Impostures intellectuelles


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Posted by Randal on March 11, 1999 at 05:57:16 AM EST:



IMPOSTURES INTELLECTUELLES

IMPOSTURES INTELLECTUELLES


Alan Sokal et Jean Bricmont.


Éditions Odile Jacob, 1997.


Épstémologie


Didier Nordon


Pour la science, janvier 1998


 C'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises", écrit La Bruyère dans le chapitre des Caractères consacré aux "ouvrages de l'esprit". Contrairement à ce que sous-entendent J. Bricmont et A. Sokal, quelque peu flagorneurs à l'égard des Français, notre tradition ne se résume pas aux Lumières. Un type de fadaise fort goûté chez nous est l'amphigouri, la préciosité : les "postmodernes" dénoncés dans Impostures intellectuelles s'inscrivent à la suite d'une longue lignée. Comment se fait-il que proférer des propos abscons soit un procédé efficace pour s'attirer les suffrages du public? Question centrale, que A. Sokal et J. Bricmont ne posent pas. Dommage!


Leur ouvrage est essentiellement consacré à dénoncer les non-sens commis par certains penseurs lorsqu'ils recourent aux "sciences dures". Les rodomontades mathématiques de Jacques Lacan, l'utilisation inepte de la logique par J. Kristeva, la suffisance de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, le fourre-tout fantasque auquel se réduisent les connaissances scientifiques de Luce Irigaray sont repérés avec une féroce précision. Travail de démystification, toujours bien venu face aux coups de bluff. Mais à qui A. Sokal et J. Bricmont s'adressent-ils? Cela fait belle lurette que ceux qui veulent bien savoir savent à quoi s'en tenir sur le génie mathématique de Lacan. Le problème est ceux qui ne veulent pas savoir. C'est eux qu'il faudrait convaincre. Il ne semble pas que cet objectif soit atteint : en réaction au livre de A. Sokal et J. Bricmont, on voit, du "côté littéraire", s'esquisser une défense corporatiste bien plus qu'un début d'autocritique.


C'est que leur livre a beaucoup de défauts. D'abord, à collecter et à mettre bout à bout des passages absurdes tirés d'auteurs souvent ennuyeux, ils obtiennent un livre qui, lui-même, n'est pas folichon. Surtout que, après chaque citation, le commentaire commence presque invariablement par : "tout ceci ne veut rien dire". Autre défaut : A. Sokal et J. Bricmont se placent en donneurs de leçons. Certes, les penseurs qui disent n'importe quoi sur les mathématiques ou sur la physique ne l'ont pas volé ; en outre, Impostures intellectuelles fait un effort appréciable pour présenter le plus clairement possible les notions utilisées le plus obscurément possible par les postmodernes. N'empêche : le lecteur non scientifique se trouve face à deux autorités. D'un côté, Lacan ou J. Kristeva ; de l'autre, A. Sokal et J. Bricmont, et il est bien obligé de s'en remettre soit aux premiers, soit aux seconds, bref de se soumettre à une autorité. J'avoue ne pas voir comment nos auteurs auraient pu résoudre cette difficulté.


Quoique A. Sokal ait entamé sa carrière médiatique par un canular, le livre qu'il propose avec J. Bricmont manque étonnamment d'humour. Il y a dedans ample matière à rire, pourtant. Par exemple, A. Sokal et J. Bricmont critiquent Bruno Latour, qui prétend ne pas voir de différence entre science et mythe ; ils soupçonnent que cette esquive lui permet de parler des sciences sans rien comprendre de leur rationalité interne. D'accord, mais pourquoi enrager? Soyons beaux joueurs, et goûtons en connaisseurs le tour de force réalisé par B. Latour. Quoi! Philosophe de formation, il fait l'impasse sur une question décisive dans toute réflexion sur les sciences - celle de la vérité - et il parvient au statut d'autorité reconnue! Ce n'était pas gagné d'avance. Et Lacan qui a fait faire des mathématiques à des cohortes entières de fans qui n'y comprenaient rien et qui, probablement, les détestaient : n'est-ce pas un peu farce? Régis Debray aussi est un grand comique : il applique le théorème de Gödel à la science politique. Cette facétie lui vaut l'admiration sans borne de ce penseur entre les penseurs qu'est Michel Serres. Dans un inoubliable numéro d'asinus asinum fricat, dûment rapporté par A. Sokal et J. Bricmont, M. Serres juge "décisif l'apport de Gödel-Debray"! Plus pessimiste sans doute que les auteurs d'Impostures intellectuelles, je crois que les boursouflés mourront, mais jamais la boursouflure. L'humour de Molière n'a pas mis fin à la préciosité, le sérieux de A. Sokal et J. Bricmont n'y réussira pas mieux. Tant qu'à faire, rions plutôt.


Rions - mais à une condition : savoir également rire de nous-mêmes, scientifiques. Une critique qui ne contient pas une part d'autocritique a plus de chances de braquer les personnes visées, de les figer sur leurs positions que de faire avancer le débat. R. Debray fait n'importe quoi avec la logique? Certes, mais que penser de logiciens dont les recherches sont si abstraites que toute utilisation autre que la leur est quasi immanquablement vouée au contresens, sinon au non-sens? A. Sokal et J. Bricmont notent que les mathématiciens sont, dans l'ensemble, indifférents aux travaux des logiciens sur les fondements des mathématiques, mais ils omettent d'en tirer une conclusion : l'une au moins de ces deux professions fait erreur. Soit les logiciens, embarqués dans des considérations qui n'éclairent aucune lanterne, pas même celle de leurs frères mathématiciens. Soit les mathématiciens, qui se prétendent rigoureux, mais bâtissent sur le vide.


Reprocher aux philosophes post modernes de ne pas comprendre ce qu'écrivent leurs collègues? À la bonne heure, mais dites-moi : les mathématiciens se comprennent-ils les uns les autres? Critiquer l'emphase avec laquelle certains philosophes s'emparent de la théorie du chaos et prennent le mot "chaos" dans un sens apocalyptique qui n'est pas le sien dans ladite théorie? Très juste, mais ne faudrait-il pas s'interroger d'abord sur le bien-fondé de l'attitude des scientifiques qui ont emprunté ce mot usuel, très lourd de sens?


Rejetant vigoureusement les vues extrêmes dépourvues de tout bon sens, défendues par les tenants du solipsisme ou du scepticisme radical, A. Sokal et J. Bricmont écrivent : "La démarche scientifique n'est pas radicalement différente de l'attitude rationnelle dans la vie courante ou dans d'autres domaines de la connaissance humaine", et ils déduisent : "On peut avoir de sérieux doutes sur toute philosophie des sciences dont on s'aperçoit qu'elle est manifestement erronée lorsqu'elle est appliquée à l'épistémologie de la vie quotidienne." Voilà ce qui s'appelle ne pas manquer d'audace. Depuis des décennies, sinon des siècles, le divorce entre la science et l'expérience quotidienne est consommé. Un problème épineux posé aux sciences est de savoir si elles n'exagèrent pas dans leur refus du sens commun. A. Sokal et J. Bricmont eux-mêmes, un peu plus loin, dans le passage consacré à la théorie de la relativité, insistent sur le fait que cette théorie décrit des phénomènes contre-intuitifs, et que les philosophes seraient bien inspirés d'admettre et de comprendre ce caractère contre-intuitif avant de prétendre critiquer la relativité : il y a une contradiction "entre la relativité et une extrapolation naturelle, mais (nous le savons maintenant) erronée de notre expérience quotidienne". Ainsi, ils pulvérisent ce qu'ils affirmaient précédemment. Si A. Sokal et J. Bricmont sont amenés à préparer une édition revue et augmentée d'Impostures intellectuelles, ils connaîtront le plaisir de pouvoir s'inclure dans leur propre livre.






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