Méthode infaillible (c)


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Posted by teleogie.org on April 02, 1999 at 10:34:04 AM EST:









Méthode infaillible pour devenir albanais
quand on est rien (ou moins que rien)

Suite 2


La même dégradation de l'explosif entre détermination et plaisir se lit aussi si l'on se place dans la perspective de l'insurrection, pour autant qu'on puisse. Le 16 mars, les affrontements de Korçë font encore 4 morts, et laissent supposer que c'est là une des dernières villes à commencer son insurrection. Le bilan officiel (donc émanant de la police et de l'Etat albanais) est maintenant grimpé à 75 morts et 600 blessés depuis le 28 février. Le 17, les insurgés du Sud exigent encore la démission de Berisha avant le 20, menaçant dans le cas contraire de marcher sur Tirana. Et le 19 mars, un journarat albanais constatait encore et déjà : "Il n'y a plus aucune règle, plus aucun pouvoir. C'est encore le chaos, moins spectaculaire parce qu'il n'y a presque plus rien à piller." Même s'il veut dire par là, attention camarades conservateurs du monde entier, nous n'avons pas encore battu cette rébellion, il n'en pose pas moins la question centrale de toute insurrection victorieuse : au-delà de l'abolition de l'Etat sur l'essentiel des zones urbaines du pays, au-delà de l'abolition de l'échange marchand sur l'essentiel du temps vécu, au-delà de l'abolition de l'information dominante sur l'essentiel des débats en cours et possibles, quelle perspective ouvrir ? La vraie pauvreté est que le point où sont parvenus les albanais à la mi-mars 1997 est tellement inconcevable pour tous les pauvres modernes, y compris les albanais, que l'au-delà n'est jamais anticipé. Comme à Bamako ou à Kinshasa en 1991, il y a ces instants de repos après le pillage, après la victoire militaire sur l'Etat, qui sont plus dangereux que la répression parce qu'ils marquent la limite interne, invisible, du mouvement. C'est là qu'il manque un projet, une théorie, issus du mouvement, c'est là que les idées neuves se noient dans la résurgence des conservatismes.

Le 20 mars, par conséquent, passe sans la reddition des armes - exigée comme une fanfaronnade pour cette date par le gouvernement -, mais surtout sans marche sur Tirana, alors que Bourrichon ne fait même pas mine de démissionner. On ne sait presque rien sur le débat pour et contre cette marche, qui aurait été accompagnée de graves inconvénients et dangers, et en effet rien ne prouve qu'elle eût été praticable. Mais elle était la seule proposition offensive du mouvement, et son rejet signifie d'abord la fin de l'offensive et condamne le mouvement à reconnaître son propre zénith dans l'extension maximale du pillage maintenant achevé. La décision n'a sans doute pas été facile : le chef, à moins qu'il ne fut que le représentant, ou délégué, ou commis du comité de Tepelenë a appelé à la marche, et s'est trouvé contredit par ses collègues de Vlorë et Sarandë. Sur les éventuelles disputes entre comités et leur base, le 24 mars, rien n'est connu que cette phrase rapportée dans la même édition du même torchon dans lequel s'illustre Didier François : "Les comités et les partis essayent de calmer le jeu, rigole Fimas, mais personne ne les écoute." Le 26 mars, ce sont maintenant dix-huit villes insurgées qui se réunissent à Vlorë avec, comme principale revendication, qui sonne déjà comme une mazarinade de frondeur vaincu, la démission de Berisha.



Le 28 mars, le naufrage d'un navire de boat people albanais en collision avec une vedette militaire italienne fera 87 morts. Le spectacle de l'indignation de l'Etat albanais contre l'Etat italien, qui conformément à sa réputation d'Italia puttana avait commencé par démentir et minimiser, va supplanter le débat interne de l'insurrection et se substituer à lui. En parallèle à cette bonne grosse diversion, l'information occidentale prépare maintenant l'arrivée de la bonne grosse police internationale : "Une dizaine de personnes au moins sont tuées chaque jour par des balles perdues ou dans des règlements de comptes. Cette insécurité générale crée à terme des risques de pénurie alimentaire et c'est la principale raison de cette intervention." La pénurie alimentaire, qui s'avéra être un véritable fantasme de journabouffe, est maintenant la raison de l'envoi de la police, parce qu'il faut bien protéger cette aide contre l'insécurité ; à part ça, non, aucune raison d'envoyer une police en Albanie, pourquoi ? Après de telles affirmations, il est devenu illusoire d'espérer connaître par les sources de ce genre ce que pensent, disent, jouent, disputent les albanais entre eux. Et les désaccords organisationnels, théoriques ou stratégiques qui ne manquent de diviser des mouvements de révolte qui n'avancent plus ont désormais rejoint sous les rubriques balles perdues et règlements de comptes les disputes d'amour et la vengeance.

Maintenant intronisé patron de la police internationale, Italia puttana prépare son arrivée : le 2 avril, Romano Prodi, président du Conseil italien, aurait été en visite à Gjirokastër ; le 10 avril, il obtient l'accord du Sénat romain (à ne pas confondre avec le Sénat romain) pour l'envoi de troupes ; le 13 avril, Prodi se fait gieux, acclamé par 10 000 personnes à Vlorë ; le 15 avril, c'est le début de l'opération Alba avec Italiens en tête et Grecs en queue. Le 17, les législatives anticipées sont fixées au 29 juin et, le même jour, les Forces spéciales albanaises reprennent Shkodër. Mais le couvre-feu reste en vigueur. Alba devient le filtre par lequel l'information parle désormais de l'Albanie, et c'est logique car Alba nie les albanais.

La différence entre les insurgés et l'armée d'occupation tient pratiquement en ceci : les premiers ne savent pas ce qui s'est passé en Somalie quatre ans plus tôt, alors que la seconde y était. L'opération Alba (qui a repris la ridicule habitude américaine de donner un nom de code public à une aventure militaire) se place tout de suite en défensive, ne tente même pas de reprendre les armes aux gueux d'Albanie. Elle perfectionne une méthode expérimentée dans la guerre contre l'Irak, puis en Somalie : capter le spectacle, mais avec plus de rigueur, parce que c'est son unique objectif. Visiblement, les gueux d'Albanie n'ont pas compris la fonction de cette armée, et comment sa seule véritable mission, paratonnerre à information dominante, était une offensive autrement dangereuse qu'une intervention où les armes auraient servi. Le mépris profond que se sont acquis les hommes de cette police internationale tient dans le nom que leur ont donné les albanais : "les touristes armés".

Ce que cette manœuvre a dissimulé et étouffé ne se lit nulle part mieux qu'à travers les bilans que l'information continue d'avoir l'imprudence de publier, probablement parce que, à travers le nombre de morts élevé, elle pense justifier la présence de l'armée d'occupation. Au 16 juin, le bilan de l'AFP est de 1500 morts alors qu'au sommet de l'insurrection, le 16 mars, on en était à 75 morts. Ce qui veut dire que 95% des tués l'auraient été depuis le point culminant ! Même si le score du 16 juin (le 3 juillet, 'Libération' parlera même allègrement de 3000 morts) est sans doute grossi de tous les chiens écrasés dans le genre des 87 boat people noyés le 28 mars, et que ces totaux étant invérifiables il n'y a aucune raison que nos journagonflettes se soient privées de les augmenter confortablement, cette hécatombe n'est expliquée que par balles perdues et règlements de comptes. Armée d'occupation et insurgés vivent donc un parallèle, les touristes armés s'occupant de toute la partie visuelle de l'Albanie, les insurgés de toute la profondeur de la dispute que nous ne connaîtrons donc pas : "La situation demeure anarchique en Albanie, où les violences continuent, en particulier dans le Sud, qui échappe totalement au contrôle du pouvoir central" (19 mai).

Enfin, les élections du 29 juin prennent le relais dans le spectacle de l'information. La campagne est évidemment "émaillée d'incidents" comme on dit dans le vocabulaire normalisé, puis d'"irrégularités" comme on le déplore non sans soupir. Le propriétaire des élections, l'OCDE, nous en explique l'objet par son Vranitzky de service : "Nous avons besoin de gouvernants qui soient choisis par le peuple et qui, de ce fait, puissent être des interlocuteurs solides pour les institutions financières et pour les pays qui voudraient intervenir dans la reconstruction de l'Albanie." Les insurrections ont au moins ceci de bon que leurs ennemis se croient obligés de parler simple et franc, ce qui étale leur cynisme ou leur inconscience.

L'intermède postélectoral mérite d'être conté. Certes, Bourrichon reconnaît l'enculage de son PD ; mais il s'agit, avant de sortir, de se couvrir les arrières qui ne sont pas très solides. Le 1er juillet, il nomme donc un candidat bien à lui pour le poste de ministre de l'Intérieur, et il est vrai que dans l'avenir immédiat il vaut mieux avoir choisi le chef de la police. Mais Finaud refuse le candidat de Bourrichon. Bourrichon ordonne à la Garde présidentielle et au Shik de prendre position autour de la Banque centrale (quelqu'un voit le rapport ?) et de s'emparer du centre de Tirana. Mais la troupe, mieux informée du rapport de force issu des élections de l'OCDE, obéit au contrordre de Finaud et empêche ainsi ce "véritable coup d'Etat contre le gouvernement de coalition". Notons que l'information occidentale n'a jamais parlé de putsch et que Bourrichon n'a jamais été poursuivi pour son dernier effort de se raccrocher à sa dictature. Non moins ubuesque, la manifestation royaliste du 3 juillet (les législatives étaient couplées avec un référendum sur le retour à la monarchie que l'aventurier Leka Ier affirmait avoir gagné) se termine dans l'affrontement (1 mort). Le 18 juillet, les résultats donnent 117 PSA contre 27 PDA sur 155 députés. Le 23, Berisha démissionne. Le 24, Fino l'imite et est remplacé par Fatos Nano. Le 11 août, les derniers touristes armés quittent l'Albanie sans s'être fait dérober leurs appareils photo. 'Le Monde' comptabilise 1 800 morts depuis le 28 février.

La limite de l'insurrection en Albanie est entièrement comprise dans son absence de conclusions. L'information dominante avait d'abord tu la victoire de l'insurrection de Vlorë à la mi-février, davantage par une irrationnelle attitude semi-hostile et semi-boudeuse que par une stratégie clairvoyante pour vaincre un dangereux ennemi ; de fait, rarement encore a-t-on vu les explications de cette information aussi en dessous d'un événement social qu'elle narre. Mais ce premier silence n'a pas véritablement nui aux albanais, comme on l'a vu dès le 27 février, mais ne s'est pas non plus retourné contre l'information qui continue, dans notre société, de jouir sans pudeur de l'impunité des bouffons. Après l'insurrection généralisée de mars, c'est donc un silence analogue qui a pu venir censurer la fête, avec plus de succès cette fois : car là encore, les gueux d'ailleurs que d'Albanie, qui auraient pu étendre cette fête, ont prématurément pensé que tout était terminé, et qu'il n'y avait là que le contenu trivial qui justifiait le silence dominant, aucun débat, aucun sens, aucun possible.

Les insurgés, quant à eux, se sont montrés fort indifférents à la publicité, et compte tenu de ce qu'est la publicité dans notre monde, c'est tout à leur honneur. Mais cette incapacité à faire connaître l'état de leur pensée au moment du négatif relève d'une faiblesse rhédibitoire des révoltes des vingt dernières années. Car autant le silence est la plus parlante des armes au milieu du piaillement du poulailler, autant lorsque l'ennemi se tait, parce qu'il est réduit au silence, il faut parler pour attaquer et il faut attaquer pour parler. Aussi ne savons-nous pas si, après la mi-mars, le mouvement s'est effondré dans l'épuisement pantagruélique du pillage ou dans sa propre timidité, c'est-à-dire l'incapacité d'exprimer pratiquement ce qu'il avait dans le ventre. Il ne s'agit pas tant de regretter que la marche sur Tirana n'ait pas eu lieu que de s'inquiéter que cet acte-là ait été le seul qui mérite qu'on le regrette.

teleologie.org - mars 1999











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