Méthode infaillible (a)


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Posted by teleologie.org on April 02, 1999 at 10:04:51 AM EST:











Méthode infaillible pour devenir albanais
quand on est rien (ou moins que rien)






Entre 1990 et 1992 les Albanais avaient acquis le titre enviable de "Terreurs de l'Europe". Dessoudant le plus étroit des Etats staliniens (même devant la Corée du Nord), poussés par les seuls goûts de la liberté et du plaisir, ils avaient entrepris de voyager jusqu'aux limites extraordinairement étroites de la société occidentale, qui parle de plaisir avec ennui, et qui se dit libre parce que policée. On a alors vu l'Etat italien s'ériger en garde-fou d'une misère antialbanaise, mouiller jusqu'au fond de sa Botte, mentir et s'en vanter, s'humilier en humiliant. Avec autant de ruse que de violence, les turbulents albanais furent renvoyés dans leurs frontières d'Etat, où ils se reposèrent sans méditer la suite, mais non sans roter, rire, parler haut.

Depuis, la guerre de Bosnie a servi à miner la route du nord, à l'est Kosovo et Macédoine étaient fermés par le début du match entre l'irrédentisme albanais et sa réaction, l'Etat grec tenait la frontière qui coupe l'Epire au sud, et l'Italie patrouillait à l'ouest, dans le canal d'Otrante. Ces deux Etats occidentaux ont soutenu activement la restauration d'un semblant d'Etat en Albanie, restauration qui s'est surtout matérialisée par quelques stages accélérés de corruption active et passive et par la réactivation d'une police secrète, le Shik, qui ne différait fondamentalement de la police secrète stalinienne que par le nom. Ces deux Etats, qui font profession de démocratie - on ne sait plus trop ce qu'ils entendent par là -, furent ainsi les premiers garants de l'arrivée au pouvoir d'un "démocrate" contre les ex-staliniens, le cardioloque Sali Berisha, sans mettre en avant que ce salaud bourrichon avait été lui-même stalinien tant que sa carrière l'avait exigé, et que les chefs de l'ex-parti stalinien n'étaient pas moins "démocrates" que le bourrichon, puisque leur carrière l'exigeait maintenant. Mais, à l'aide de l'Occident et du Shik - le premier armait le second -, le régime politique de l'Albanie ressemblait à une vraie petite dictature personnelle.

Tout porte cependant à penser que ces petits abus qui devenaient grands ne touchaient pas encore ces Albanais qui étaient devenus des albanais, c'est-à-dire des fêtards repus au franc-parler, qui continuaient leur sieste derrière les barreaux du zoo dont Berisha était le directeur despotique, quoique privé de la distribution des vivres et des plaisirs, donc plutôt despotique avec son personnel qu'avec son fonds de commerce. Il est d'ailleurs improbable que ces albanais n'aient fait que la sieste pendant quatre ans, non qu'ils ne soient pas paresseux à un point agaçant, mais ils sont au moins autant turbulents. L'information occidentale, cependant, qui est la maîtresse absolue et non démocratique de l'information dans le monde, n'apprécie pas qu'on rit de ses valeurs, et en punit les coupables soit par la calomnie, soit comme en Albanie par l'isolation et le silence. Ne pas travailler, forcer l'Europe à les nourrir, découvrir du possible non sans colère, c'est avec cette attitude bien peu conciliante pour l'éthique étriquée de nos informateurs aux culs serrés que les albanais étaient retournés dans le cagibi administré par Salaud Bourrichon. Quoique bien peu offensifs, ils avaient été les seuls ennemis européens de l'ennui dans le monde marchand depuis… depuis je ne me souviens plus quand. Ces gueux auxquels la liberté de circuler est résolument interdite ont bien tenté quelques évasions, non plus spectaculaires et par milliers, mais anonymes et par petites poignées. Mais bon, parmi les 300 000 immigrés (un dixième de la population), un grand nombre est revenu de lui-même, dégoûté par la fadeur du vaste monde, par la lâcheté laborieuse des pauvres qui le peuplent, en particulier en Europe, et par les chicanes et humiliations qu'infligent les gestionnaires, depuis les administrations des douanes jusqu'aux employeurs au noir, qu'on appelle des négriers. Quant aux autres, nous imaginons bien qu'ils n'ont pas tué le temps qu'en racontant leurs exploits de 1991. Leur grasse digestion indolente a sans doute été interrompue par ces accès de fureur et de fou rire qu'ailleurs on appellerait des émeutes, mais qui offensent tellement la vertu de notre information dominante qu'elle préfère leur tourner le dos quand elle ne peut pas activement contribuer à leur tordre le cou. Le seul événement de ce genre qu'elle a laissé filtrer parce que les gueux peuvent y paraître pauvres est la prise d'assaut de l'ambassade des Etats-Unis le 25 mars 1995. Une rumeur avait permis à 500 furieux de supposer que l'on y cherchait des travailleurs immigrés. Mais même les Etats-Unis savent que les albanais sont aux antipodes des travailleurs qu'ils importent pour faire baisser les salaires. Il y eut donc 1 mort ce jour-là, et plusieurs blessés le lendemain, lorsque la foule des assaillants, dont les objectifs avaient sans doute changé, doubla.

Depuis 1978, deux grandes vagues de révolte dans le monde ont secoué nos puces. Elles ont été si brèves et si dures que nous n'avons pas encore compris leur tourbillon fertile. On se rend à peine compte d'un tremblement sous nos pieds, et déjà on se retrouve dans l'intervalle, interminable, mou, sec et sans goût. Peu d'oasis jalonnent cette étendue maussade qui s'est épaissie depuis 1993. Et elles fleurissent dans des coins de la planète et de la société où leur vitalité est empêchée d'extension, par leur propre minuscule ou par leur distance aux capitales du monde. Ainsi, l'insurrection au Bahreïn a-t-elle eu lieu dans une presqu'île close, qui ne compte même pas un demi-million d'habitants ; ainsi, l'insurrection en Indonésie est-elle aussi prisonnière d'avoir lieu dans un archipel, presque aux antipodes des centres d'observation de la planète ; enfin, l'insurrection de 1997 en Albanie a-t-elle pour scène "le pays le plus pauvre d'Europe", aride et laid, en bordure de l'incompréhensible morcellement territorial des Balkans, sans passé ni présent ni futur. Et il nous faudra un jour comprendre si ces révoltes isolées contribuent davantage à la résignation des pauvres ou bien à poser ces célèbres germes invisibles qu'on ne découvre jamais que lorsqu'ils deviennent des fleurs, quelques années plus tard. Si ces révoltes isolées nous apportent peut-être davantage que nous ne l'avouerons jamais, leur isolement joue contre eux, aussi bien dans l'information qui les moule que dans les perspectives dont elles sont trop vite le sommet. En attendant, il faut reconnaître que l'inhospitalière Albanie a été pendant quelques mois le seul territoire ensoleillé de notre monde, précisément à mi-chemin entre Al-Manama et Jakarta.

Un des passe-temps albanais de 1993 à 1996 s'est révélé dans les derniers mois de cette année-là. En français, on appelle ce tour de passe-passe une martingale : vous créez une entreprise capitaliste ; vous recueillez des fonds de particuliers, que vous promettez de rémunérer à 30% par mois ; et vous pouvez tenir votre engagement autant de mois que l'apport de fonds couvre ce que vous versez, plus la part de profit que vous, vos protecteurs fiscaux et tous ceux qui pourraient expliquer ce mécanisme touchent au passage ; ensuite filez vite. Voici comment 'Herald Tribune', fin janvier 1997, décrit le système : "In each case, companies bombarded people with promotions that guaranteed phenomenal returns on their investments - 30 percent a month, in the case of one Albanian scheme. The schemes have typically had a carnival quality : they were not predicated on investing in a new company or real estate, but rather on the magical allure of making money from nothing." Voilà un journashit qui sait évidemment aussi bien que nous tous à quoi sert l'argent qu'il a lui-même déposé à sa banque, parce que sa banque ne fait pas dans le carnaval, pour peu qu'elle ne soit pas le Crédit Lyonnais, et que la transparence de ses investissements est ouverte à ce journasaittout, comme à nous tous. "By Western standards, the schemes are breathtakingly transparent. Pyramid or Ponzi schemes have been a part of the history of the United States and other developped capitalist countries. Most of them outlawed these operations a long time ago, but they continued to crop up in new variations. Strictly defined, a pyramid scheme is an enterprise that rewards initial investors or customers with the money paid in by later customers." "The guarantees of huge profits in Albania were impossible. The promoters offered no explanations for how profits would be made. The advertisements, dwelling on images of fast cars or exotic beach vacations, would raise an immediate red flag in the United States or Western Europe." L'impudente condescendance pour la bêtise des Albanais dans cet article intitulé "Duping the Desperate" n'est qu'une espèce de pose prétentieuse a posteriori, car il a été rédigé après les émeutes de janvier (ce qu'indique d'ailleurs le terme "Desperate" : s'il y a eu des désespérés parmi les dupés albanais, ce n'est pas, comme dans le titre de l'article, des pauvres du désespoir duquel on aurait profité, mais des pauvres qui paraissent désespérés parce qu'ils se mettent en colère une fois qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont dupés). En effet, quelques semaines avant l'émeute, au moment seulement où FMI et Banque mondiale "se sont émus des conditions de rémunérations offertes sur les dépôts détenus par les ménages albanais", alors qu'en conséquence le président Berisha, le 7 octobre 1996, tenait un discours de mise en garde à ses administrés qui ont hué ce rabat-joie sur-le-champ, le journal 'le Monde', plus sérieux tu craquelles, publiait le 19 octobre sous la plume avisée d'Hubert Balaguy, "économiste de banque", une tonalité fort différente : "Reste une énigme. Quelle activité économique rend-elle l'opération de collecte de dépôts profitable pour les sociétés commerciales ? En d'autres termes, quels investissements proposent-ils des taux de rentabilité supérieurs aux taux de rémunération offerts sur les dépôts ? Une première réponse consiste à nier la rentabilité immédiate d'une telle opération de collecte, en privilégiant la thèse de la fuite en avant. C'est la 'martingale', ce que le FMI et la Banque mondiale appellent le 'pyramidal scheme'. Dans une telle hypothèse, les dépôts nouveaux permettent de rembourser les dépôts arrivés à échéance, après perception d'une marge par le collecteur." On voit que ce qui, cent jours plus tard, avec 'Herald Tribune' était devenu une étape vraiment basique de "l'apprentissage du capitalisme" était alors encore une énigme. En effet, "Une seconde réponse consiste à prendre acte du caractère apparemment profitable de l'opération de collecte. Cela revient à supposer qu'il existe, en Albanie, des opportunités d'investissement de nature à engendrer un rendement annuel supérieur, dans les cas extrêmes, à 1350% (si l'on retient le taux actuariel cité plus haut). De telles opportunités existent incontestablement en Albanie, pays économiquement arriéré, sorti au début des années 90 d'un isolement quasi total d'environ un demi-siècle, et ayant connu, de 1989 à 1992, une récession forte et continue (des baisses du PIB de 10% en 1990, 28% en 1991, 10% en 1992). Tout reste à construire ou à reconstruire, dans un pays qui ne possède quasiment pas d'infrastructures. Les ménages étaient, il y a peu encore, dénués des équipements les plus élémentaires d'une société de consommation. Leur revenu est alimenté, en partie, par les transferts des expatriés résidant en Italie, en Grèce ou dans d'autres pays - environ 300 000 Albanais ont quitté le pays entre 1990 et 1994 - et, indirectement, par l'aide multilatérale. Les commerces en tout genre ont donc pu se développer à une vitesse vertigineuse au cours des quatre dernières années, sur fond de frénésie de consommation de la part des ménages relativement solvables, de spéculation immobilière, voire de trafics avec les pays belligérants au cours de la guerre en ex-Yougoslavie - trafic d'essence, entre autres." Voici un économiste de banque, pas même nécessairement le Crédit Lyonnais, qui croit, au même titre que les Albanais dupés, et veut nous faire croire, au même titre que les arnaqueurs albanais, que les pyramides sont viables et fondées ; et c'est parce qu'il est parfaitement conscient de la ressemblance avec la martingale, qu'il est d'autant plus crédible.

Huit ans plus tôt, en France en 1988, je me suis trouvé sollicité pour participer à ce type d'arnaque, appelée alors "l'avion" : chaque "passager", recruté par un "membre d'équipage" versait 200 francs au "pilote", après quoi il devenait membre d'équipage, recrutait six passagers, puis devenait le pilote des passagers de ses passagers et empochait, en principe, trente-six fois sa mise ; et, au même moment, des "avions" identiques planaient chez les cadres de la culture (journalistes, cinéma, publicité), mais avec des mises quinze fois plus élevées. J'avais tenté de comprendre alors le système, et j'avais pris un certain temps pour formuler qu'il était construit sur une croissance exponentielle dont la courbe allait évidemment s'inverser tôt ou tard, laissant les derniers payeurs dupes de tous les encaisseurs. Aucun "red flag" ne fut brandi, et l'illégalité incontestable de ces "avions" ne fut jamais même évoquée lors des fiévreuses réunions style Tupperware rénové où le système ne s'expliquait qu'à travers ses bénéfices et sa convivialité. Je fus stupéfait de voir ces petits employés comme moi ne jamais essayer de connaître la logique de l'ensemble du système et croire qu'ils allaient réaliser d'importants profits sur quelque mystérieuse faille du système financier, probablement liée à l'énergique solidarité entre quelques bons amis décidés, dont eux. Mais le plus étonnant était que ma courte et simple démonstration du fonctionnement de la pyramide fut mal accueillie, non pas parce qu'elle mettait en fâcheuse posture ceux qui nous recrutaient, mais parce qu'elle rompait l'ensemble du charme, qui était dans la fièvre des fantasmes de profits incroyables, et de la complicité soudaine et passagère de particuliers qui avaient alors l'impression de s'entraider avec une générosité payée en retour. Et, apprentissage de l'économie capitaliste ou pas, comme en Albanie et pratiquement au même moment, les pauvres de France payaient alors pour un moment qu'ils passaient ensemble à s'enivrer de fortune hypothétique, et il reste discutable que ce soit là leur argent le plus mal placé.

D'ailleurs, à chaque fois que le capitalisme génère un filon de gros profits, les rationalistes ne manquent pas d'en faire le procès. Parfois ils ont tort, l'irrationnel devient le rationnel, la spéculation boursière en offre d'innombrables exemples, parfois ils gardent raison, après la faillite, et se vantent hautement de leur lucidité, dont ils soulignent eux-mêmes alors la trivialité, comme 'Herald Tribune'. Mais je pense qu'on commet la même erreur que moi en démontant "l'avion" si on ne tient pas compte que le vrai bénéfice de ce type de frénésie n'est que figuré par le profit en argent, parce qu'il est dans le plaisir électrique, plein de fétichisme, de magie, de communication ; d'ailleurs c'est évidemment parce que j'ai pris un plaisir proche du vertige à démonter le vertige, par goût du négatif, que j'ai exposé le mécanisme du système, bien davantage que pour éviter aux autres petits employés sollicités la perte d'une petite somme, et l'humiliation d'une désillusion. Les pyramides albanaises, qui ont donc servi de prétexte à l'insurrection, ne sont qu'une forme d'expression de cette turbulence gueuse qui distinguait les albanais, et comme l'a montré leur haine de Berisha dès son discours du 7 octobre, c'est d'avoir arrêté le jeu qui lui a été reproché ; et en se soulevant, les albanais n'ont que transposé le même goût intense de la vie et de la communication, d'un jeu achevé, la martingale, à un jeu ouvert, l'insurrection. L'ensemble de la société capitaliste est d'ailleurs elle-même construite sur une somme de spéculations, d'irrationalités, et quiconque se dit économiste, quiconque croit en ce système, devrait être pour les mêmes raisons traité avec la même condescendance que les Albanais par 'Herald Tribune'. La société capitaliste en entier est elle-même une martingale, une pyramide, un Ponzi scheme. Je pense que sa critique n'est pas possible si l'on n'y tient pas en compte le plaisir de participer dans la frénésie de cette arnaque, en tout cas si l'on résigne au moment de la faillite, comme les petits employés et cadres français en 1988, au lieu de transposer cette frénésie dans un autre jeu, comme les albanais de 1997. Il est vrai que ces albanais ont l'avantage sur les défenseurs de la société capitaliste d'être capable de changer assez facilement de jeu favori, parce qu'ils n'ont pas cette crispation aigre et intransigeante sur la moindre sottise qui leur fait plaisir, comme les raisonnables gestionnaires de notre planète, ou leurs employés, moins raisonnables, mais plus soumis.



C'est le 15 janvier 1997, lorsque s'effondre la société financière de Souda (qui n'est alors portraiturée que comme une grosse gitane semi-illettrée qui lit l'avenir dans une boule de cristal - comme si ce n'était pas le descriptif précis de nombreux chefs d'entreprise respectables de notre société, et comme si une apparence aussi suspecte aurait forcément mis la puce à l'oreille de tout épargnant non désespéré, ou qui bénéficie de deux siècles d'apprentissage capitaliste), qu'a lieu, à Tirana, la première émeute de dupes aux cris de "Sali Berisha, vous êtes un voleur ! A bas la dictature !". La vieille salope qu'est Ismaël Kadavré dira des albanais - auquel il est aussi étranger qu'un Bourdieu aux gueux de banlieue ou qu'un Mike Davis aux gangs de Los Angeles - que c'est "un peuple fatigué, qui mérite de vivre et non de continuer à mourir" et que la seule chose qui intéresse ce peuple "est que l'Albanie soit gouvernée de façon sérieuse". On appelle "syndrome de De Gaulle" lorsqu'un homme public prétend parler de l'unité commune identitaire qu'il revendique pour ne parler en fait que de lui-même. C'est bien entendu Kadavré qui continue de mourir, qui pense qu'il mérite de vivre (probablement par les niaiseries qu'il a écrites), et qui ne s'intéresse qu'à un gouvernement sérieux. Rien d'étonnant : cet exilé de luxe, pour qui les frontières se sont toujours ouvertes tant il ne les menaçait en rien, ressemble davantage aux floués de "l'avion" en France, qui ne se sont pas révoltés lors du crash, qu'aux albanais qui n'ont pas encore fait cet "apprentissage" de l'économie de marché et de la démocratie par-dessus le marché, qui n'est que l'apprentissage de la résignation. Et on sent se hérisser toute la connerie du vieillard médiatisé lorsqu'il témoigne, et il témoigne beaucoup et souvent : "Je l'avais senti à cause de la radicalisation de la pensée, une violence verbale, un langage inacceptable dans la presse. Auparavant, l'offense verbale dans le code coutumier était passible de peine de mort ; après, tout le monde a commencé à parler contre tout le monde. J'ai pensé que cette violence privée allait prendre des proportions colossales." Quel tarin !

Cependant, l'émeute du 15 janvier est restée presque ignorée des médias occidentaux, qui ne s'attendaient pas, eux, à ce que la violence privée prenne des proportions publiques ; et celle du 16 à Vlorë, où 2000 manifestants attaquent la mairie, n'est pas davantage évoquée. La première manifestation qui intéresse l'information occidentale est celle du 19 janvier à Tirana parce que l'opposition politique, le parti socialiste, y tente de raccrocher son wagon à la queue du mouvement, c'est-à-dire à la tête du cortège. Dans une manifestation qui peut devenir émeute, c'est souvent comme au rugby : les défenseurs sont devant, les attaquants partent de derrière et débordent sur les ailes. Mais ce jour-là n'est pas une émeute, parce qu'on ne peut pas appeler ainsi l'attaque par la police d'une manifestation passive, affaiblie par la présence ostentatoire de politiciens, même si elle était interdite.

En Albanie, depuis 1992, deux partis se partagent le discours politique : le PDA de Berisha, qui fait profession d'anticommunisme primaire et viscéral, et l'ex-parti communiste, le PSA, qui tente de montrer combien il est maintenant libéral et occidental. De ces deux fractions occidentalisées de l'ancien régime stalinien, le PD est le plus incisif, puisqu'il commence à éliminer le PS (dont le chef, Fatos Nano, est en prison pour une accusation de corruption plus que douteuse), et bénéficie du Shik et du soutien italo-grec, c'est-à-dire mondial. Le PS, en challenger, a donc pensé profiter de la colère, lors de l'effondrement de la pyramide Souda, pour en accuser le PD, qui aurait largement soutenu (au sens souteneur) les arnaqueurs. Ramener la dispute albanaise dans le verre d'eau de la politique institutionnelle n'a pas tant servi aux politiciens albanais qu'aux informateurs occidentaux, qui ont abrité leurs rapports derrière cette diversion classique, et c'est la seule caractéristique plate et vieillotte qui a paru dans le mouvement subséquent.

Le 23 janvier, une semaine après ce second jour d'émeute à Vlorë, le gouvernement, prenant note de la faillite de deux des principales "sociétés d'investissement" comme on les appelle, Xhaferi et Populli, interdit toutes les sociétés pratiquant les systèmes de pyramides. Mais c'est trop tard : le 24 janvier, 2000 manifestants mettent le feu à la mairie de Lushnjë, 12 policiers sont blessés, et le ministre des Affaires étrangères, Tritan Shehu, président du PDA de Berisha, est pris en otage et copieusement baffé. Le lendemain, 25 janvier, des émeutes ont lieu dans neuf villes, dont Tirana, Vlorë, Lushnjë, Patos. Partout on attaque les bâtiments publics, parce que partout les responsables publics sont tenus pour les délégués, non de la rue, mais des fraudeurs. Et le 26, à Tirana, la police menacée (84 policiers blessés) est contrainte de tirer en l'air pour disperser 20 000 manifestants, de nouveau conduits par l'opposition, qui ne cherche déjà qu'à les éconduire. Le gouvernement s'engage à rembourser les spoliés et renforce les pouvoirs du président, qui s'avère une petite gouape bornée dont la phobie de l'opposition a relégué hors de portée la lucidité analytique. Le 28, il fait manifester 5000 à 10 000 de ses partisans dans la capitale, et dès le lendemain commence une razzia policière parmi les militants de l'opposition, dont 200 sympathisants sont sauvagement tabassés par la police. Le PSA affaibli n'en continue pas moins de se comporter comme le fusible de l'Etat : le 30 janvier, il fonde un "Forum pour la démocratie", qui est l'alliance de cet ex-parti stalinien relifté avec six autres petits partis d'opposition, qui seront ainsi maintenus dans l'insignifiance, mais maintenus.

Les derniers jours de janvier et les premiers de février sont plus calmes, et c'est à ce moment-là que l'information occidentale fait ses "non-mais-j'te-jure", ses hochements de tête "c'était-quand-même-prévisible" et ses yeux au plafond "quand-même-qu'est-ce-qui'-sont-naïfs-je-rêve". Les commentaires tournent autour de "folie collective", "l'Albanie liquide sa folie capitaliste", "cinq années d'hystérie collective bâtie autour d'un mensonge", comme si le capitalisme n'était pas une folie collective, comme si la folie capitaliste ne continuait pas après la liquidation des pyramides, et comme si l'hystérie et le mensonge n'étaient réservés qu'aux pyramides albanaises, et non pas à toutes les Bourses sur toutes les "places financières". Grossièrement, l'information dit : l'abus était tellement gros qu'il faut être un peu con, enfin il y a eu des émeutes, bonnes douches froides, mais maintenant c'est terminé, retour au travail, et la note va être salée. Et 'le Monde', toujours aussi Balaguy, c'est-à-dire impeccablement à côté de la plaque, titre une interview avec Salaud Bourrichon : "Il n'y aura ni instabilité économique ni instabilité politique". Puisque je vous le dis !

Le 5 février est à la fois le jour où le gouvernement commence, non sans démagogie, à rembourser "les plus démunis" des lésés et où l'on peut lire, dans les mêmes journaux, combien les albanais ont adopté le mode de vie rêvé des situationnistes : "Nous sommes devenus un peuple qui ne travaille jamais et vit dans les cafés." Mais c'est aussi le jour où la société Gjallica fait faillite à son tour, et comme c'est la plus grosse des pyramides, et comme elle est connue pour être sucée par le PD, les gueux de Vlorë sortent des cafés et attaquent la police, bien surprise de se voir tirer dessus à balles réelles après les insultes et les pierres. On ne connaît malheureusement pas le détail de ce qui s'est passé à Vlorë ce jour-là et on n'en sait guère davantage sur les émeutes des 6 et 7 février 1997. Mais le 8, c'est à nouveau l'affrontement et, à Tirana, la police antiémeute bastonne la foule éconduite et conduite par l'opposition. Le 9 février, maintenant que les émeutiers de Vlorë sont passés de 2000 à 10 000, ils attaquent les commissariats : il y a un premier mort (la cause du décès sera "crise cardiaque", ce qui est évidemment du meilleur humour noir pour une manifestation contre un chef d'Etat qui est justement cardiologue de profession !)

Au bout de cinq jours d'émeute consécutifs, généralement, l'Etat prend la mesure d'une telle agitation. A Vlorë, ce sont les émeutiers qui ont pris la mesure de l'Etat. Le 10 février, sixième jour d'émeute, les affrontements commencent à coups de pierres dès la matinée. 50 policiers capturés sont obligés de se déshabiller, leurs casques et boucliers brûlés, humiliez ceux qui vous humilient. Les manifestants dressent des barrages tout autour de la ville. Tous les immeubles où des forces de l'ordre sont retranchées sont assiégés. L'Etat a perdu Vlorë. L'émeute est devenue une insurrection. A la fin de la joyeuse journée du 10 février, qui a fait 3 morts et 136 blessés, "La ville est contrôlée par les émeutiers", ce qui veut dire qu'elle n'est plus contrôlée par quiconque. Le gouvernement consterné reste sur son anticommunisme basique en accusant on ne sait quelle "extrême gauche", pendant que l'opposition plus lèche-botte que jamais du démocratisme à l'occidentale réclame la formation d'un gouvernement de "techniciens" d'on ne sait quoi.

Les 11 et 12 février, les émeutiers de Vlorë vérifient la libération de leur ville : ils sont 30 000 aux funérailles du premier manifestant tué l'avant-veille, dont plusieurs milliers ayant fait en cortège les quarante kilomètres depuis la ville de Fier. Le siège du parti démocratique est détruit. Et les coupables ne sont pas les membres du parti socialiste, comme le reconnaît l'information occidentale, qui pourtant partage l'anticommunisme primaire de Berisha : "Il semblerait au contraire que le Parti socialiste et ses alliés, réunis au sein d'un forum pour la démocratie, aient des difficultés à canaliser le mécontentement du peuple albanais à leur profit." Toutes les nouvelles vont maintenant dans le sens d'inquiéter profondément la middle class, dont cette information est elle-même l'épicentre social et idéologique : " (…) une ville livrée à elle-même et soumise au saccage de groupe de jeunes gens tandis que les policiers se débarrassaient précipitamment de leurs uniformes". Les 13 et 14 février, il y a encore des affrontements à Vlorë, mais dont les contours s'estompent, alors qu'on apprend qu'on se bat à Fier, dont le nom mérite maintenant d'être lu en français. Et, à Tirana, la police est obligée de combattre pour obtenir la dispersion de 5000 manifestants.

Puis, c'est le silence. Alors qu'une ville de 70 000 habitants - la cinquième en importance (après Tirana, Durrës, Elbasan et Shkodër) d'un Etat dont les habitants viennent de déculotter puis de chasser les représentants, qui n'ont pas trouvé les ressources pour la reprendre - s'est autonomisée, l'information occidentale n'en parle plus. L'omnipotence de cette information dans notre société ne se lit nulle part mieux que là : on se dit qu'il y a donc eu erreur, incompréhension, optimisme hâtif. Un fait aussi énorme ne peut tout de même aboutir à l'indifférence. Par conséquent, l'insurrection n'aura été qu'une émeute, la victoire sur la police aura été éphémère, un ou deux soirs, voire quelques heures, et nous devons à quelques distorsions sensationnalistes ou à une lecture subjective d'avoir cru qu'un mouvement majeur avait commencé. En effet, les jours suivants, l'information se retire à nouveau de l'Albanie comme une petite bite se retire d'un mauvais coup, et se penche sur une partie plus suggestive pour ses pervers fantasmes, le procès de l'ex-Gorbatchev local, Ramiz Alia, qui commence le 18 février ; et cette information a même le culot prophylactique d'imprimer l'avis de cet ex-stalinien qui a compris que son procès "vise à détourner l'attention de l'opinion de la grave crise qui secoue le pays". Car dans l'information dominante, rapporter la dénonciation d'une diversion peut soutenir cette diversion, et mettre une vérité dans la bouche d'un menteur notoire transforme cette vérité en mensonge notoire.











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