Posted by Randal on March 14, 1999 at 11:08:03 AM EST:
[Illustration de la conférence du professeur Bouveresse [Où Ulrich donne une leçon de statistique
par la manière dont un ingénieur mécanicien
qui est aussi ingénieur de l'âme
utilise des notions mathématiques
dans un roman de pensée.]
à une malheureuse jeune fille]
"Vous rappelez-vous encore l'histoire que je vous avais racontée à propos de la Lune? lui demanda-t-il. Je voudrais pour commencer, vous en confier une autre du même genre.
- Vous allez de nouveau me débiter des mensonges! repartit Gerda.
- Autant qu'il me sera possible, non! Vous vous souvenez sans doute, par les cours que vous avez suivis, comment les choses se passent quand on aimerait savoir si un phénomène relève ou non d'une loi? Ou bien on a d'avance ses raisons de le croire, comme par exemple en physique et en chimie, et même si les observations ne donnent jamais la valeur cherchée, elles n'en restent pas moins, de quelque manière, dans les parages, de sorte qu'on peut calculer cette valeur à partir d'elles. Ou bien on n'a pas ces raisons, comme c'est souvent le cas dans la vie, et on se trouve devant un phénomène dont on ne sait pas exactement s'il relève de la loi ou du hasard: alors, le problème humain devient passionnant. On commence par transformer sa pile d'observations en pile de chiffres; on établit des classes (quels nombres se situent-il entre telle ou telle valeur, entre telle valeur et la suivante, et ainsi de suite?) et l'on en tire des lois de répartition: on constate alors que la fréquence du phénomène présente, ou ne présente pas, des variations systématiques; on obtient une distribution stationnaire, ou loi de distribution, on calcule l'écart moyen, la déviation par rapport à une valeur quelconque, l'écart médian, l'écart moyen quadratique, l'écart type, la fluctuation, et ainsi de suite, et c'est à l'aide de toutes ces notions que l'on examine le phénomène donné."
Ulrich débita cela sur un ton d'explication tranquille, et il eut été malaisé de dire s'il voulait ainsi se donner le temps de réfléchir d'abord ou si l'amusait d'hypnotiser Gerda par sa science. Gerda s'était éloignée de lui; elle était assise dans un fauteuil, inclinée en avant, les yeux à terre: son effort d'attention lui dessinait une ride entre les sourcils. Quand quelqu'un parlait avec cette objectivité et faisait appel à l'ambition de son intelligence, sa mauvaise humeur était effarouchée; elle sentait fondre l'assurance que celle-ci lui avait donnée un instant. Elle avait fréquenté la Realgymnasium et aussi passé quelques semestres à l'Université; elle avait effleuré toutes sortes de connaissances nouvelles qui débordaient les vieux cadres du classicisme et de l'humanisme traditionnels; une telle éducation semble à beaucoup de jeunes gens d'aujourd'hui tout à fait impuissante, alors que les Temps nouveaux sont devant eux comme un nouveau monde dont le sol ne peut pas être travaillé avec les anciens outils. Elle ne savait pas à quoi tendait ce que disait Ulrich; elle le croyait parce qu'elle l'aimait, et ne le croyait pas parce qu'elle avait dix ans de moins que lui et appartenait à une autre génération, qui se jugeait encore intacte; ces deux sentiments se mêlaient d'une manière extrêmement confuse, tandis qu'ils continuaient à parler. "Maintenant, poursuivit-il, il y aussi des observations qui ont toutes les apparences d'une loi naturelle sans se fonder pourtant sur quoi que ce soit que l'on puisse considérer comme telle. La régularité des séries statistiques est quelquefois aussi grande que celle des lois. Vous connaissez sûrement ces exemples pour les avoir entendus à quelque cours de sociologie. Par exemple, la statistique des divorces en Amérique. Ou le rapport entre les naissances de garçons et celles de filles, qui est, de toutes les proportions, l'une des plus constantes. Vous savez aussi qu'un nombre sensiblement constant de conscrits tente chaque année d'échapper au service par la mutilation volontaire. Ou encore, qu'une fraction à peu près invariable de l'humanité européenne se suicide annuellement. De même, le vol, le viol, et, autant que je sache, la faillite, présentent chaque année à peu près la même fréquence..."
Là, l'opposition de Gerda tenta de se manifester. "Vous voulez sans doute m'expliquer le progrès? " s"écria-t-elle en s'efforçant de rendre sa question aussi sarcastique que possible. "Mais naturellement! repartit Ulrich sans se laisser démonter. On appelle ça, un peu obscurément, la loi des grands nombres. Par quoi l'on peut dire à peu près que, si un homme se tue pour telle raison et un autre pour telle autre, dès qu'on a affaire à un très grand nombre, le caractère arbitraire et personnel de ces motifs disparaît, et il ne demeure... précisément, qu'est-ce qui demeure? Voilà ce que j'aimerais vous entendre dire. Ce qui reste, en effet, vous le voyez vous-même, c'est ce que nous autres profanes appelons tout bonnement la moyenne, c'est-à-dire quelque chose dont on ne sait absolument pas ce que c'est. Pemettez-moi d'ajouter que l'on a tenté d'expliquer logiquement cette loi des grands nombres en la considérant comme une sorte d'évidence. On a prétendu, au contraire, que cette régularité dans des phénomènes qu'aucune causalité ne régit ne pouvait s'expliquer dans le cadre de la pensée traditionnelle; sans parler de mainte autre analyse, on a aussi défendu l'idée qu'il ne s'agissait pas seulement d'événements isolés, mais de lois, encore inconnues, régissant la totalité. Je ne veux pas vous ennuyer avec les détails, d'autant que je ne les ai plus présents à l'esprit, mais personnellement, il m'importerait beaucoup de savoir s'il faut chercher là-derrière quelque mystérieuse loi de la totalité ou si tout simplement, par une ironie de la Nature, l'exceptionnel provient de ce qu'il ne se produit rien d'exceptionnel, et si le sens ultime du monde peut être découvert en faisant la moyenne de tout ce qui n'a pas de sens! L'une ou l'autre de ces deux conceptions ne devrait-elle pas avoir une influence décisive sur notre sentiment de la vie? Quoi qu'il en soit, en effet, la possibilité d'une vie ordonnée repose tout entière sur cette loi des grands nombres; si cette loi de compensation n'existait pas, il y aurait des années où il ne se produirait rien, et d'autres où plus rien ne serait sûr; les famines alterneraient avec l'abondance, les enfants seraient en défaut ou en excès et l'humanité voletterait de côté et d'autre entre ses possibilités célestes et ses possibilités infernales comme les petits oiseaux quand on s'approche de leur cage.
- Tout cela est-il vrai? Demanda Gerda, hésitante.
- Vous devez le savoir vous-même, non?
- Bien sûr; du moins en ai-je quelques vagues notions de détail. Mais si vous pensiez à cela il y a un instant, quand tout le monde se disputait, je n'en sait rien. Ce que vous disiez du progrès semblait n'être destiné qu'à les irriter tous.
- C'est ce que vous imaginez toujours. Mais que savons-nous de notre progrès? Rien du tout! Il y a tant de possibilités d'être pour les choses, et je viens de vous en citer encore une.
- Possibilités! C'est ainsi que vous pensez toujours. Jamais vous n'essaierez de vous demander comment les choses devraient être!"
[Musil, HSQ, Seuil, I-582]