qu’on vit, que chaque lieu qu’on traverse sont soumis à la réponse à la question : le temps et l’espace sont-ils infinis ? il n’est plus aussi facile d’adopter le non. A ce stade, la première réaction par rapport à la négation de l’infini est le silence. D’ailleurs, c’est par un silence plus buté qu’interrogatif que cette violente affirmation est aujourd’hui accueillie dans le monde. Et si à ce moment-là on continue de sommer l’interlocuteur de se prononcer, on le verra alors rapidement convaincu de ne plus pouvoir se servir de ses instruments conceptuels préférés, en chercher d’autres, à tâtons, un peu comme ces héroïnes de cinéma, au moment ou l’étrangleur les tient, qui piochent derrière elles quelque objet contondant qu’elles ne découvrent que par les doigts, animés par la panique. Pourtant il se peut que l’objet, si peu choisi, se retourne contre qui s’en empare, s’il est inoffensif par exemple, rond et mou, ou bien s’il se révèle être une chose tranchante qu’on attrape par le tranchant, ou encore si c’est un objet corrosif ou incandescent. Les héroïnes de cinéma sont en général exemptées de ce genre de mésaventure, mais pas les contradicteurs de l’irréalité de l’infini, qui alors tentent d’échapper au menaçant étranglement de la finitude, d’autant plus menaçant qu’ils n’y avaient jamais pensé, en utilisant des termes non logiques, respirant la confusion, voire des anathèmes. Car nier toute réalité à l’infini est vite considéré comme " une hypothèse " (c’est bien évidemment l’infini qui est l’hypothèse), " une absurdité " (c’est bien évidemment l’infini qui paraît une absurdité), " une croyance " (c’est bien évidemment l’infini qui est une croyance).
A ce nouveau stade, le débat peut s’arrêter. Avoir qualifié de " croyance " la non-réalité de l’infini suffit à sous-entendre qu’on est entré dans un système irrationnel, une affaire de goût presque, contre laquelle il n’y a pas d’argumentation pertinente. Et dans la mesure où la négation complète de l’infini attaque tous les secteurs de l’activité et de la société, ce qui justement apparaît à ce stade-là, croire en une telle idée devient implicitement la base d’un sectarisme ou d’une religion. Or moi-même, qui suis un téléologue moderne, c’est-à-dire l’une des rares personnes au monde qui réfute la réalité de l’infini, et qui pense que le contenu de la fin du monde doit être le débat explicite sur cette fin par l’humanité organisée en assemblée générale, moi-même qui suis fondamentalement athée, et qui suis en danger dans la moindre conversation de bistrot par mon scepticisme tous azimuts pour peu que je lui laisse la bride, je ne doute pas que je crois en presque tout, immense quantité de sujets de la pensée qui constituent la façon d’appréhender, à la fois de mes sens et de ma conscience, particulière ou générique. Le reproche de croire, lié à la menace de faire passer les téléologues modernes pour une Eglise, suffit en général à faire cesser la dispute pour accorder le bénéfice du doute à l’infini, et à rétablir ce faussaire dans ses importantes fonctions dans le monde, sortant triomphant, malgré un vilain coquart sur l’œil, de la détermination concepticide qui l’a exposé.
Car le monde est construit sur la réalité de l’infini. Le temps et l’espace, bien sûr, sont envisagés uniquement comme sans fin ; mais l’humanité elle-même, à travers l’interdiction de tuer par exemple, se considère comme sans fin souhaitable, donc se souhaite infinie, et y œuvre ; les mathématiques, après avoir appelé " infini " leur incapacité d’établir la fin des nombres entiers, ont prétendu transformer cette incapacité en sujet agissant ; la cosmologie, la biologie et la physique nucléaire présupposent la réalité de l’infini ; les religions déistes font de l’infini un attribut de Dieu, qui est la réalité même ; l’économie, qui est la première grande religion athée, calcule l’avenir comme s’il était sans fin, et en fait subir les conclusions au présent ; les Etats et les gouvernements ne posent pas leur action vers une fin, mais vers son contraire ; la plus flasque poésie que tant d’humains véhiculent voudrait que chacun puisse vivre sans fin ; et jusque dans l’amour l’infini est ce superlatif rhétorique devenu une caractéristique prétendument réelle. C’est donc l’ensemble de notre vie, de son intimité la plus profonde à sa généralisation à toute l’espèce, qui est construite sur de multiples déclinaisons de l’infini comme réalité.
On voit bien ici ce que l’anathème de croire protège ; on voit aussi ce qui est cru. Car l’infini est admis sans examen, et reconduit sans réflexion. Imaginons seulement combien différent serait un monde décliné sur l’urgence de finir. Dans la vie quotidienne, des vacances et du travail, de l’âge et de la responsabilité collective, de la conservation des espèces animales et de la conservation des espèces sociales, de procréer et avorter à ce qu’on mange et quand, tout serait profondément changé. Et selon quelles lignes de force s’organiserait une société qui veut non seulement finir sa propre organisation, mais finir toute organisation, finir le monde, le temps, l’espace, la poésie, l’amour ?
J’ai introduit croire comme une menace de paralysie, voire de chasse aux sorcières, dans un débat qui a un cadre plus vaste que ce que tolèrent les actuels propriétaires du débat public. Mais croire n’a pas à être exclu ou à échapper à ce débat. Au contraire nous croyons tous, même si les objets de notre croyance sont différents. Par conséquent, l’intérêt de croire réside dans sa place dans le débat sur la fin : comment croire y apparaît ? est-ce que croire est une pensée ? est-ce que l’histoire a changé croire ? pourquoi et comment les humains croient ? qu’est-ce que croire à la fin ? qu’est-ce que la fin de croire ?
En guise de préambule, je voudrais me permettre une boutade, parce qu’elle a du sens, et vaut comme avertissement de ce que je propose de vérifier : croire n’est pas ce qu’on croit.