Posted by teleologie.org on April 02, 1999 at 10:21:58 AM EST:
Méthode infaillible pour devenir albanais
quand on est rien (ou moins que rien)
Suite 1
A part pour signaler, le 20 février, le début d'une incompréhensible grève de la faim menée par des étudiants de Vlorë, on n'entend plus parler de cette ville jusqu'à fin février. On apprend enfin (dans le contexte du spectacle suivant celui du procès Alia : l'élection présidentielle du 3 mars) que 20 000 personnes manifestent dans le principal port méridional contre Berisha le 27 février. Et puis "Des milliers de manifestants ont attaqué, vendredi 28 février, une caserne de l'armée albanaise à Vlora (sud de l'Albanie) et se sont emparés de centaines d'armes", sans que les soldats ne résistent. Ce n'est que par bribes étalées dans le temps qu'un observateur très attentif pourra comprendre, d'abord, que Vlorë était resté depuis près de trois semaines sous l'autorité des vainqueurs du 10 février, ou plus exactement sous leur absence d'autorité, et ensuite que l'attaque de la caserne, qui est d'abord comprise comme l'arbitraire le plus tyrannique d'une foule sans freins, n'a été, hélas, qu'une contre-attaque après une tentative de reprise de la ville insurgée par des unités du Shik venues spécialement et en secret de la capitale. Berisha, en effet, voulait enfin effacer cette tâche, dans la préparation du triomphe de sa réélection quasi certaine, puisque les électeurs sont les parlementaires, et que son parti est majoritaire au Parlement. Ce n'est donc que pour achever manu militari la contestation passive des habitants de Vlorë que celle-ci est devenue active, et c'est parce qu'on voulait les faire taire par les armes qu'ils ont commencé à prendre des armes. Et à la double surprise du gouvernement et du monde, les militaires de Vlorë semblaient plutôt d'accord avec les insurgés, se laissant dépouiller sans résistance, et le Shik s'est fait battre à plate couture, ses commandos repoussés dans leur bâtiment officiel qui a été détruit (9 tués : 6 Shik et 3 insurgés). Ce même 28 février, l'état d'urgence est décrété sur Vlorë.
Il faut donc constater que pendant trois semaines une ville a vécu sans Etat, et sans qu'il en soit fait état. Nous ne savons rien sur l'organisation éphémère que se sont donnée les insurgés avant de s'emparer des armes, et même dans quelle mesure ils étaient organisés. Nous ne savons pas s'il y avait un débat, et si oui, ce qui est probable, sur quoi il a porté. Nous ne savons pas comment les insurgés évaluaient leur insurrection, comment ils pensaient l'Albanie, l'Europe et le monde, ce qu'ils pensaient de la marchandise et de l'information occidentale, de la vie et de l'amour. Et nous ne savons pas comment la contre-offensive contre le Shik s'est décidée, par qui et avec quelles idées principales : peur des représailles ? Honneur bafoué par cette attaque sournoise ? Concours de circonstances ? Dans tous les cas, ces albanais de Vlorë, que la suite n'a pas permis de distinguer des autres gueux qui vivent sur le sol de l'Albanie, ne pensent pas que l'Etat ait le droit de leur imposer sa volonté et manifestent, au contraire, que l'Etat est leur commis, qui doit se plier à leur volonté. Les albanais sont cependant des gueux fort indolents et bien peu offensifs puisque, ayant libéré Vlorë de l'arbitraire, ils n'ont pas semblé avoir aperçu l'immense brèche qu'ils venaient de tailler : jamais le chemin du centre de l'Albanie aux centres de l'Europe et du monde n'avait été aussi court. Ils se sont ainsi exposés, seuls contre le reste de l'Albanie, contre le reste de l'Europe, contre le reste du monde, dans une situation classique de double pouvoir que l'Etat ne peut évidemment pas tolérer. Et ce qui est surprenant, ce 28 février, n'est donc pas l'attaque du Shik sur Vlorë, mais que la défense se soit alors élevée à une contre-attaque, et que cette contre-attaque ait été aussi victorieuse que l'insurrection dix-huit jours plus tôt, et aussi paresseuse ! C'est une fréquente faiblesse gueuse que la paresse dans le travail se prolonge en cas d'offensive gueuse.
Des événements du 1er mars, à travers la stupéfaction et l'impréparation de l'ensemble du vieux monde, on sait aujourd'hui seulement que le gouvernement Mekshi a démissionné et que plusieurs hauts militaires ont été arrêtés, apparemment en conséquence de la reddition de la caserne de Vlorë. Mais le 2 mars la situation s'est forcément aggravée pour marchandise, Etat et information dominante, puisque le Parlement décrète l'état d'urgence sur tout le pays, avec un couvre-feu de 20 heures à 7 heures, et un ultimatum pour la reddition des armes. En effet, à Sarandë et à Delvinë les manifestants incendient les sièges du Shik, les tribunaux, les banques, à Gjirokastër la préfecture de police est attaquée, à Fier les dépôts de l'armée sont pillés, dans le village de Levan une caserne de l'armée est prise sans résistance, et sur la plupart des routes au sud de Vlorë se sont formés des barrages d'insurgés. A Vlorë même, les affrontements continuent (2 morts), la maison de fonction de Berisha est incendiée, et les émeutiers armés affirment vouloir marcher sur Tirana. Dans la capitale, les journatouristes, plutôt inquiets, entendent des rafales de mitraillettes.
Le 3 mars, l'insurrection a réussi à repousser dans l'anecdote la réélection à la présidence, pour cinq ans, de Berisha par son Parlement. Ce qui retient maintenant l'attention de l'information, ce sont les contre-coups de l'insurrection perceptibles à Tirana : alors que les rafales de mitraillette continuent, les écoles sont fermées, les prix augmentent de 30%, un journal indépendant est incendié (l'information suspecte le Shik) et, surtout, la presse occidentale reçoit l'interdiction d'aller dans le sud du pays. Un tel éclairage indirect ne peut que grandir encore la cause de tout ceci, l'insurrection. Ce 3 mars, cependant, les chars loyaux au pouvoir central entrent dans Gjirokastër, mais Sarandë devient la deuxième ville à s'être affranchie de l'Etat. La télévision grecque rapporte des pillages dans plusieurs localités de la minorité grecque.
Le 4 mars, les combats de Vlorë semblent s'être déplacés vers les barrages des insurgés autour de la ville. Le centre de gravité de l'insurrection se déplace vers Sarandë, où un policier est brûlé vif, où la base navale est prise à son tour, où 300 prisonniers s'évadent de la prison, et où les insurgés forment une "Communauté municipale autonome", dans le but de devenir un "exemple pour toute l'Albanie". C'est la première indication concernant une organisation insurgée (quoique la Commune de Vlorë semblera s'être donnée quelques jours, voire quelques semaines plus tôt, un organisme équivalent), et elle est d'autant plus remarquable qu'elle vise tout de suite l'exemplarité. Par ailleurs, ce même jour, on parle de "plusieurs dizaines de tués" à Delvinë, où des hélicoptères auraient tiré sur la foule ; il n'y a eu, par la suite, ni confirmation ni infirmation de ce carton en dehors duquel le bilan officiel depuis quinze jours s'établit à 15 morts.
Le 5 mars, repoussées de Vlorë, de Sarandë et de Delvinë à son tour "incontrôlable", les forces armées albanaises sont contraintes de se replier partout. Les Shik n'ont pas tenu le choc et la base de l'armée est davantage composée d'insurgés en puissance que de flics virtuels. Dans le meilleur des cas, dans la perspective du Bourrichon, elle ne rallie pas l'insurrection (l'information tait encore pudiquement l'étendue des désertions), dans tous les autres cas, sauf à Gjirokastër, elle est battue. Même les bombardements aériens ne paraissent plus que comme le dépit du Shik, qui "a pris le commandement des opérations et ne rend compte de ses activités qu'à la présidence de la république".
L'information occidentale a été tout à fait incapable de raconter un tel mouvement, d'en déterminer les moments principaux, la progression et les limites, et ne serait-ce même que l'épisode du 28 février au 5 mars, qui est l'offensive de l'Etat, vaincue et renversée en contre-offensive de l'insurrection. Elle a oscillé entre la "recherche d'angles", qui en devient une succession de déformations, les rapports sur la politique institutionnelle, qui s'est justement effondrée, et le sensationnalisme qui tend à diffamer ce qui est devenu un soulèvement. Sa propre indignation vertueuse traduit exactement sa peur. Elle a donc commencé d'abord à signaler une sorte d'image d'Epinal de l'anarchie. Vlorë sera ainsi régulièrement décrit comme un repaire de contrebandiers, puis de mafias. Ce serait le règne de l'iniquité, du mieux armé, du plus fort, comme dans un ultralibéralisme qui aurait le loisir de s'en prendre à la journamerde elle-même. Mais cette information ne peut s'imaginer que des rapports sociaux construits sur l'argent et l'exploitation. Il est certain que des mafieux, armés, ont participé à l'insurrection. Mais c'est, tout au moins début mars, en désertant et dissolvant leurs mafias, comme les soldats qui sont passés à la rébellion ont conservé leurs armes mais sans la structure ni les objectifs militaires qu'ils venaient d'abandonner. Comme toute organisation en Albanie, à part les services secrets du dictateur qui sont la continuité des services secrets staliniens, les mafias sont très récentes, leurs patrons et employés sont fluctuants, et l'escroquerie, qui est leur fonds de commerce, permettait d'entrevoir de bien moins riches plaisirs, ce 5 mars, que l'insurrection.
Le 6 mars, la victoire militaire des émeutiers est analysée dans les deux camps, sauf par la préposée théorique à l'analyse, l'information dominante. Dans le camp de l'Etat et de la marchandise, Bourrichon "consulte" l'opposition qu'il diabolisait encore une semaine plus tôt, et les deux partis d'arrivistes émettent un appel commun au calme, et à la remise des armes dans les quarante-huit heures, qui est d'abord à comprendre comme un aveu d'échec de l'ultimatum parlementaire du 2 mars, et comme une incapacité commune des partis d'Etat à noyauter le mouvement. Dans le camp des vainqueurs, le débat porte sur la façon et les risques de pousser l'avantage. Ce sont maintenant au moins six villes libérées, Vlorë, Sarandë, Delvinë, Memollaj, Himarë et Tepelenë, où la prison de Berça est prise d'assaut et forcée. A Sarandë, le "conseil des insurgés" harangue la ville tous les matins. On apprend maintenant comment s'est constituée la "Commune de Vlorë", avec un comité de salut public de trente et un membres issus du comité des épargnants grugés, rejoints par dix-sept partis politiques et les étudiants qui avaient lancé la grève de la faim le 20 février : les jeunes loubards, tape-dur, pilleurs et mafieux, n'ont visiblement pas trouvé place dans cet organisme radical à composition modérée. Et la nullité de l'information va jusqu'à l'incapacité à structurer le mouvement, même lorsque les insurgés confirment son étonnante progression en plateaux : "En un mois il y a eu trois guerres ici, celle des slogans, celle des pierres, et maintenant la vraie, celle des armes." Datons : guerre des slogans : du 15 janvier au 4 février ; guerre des pierres : du 5 février au 27 février ; guerre des armes : depuis le 28 février.
Un bilan officiel monte maintenant à 25 morts, y compris les balles perdues et les règlements de comptes. La rubrique "balles perdues" ressemble un peu à celles des accidents de voiture dans l'Europe plus pauvre, occidentale et carapacée de tôle et de soupapes, de clignotants, de rétroviseurs, et de pots d'échappement : c'est un peu le four crématoire des cadavres déplaisants ou encombrants, et il y est fait bon marché des causes de ce qu'il y ait, justement, des "balles perdues", comme si cela allait de soi : maladresse, bêtise, alcoolisme. La peur et le plaisir sont occultés, et l'habileté des tireurs est gravement sous-estimée : il y a fort à parier que de nombreuses "balles perdues" méritent de rentrer dans l'autre rubrique, "règlements de comptes". Ce mot-clé-là ne fait allusion, quant à lui, qu'à la basse crapule qui profite d'une situation anarchique pour quelque revanchisme sordide et inavouable. C'est oublier que cet ex-Etat stalinien avait eu une des polices politiques les plus odieuses que la planète ait connue, et que le ralliement rapide de ses membres avait réussi, soit par leur passage dans le Shik, soit par leur mutation vers d'autres postes protégés de la société, à faire l'économie de la vengeance. Quoique cette vengeance en refroidissant était devenue en partie du revanchisme, elle gardait encore beaucoup de spontanéité, notamment après avoir été réchauffée par l'apparition au moins arrogante du Shik. Mais d'autres "règlements de comptes" avaient forcément lieu, ne serait-ce que contre ceux qui s'étaient emparés avec insolence ou bassesse des places honteuses, libérées par les staliniens qui n'avaient eu ni le temps de remonter les braguettes ni celui de tirer la chasse, justement ces mafias, commerçants, néopatrons convertis au libéralisme occidental dans quelque "société d'investissements". Enfin, le nombre des seuls règlements de comptes que sous-entend l'information lorsqu'ils lui permettent d'expliquer le nombre de morts, les règlements de compte privés, n'est malheureusement pas connu, malheureusement parce qu'il donnerait une indication importante sur le degré de passion avec lequel les gueux d'Albanie menaient leur débat. C'est évidemment dans le tiroir "règlements de comptes" que l'information rangerait les disputes d'amour mortelles, ou les différends théoriques irréconciliables, que les insurrections ne manquent pas de générer.
Le 8 mars, malgré une trêve annoncée par le gouvernement, le Shik envoie six hélicoptères à Gjirokastër, qui devient aussitôt la septième ville insurgée, alors qu'au même moment il y aurait 5 morts lors du soulèvement de Përmet. Le 9, Gjirokastër et Përmet sont libérés, au sens spirituel, physique, technique, social, ludique et festif du terme : "La révolte populaire se transforme en anarchie totale, il n'y a plus de police, plus d'Etat, plus de règles. La ville s'enthousiasme, s'épanouit, se prend au jeu de la rébellion." Ce jour-là, on en serait à 2000 désertions dans les rangs de l'armée.
Le 10 mars, Berat, Poliçan, Kuçovë et Iskrapami se soulèvent, on se bat à Lushnjë et Gramsh, et nous ne pouvons que nous étonner de la beauté de ces noms de villes inconnus. Le 11, les premiers pillages massifs des casernes ont lieu dans le nord de l'Albanie (Tropoje, Bajram Cutri, Kukes) sans davantage de résistance qu'au sud. Tous les hommes du Shik qui, à découvert, ne sont plus qu'une provocation ambulante et paniquée, se retirent au nord de la rivière Shkumbin. L'ex-maire PS de Gjirokastër, dont les habitants n'ont plus besoin d'un tel fonctionnaire, Bashkim Fino, est nommé premier ministre, après huit jours de vacance du poste. Huit comités populaires de villes insurgées, Vlorë, Sarandë, Tepelenë, Delvinë, Memollaj, Gjirokastër, Berat et Kucova, se réunissent à Gjirokastër et forment un "Front national de salut du peuple" qui ne fait "pas plus confiance à l'opposition qu'au pouvoir".
Le 12 mars, ce sont Elbasan et Cërrik, plus près de Tirana que de Vlorë, qui sont gagnés par l'insurrection. A Shkodër, pour la première fois, des militaires défendent leur caserne : 4 morts. Mais tous les bâtiments publics de cette ville, la plus importante du Nord, sont incendiés et détruits. Ce pillage, qui a semblé exemplaire en vigueur et en fureur, sonne le glas de l'une des tentatives de l'information de combattre le mouvement : une ethnicisation entre Sudistes et Nordistes, qu'apparemment le gouvernement a reprise avec gourmandise pour distiller la crainte, au sud comme au nord, d'une guerre civile. Les dénominations de "Guègues" et de "Tosques", ces divisions sous-ethniques, n'ont eu d'autre usage que celui de diviser les gueux du Sud de ceux du Nord, en leur prêtant des identités opposées. Et cette menace de guerre ethnique, si près de la Bosnie, a probablement freiné l'offensive des insurgés. En effet, l'option d'une marche sur Tirana avait été discutée sur la place publique dès le 2 mars à Vlorë, et ensuite probablement tous les jours, mais a été déboutée à chaque fois, probablement parce qu'une telle offensive était jugée trop risquée, en partie par conséquent pour ne pas paraître comme une marche guègue sur pays tosque, ce que l'information dominante n'aurait pas hésité à affirmer. La mise en échec de ce seul projet offensif connu, s'il a permis de rendre absurde l'interprétation ethnique, a permis aussi aux légalistes et modérés d'affirmer leur autorité dans les comités populaires des villes insurgées qui prirent ainsi le costume d'une ligue défensive, arc-boutée sur son indignation, sa bonne foi et son bon droit, moralisme qui sent à pleines narines son croisement entre paysan et petit commerçant ou, si l'on préfère, entre épargnant spolié et étudiant, assaisonné d'un zeste d'officier à la retraite, ou de déserteur gradé.
Le 13 mars, ceux parmi les gueux qui n'en avaient pas encore prennent les armes partout. De Durrës, Shkodër, Korçë, on rapporte des pillages massifs, principalement des dépôts d'armes et des casernes. A Lezha, la banque d'Etat est pillée, ainsi que le bâtiment du Shik, puis le reste de la ville. Les premiers pillages collectifs commencent à Tirana. La principale prison y est prise d'assaut, 600 détenus sont libérés sur-le-champ, dont Fatos Nano, chef du PS, qui venait d'être transféré de la prison de Berça, elle aussi dissoute, et qui ne sera plus enfermé, parce que, en Albanie, il n'y a plus de prisons. Autour de la capitale, "Tout au long de la nuit de mercredi à jeudi, des groupes ont dévalisé des armureries et des magasins militaires dans les banlieues". Gazmir, 20 ans, explique pourquoi à un journafion médusé : "Avoir une arme, c'est d'abord un plaisir." Cette journée aurait fait 15 morts et 200 blessés.
Le 14 mars, l'extension du mouvement est à son apogée. C'est la ville de Durrës qui est transformée en terrain de jeu : "(...) la grande ruée sauvage des milliers d'habitants de Durrës qui pillent tous les bâtiments administratifs et les entrepôts du port. La fête dure depuis deux jours dans le fracas des armes et tout est bon à prendre." Et c'est la même chose à Tirana : "Les pillages se multiplient, opérés par des hordes de miséreux ou par des bandits. Personne ne se cache, et il y a parfois un air de fête populaire." Il est vrai que les défaites de la marchandise ont toujours un air plus digne, plus humain, plus réjouissant que le spectacle de ses triomphes. Le général Gazidede, chef haï du Shik, démissionne. Son gang réussit à reprendre le centre de la capitale le soir, mais le pillage et sa fête populaire se déplacent vers les banlieues. Le 15, du reste, de nombreux villageois du Nord viendront, un peu tard, se rincer des miettes marchandes de Tirana.
En Albanie, l'ordre marchand est empêché au point qu'il n'y existe plus de ces gestionnaires qui ne sont pas dans l'Etat : l'entreprise est effondrée, le commerce est nul, le patronat en fuite et les mafias, qui n'ont plus de profits en vue, implosées. L'information albanaise à l'occidentale est interdite par les deux partis en présence, l'insurrection qui la tient pour un vassal du dictateur, et l'Etat qui la censure, parce qu'elle dit n'importe quoi, tant elle est scandalisée et apeurée. L'Etat lui-même ne survit plus que par défaut, parce qu'il n'est pas frontalement attaqué, et parce que le reste du monde maintient ses représentants chancelants en leur promettant un soutien qui n'est pas encore vraisemblable.
C'est donc le reste du monde qui doit maintenant monter en première ligne. Mais l'information occidentale reste éberluée, et comme elle n'arrive pas à retrouver des porte-drapeaux de la middle class parmi les pauvres d'Albanie, et comme ses propres représentants ont été attaqués physiquement et rossés dès le début de l'insurrection de Vlorë, et comme tous ses raisonnements sont réfutés par les faits (les causes économistes, comme la faillite des épargnants, sont depuis longtemps dépassées, sauf par la fraction la plus conservatrice des insurgés ; la guerre civile ethnique entre Guègues et Tosques n'a pas pris), elle se contente d'aligner des faits et témoignages incohérents et stupéfiants, elle photographie seulement, mais depuis un mauvais observatoire, un mouvement qui a largement dépassé son imagination, sans qu'elle s'en aperçoive ; car, comme les fossiles communistes ou postsitus, elle pense avoir atteint le plus haut degré de conscience, et c'est sur ce pic, qu'ici elle a dans le cul, qu'elle attend avec fébrilité et dédain que les pauvres viennent la rejoindre. Aussi son discours décousu erre-t-il entre un "terrain" auquel l'accès lui est refusé et d'archaïques spéculations politiciennes d'un Etat qui ne peut même plus compter sur son armée.
Les autres Etats du monde sont tout aussi perplexes que l'information, a fortiori parce qu'ils dépendent d'elle pour comprendre ce monde. Les Etats-Unis, les premiers, avaient désavoué Berisha après les législatives de mai 1996. L'OSCE les avait d'abord trouvées bonnes, parce que l'anticommunisme primaire est si fort que l'on préfère cautionner quelques tricheries électorales que de laisser les moins visiblement repentis des récupérateurs staliniens l'emporter, avant de condamner à son tour ce scrutin, tout en continuant de soutenir le Bourrichon. Sale Bourrichon avait fort bien compris qu'en utilisant un anticommunisme viscéral et même un peu inique, il aurait l'appui de l'Europe occidentale, et celle-ci en était encore, après le dépassement de la guerre des slogans en janvier, et après le début de l'insurrection de Vlorë pendant la guerre des pierres en février, au bout de deux semaines de guerre des armes, à se demander si les communistes ne tiraient pas les ficelles ou, en tout cas, comment sacrifier Berisha sans que ceux qu'il avait appelés les "Brigades rouges" ne reviennent aux affaires. Seul l'Etat italien (et probablement à un degré moindre, les autres Etats limitrophes) agitait une autre obsession, tout aussi mesquine et schizophrène : la peur d'un exode massif de boat people. Mais non seulement l'exode massif n'avait toujours pas lieu, mais l'exode perlé en cours depuis 1991 se ralentissait ! En effet, ce qui se passait en Albanie était bien plus passionnant que la fuite !
Un autre danger cependant guettait maintenant les gardes-frontières internationaux du monde, cette clique d'Etats qui s'auto-intitule la "communauté internationale" : la contagion du plaisir et de la liberté, le mauvais exemple de gueux en armes, qui ne travaillent pas et qui pillent tout ce qu'ils trouvent, qui dissolvent une armée et qui reconnaissent si peu l'autorité de la "communauté internationale" que celle-ci ne trouve même pas, parmi eux, d'interlocuteurs. Le 8 mars ainsi, jour où l'Italie "ferme ses frontières" (comme si elles avaient jamais été ouvertes aux albanais), l'ex-chancelier autrichien Vranitzky est envoyé à Tirana par l'OCDE, mais n'y trouve pas d'insurgés qui voudraient l'écouter. Le 10 mars, l'Etat italien négocie avec le comité de Vlorë, qui atteste par là à la fois une modération maintenant suspecte et l'irrespect face à son propre Etat de tutelle, les modalités sur le contrôle des armes, et l'on n'entend pas Bourrichon et son Finaud protester contre une ingérence si contraire aux droits des Etats, ni d'ailleurs aucun membre de la belle et vertueuse "communauté des Etats" demander à l'Italie : de quoi je me mêle ? Et trois jours plus tard, au cœur du pillage pantagruélique de Tirana, Bourrichon et Finaud, la main dans la main, demandent une intervention militaire européenne, donc contre leurs propres administrés : d'autres gueux, deux siècles plus tôt avaient guillotiné leur roi pour la même trahison. Le 14, alors que l'information parle surtout de l'évacuation des Occidentaux, parce qu'elle pousse ainsi l'alternative au bord de la panique, si elle doit les accompagner, notre Brunswick en costume, Vranitzky, approuve en exigeant une police internationale : "C'est le chaos, ils pensent qu'ils peuvent en venir à bout, s'il y a un soutien de l'étranger." Ils : Bourrichon le président, Finaud le premier ministre d'opposition, le comité de Vlorë et les comités qui le soutiennent, le Shik et l'état-major de ce qui reste d'armée, tous ceux qui "estimaient ne pouvoir gérer seuls la situation". Rarement, trop rarement, a-t-on vu en ce siècle, tous les gestionnaires désavoués à tel point que tous ne crient d'abord, et ouvertement, qu'à la police. Et jamais, depuis qu'elle s'est donné ce nom convivial et égalitaire qui est déjà tout un mensonge, la "communauté internationale" n'a été réduite qu'à sa fonction utile : justement, la police.
C'est donc au sommet de la vague, lorsque tous les gestionnaires du monde, d'Europe (qui finance déjà un tiers des dépenses publiques albanaises) et d'Albanie ont trouvé dans la nécessité de monter une opération de police, sans légalité ni raison, sans analyse des causes, du déroulement et des perspectives du soulèvement, que ce soulèvement commence à refluer. Le 15 mars - on se demande bien avec quel argent -, les salaires des militaires et policiers sont triplés : "Il s'agit d'attirer dans l'orbite de la légitimité étatique tous les ions libres", dit un diplomate occidental avec cette rare franchise des situations extrêmes, où le conservatisme fanatique est attesté par le contresens sur l'adjectif libre, qui montre bien que les diplomates d'aujourd'hui sont devenus de pauvres ions. Les 15 et 16 mars, il y aurait eu, si l'on croit la propagande italienne, 4500 Albanais refoulés des côtes italiennes et, en effet, une sorte d'exode endémique semble recommencer. Le 19 mars, autour de Vlorë, les émeutiers se laissent remplacer sur les barrages par la police. Le même jour, l'Italie décrète l'état d'urgence sur toute la Botte, soit par goût fellinien de la dramatisation, soit qu'il se soit passé quelque chose qui serait resté censuré. Le 20, notre Finaud de chef de gouvernement déclare que "Tirana a fait du rétablissement de l'ordre 'une priorité avant même l'envoi d'aide humanitaire'", là non plus, aucune vertu Organisée Non Gouvernementalement pour s'indigner d'un pareil cynisme, qu'on pourrait traduire par : s'ils ne se rendent pas, affamez-les. Et pour bien rassurer le journaflic qui l'interviewe, ce politiflic ajoute qu'"une première prison devrait ouvrir ses portes ce week-end". Le 23 mars, beaucoup de police italienne arrive en éclaireur à Durrës, en faisant semblant de protéger quelques sacs de farine. Le 24, l'aéroport de Tirana est rouvert. Les journaclowns retrouvent leur morgue, courte et économiste : "Razzia d'un peuple au dénuement extrême, trop occupé à survivre pour s'offrir le luxe d'une révolution", ce qui est précisément (au mot razzia près) la définition du petit peuple de la middle class occidentale dont est issu ce Didier François, qui mérite d'avoir son nom ici, comme une des taches les plus honteuses qui ont tenté de souiller la révolte la plus joyeuse de la seconde moitié de cette décennie. Et ils sont nombreux, ceux qui méritent le traitement qu'a subi une journaconne américaine qui s'est prise une balle, ce jour-là, quand on lit : "Des meurtres, des viols et des vols sont signalés de plus en plus fréquemment par la police (...)", ce qui veut dire seulement : la police refait son travail, elle a repris le monopole de la diffamation des mœurs, et toute cette insurrection n'est qu'une banale délinquance à grande échelle. Signalons au passage que pour nous qui n'avons rien contre meurtres, viols, vols en eux-mêmes nous savons parfaitement que lorsque nos ennemis journalistes les dénoncent sur la base de rapports de police invérifiables, c'est uniquement pour calomnier.