Debord et le centre du monde


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Posted by Le Manach on January 16, 1999 at 11:11:28 AM EST:

Guy Debord et le «centre du monde »

Yves Le Manach

Artichauts de Bruxelles, volume 30, février 1998

1.PERSISTANCE D’UNE QUESTION

Dans sa Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle (1979) Guy Debord écrivait : « Sans doute, une théorie générale calculée pour cette fin (ébranler réellement une société établie) doit-elle d’abord éviter d’apparaître comme une théorie visiblement fausse ; et donc ne doit pas s’exposer au risque d’être contredite par la suite des faits. Mais il faut aussi qu’elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il faut donc qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant en en ayant découvert la nature exacte. La théorie du spectacle répond à ces deux exigences. »
Il ne suffit pas qu’une théorie démystifie la nature exacte de la domination, il faut aussi que les dominés s’en emparent. De ce point de vue, tout nous démontre que Debord n’a pas mis à nu le centre du monde. Sinon nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. La seule question pertinente reste celle J.-P. Voyer : pourquoi, en dépit de la théorie du spectacle, les pauvres ne se révoltent-ils pas ? Question à laquelle on peut en ajouter une autre : quel est l’intérêt des théories ?
Il n’en reste pas moins que la question du centre du monde obsédait Debord puisqu’il éprouva le besoin de reprendre son texte de 1979 en conclusion du dernier livre paru de son vivant : La mauvaise réputation (1993), en l’agrémentant du commentaire suivant : « Pour raviver les regrets de ceux qui n’ont pas compris au juste moment, j’ajouterai que ce qu’il y avait de plus admirable dans la citation que j’évoque maintenant tenait dans la terrible vérité de ce mot : le centre même du monde existant. » Nous verrons au chapitre 5 que la terrible vérité se doublait d’une terrible ambiguïté.

2. A L’ORIGINE, LE CENTRE ETAIT A CANNES

La première fois, à ma connaissance, que l’on trouve une référence à un «centre du monde » dans la littérature lettriste ou situationniste est un compte-rendu d’une dérive menée par Debord et Gil J. Wolman, daté du mardi 6 mars 1956 : Relevé d’ambiances urbaines au moyen de la dérive. (Les Lèvres Nues, n° 9, Bruxelles, novembre 1956).
Suite à une dérive qui les mena des la rue des Jardins-Paul, dans le quatrième arrondissement, au pied de la rotonde de Claude Nicolas Ledoux (dont le charme s’accroît singulièrement du fait du passage, à très proche distance, de la courbe du métro suspendu), Debord écrivait : « En étudiant le terrain, les lettristes croient pouvoir conclure à l’existence d’une importante plaque tournante psychogéographique -– la rotonde de Ledoux en occupant le centre – qui peut se définir comme une unité Jaurès-Stalingrad, ouverte sur au moins quatre pentes psychogéographiques notables (canal Martin, boulevard de la Chapelle, rue d’Aubervilliers, canal de l’Ourq), et probablement davantage. Wolman rappelle à propos de cette notion de plaque tournante le carrefour qu’il désignait à Cannes, en 1952, comme étant le centre du monde. »
Wolman peut donc être considéré comme celui qui a introduit la notion de centre du monde dans le milieu de l’avant-garde artistique des années cinquante.
Les lettristes relevèrent l’existence de failles et de fractures dans l’unité du tissus urbain ; certains points d’une ville pouvaient être au centre de plusieurs de ces failles. L’intervention consciente et volontaire en de tels lieux où s’exacerbent les contradictions sociales pouvait permettre de créer une certaine ambiance, voir même une certaine pagaille. Pourtant, ces centres, même s’ils ont en tant que centres psychogéographiques, un rapport certain avec la domination, ne désignent nullement le centre même du monde existant.

3. L’AGE D’OR DU «centre »

C’est dans le synopsis de son film Critique de la séparation (1) (1961) que Debord a apporté la plus grande précision sur cette question du centre et sur l’usage que l’on pouvait en faire : « La seule aventure, disons-nous, c’est contester la totalité, dont le centre est cette façon de vivre, où nous pouvons faire l’essai mais non l’emploi de notre force ».
Si l’on accepte que totalité et monde jouent, dans la sociologie situationniste, le même rôle de valeurs dialectisantes et peuvent parfois être synonymes, on doit aussi accepter que Debord aurait tout aussi bien pu écrire : la seule aventure, c’est de contester le monde dont le centre est cette façon de vivre…
La branche maternelle de ma famille est originaire de Chambon dans le Berry, à quelques kilomètres seulement de Bruère-Allichamp habituellement considéré comme le centre géographique de la France. En toute modestie je pense donc être quelque peu qualifié en ce qui concerne les questions de centre. Je me permettrais donc d’avancer les postulats suivants, propre à prolonger la pensée du jeune Debord :
1) Le centre du monde ce n’est pas seulement cette façon dont nous vivons, c’est aussi cette façon dont nous sommes obligés de vivre.
2) Le centre du monde ce n’est pas seulement cette façon dont nous vivons et cette façon dont nous sommes obligés de vivre, c’est aussi, surtout, cette façon dont nous acceptons de vivre.
3) Dès lors la dissolution du centre du monde ne peut être comprise qu’en tant que refus de la façon dont nous vivons et que nous acceptons.
J’aime bien cette hypothèse, elle sous-entend que le centre du monde ne nous est pas totalement étranger. Pour le dissoudre il suffirait que nous changions notre façon de vivre. On peut dire que le centre du monde est l’expression de notre soumission et que toute action que nous pouvons exercer sur nous est une action contre le monde et son centre. La lutte contre le centre ne se pose pas en terme de lutte de classe, comme si le centre nous était étranger, mais en terme d’engagement personnel, en terme de désobéissance.
En dépit des apparences, le monde dont nous pensons être à la périphérie ne nous est nullement extérieur, il nous traverse. Le changement du monde qui peut paraître lointain, voir improbable est, d’une certaine façon, déjà là en nous, dans notre capacité potentielle à dissoudre des manières de vivre qui nous déplaisent.
Debord, qui atteignait alors son rendement intellectuel maximum, écrivait dans le même synopsis, avec implicité des choses bien conçues (ensuite il sombrera dans un style parodique propre à toute décadence intellectuelle) : « tout équilibre existant est remis en question chaque fois que des hommes inconnus essaient de vivre autrement. »

4. REGRESSION DU « CENTE »

Sous l’autorité de Debord, la notion de centre du monde connut un développement régressif dans l’activité de l’Internationale Situationniste.
Dans le n° 8 de l’I.S. (janvier 1963) on trouvait le repère écrit d’un virage obscur : « La Conférence (2) a décidé la réorganisation de l’I.S., considérée comme un seul centre uni, en supprimant les divisions par sections nationales. Ce centre ne sera plus constitué de délégués de groupes locaux (…) mais se considérera lui-même comme représentant globalement les intérêts de la nouvelle théorie de la contestation (…) Le dernier Conseil central désigné à Anvers, qui aura aussi la tâche d’élire dans l’année qui suit ceux des candidats qui seront admis comme participants d’une I.S. devenue dans sa totalité ce centre (…), comprend Michèle Bernstein, Debord, Kotànyi, U. Lausen, J.V. Martin, Jan Strijbasch, A. Trocchi et Vaneigem. »
Le centre du monde qui, en 1952, désignait des lieux de contradiction dans le tissus urbain et, en 1961, « cette façon dont nous vivons », devenait, en 1963, une sorte de Comité Central constitué de huit personnes chargées d’incarner un nouveau centre du monde. Une telle progression est quelque peu réactionnaire.
En dépit des recherches psychogéographiques de la première vague situationniste, la deuxième vague fut incapable, en Mai 68, d’investir la moindre plaque tournante. Pas plus la Sorbonne que le sinistre IPN (3) de la rue d’Ulm ou les usines Renault à Billancourt ne sauraient matérialiser le centre du monde existant.

5. LE CENTRE COMME CONSERVATISME

Dans Panégyrique (1989) Debord écrivait : « Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans le cours du temps, et dans la société, ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions dominantes. »
Pour le vieux Debord, le centre du monde n’était plus cette manière dont nous vivons (et qui est critiquable), ce n’était même plus un Comité Central ; le centre du monde, moyennant quelques savoureuses limites, était devenu Debord lui-même.
Georges Bataille écrivait, dans Le Coupable (Gallimard 1944) : « Je ris du solitaire prétendant réfléchir le monde. Il ne peut le réfléchir, parce qu’étant lui-même le centre de la réflexion, il cesse d’être à la mesure de ce qui n’a pas de centre. J’imagine que le monde ne ressemble à aucun être séparé et se fermant, mais à ce qui passe de l’un dans l’autre quand nous rions, quand nous nous aimons : l’imaginant, l’immensité m’est ouverte et je me perds en elle. »
On se rend compte, à la lecture de Bataille, que Debord n’avait rien compris de ce qui est en jeu dans la critique du centre du monde : la libération de la communication. Car là où la communication est libre, il ne saurait y avoir de centre. Partout où il existe un centre (et une périphérie), le centre doit être combattu.

*

Tchouang-tseu rapporte que Houei Che aurait dit : « Je connais le centre du monde ; il est au nord de Yen et au sud de Yu. »
Et Tchouang-teseu commente : « Houei Che pensait que cela méritait une grande considération dans le monde entier et pouvait éclairer les dialecticiens. Et tous les dialecticiens y trouvèrent leur plaisir. »
Tchouang-tseu était peut-être meilleur taoïste que Houei Che. Pourtant, il semble bien, en ce qui concerne la question de l’intérêt des dialecticiens pour le centre du monde, que c’est Houei Che qui ait eu raison.

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Notes :
1) S’il existe deux écrits de Debord qui méritent de passer à la postérité, ce sont, à mon avis, les scénarios de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et de Critique de la séparation (1961).
2) Il s’agit de la Vie conférence de l’I.S. qui s’est tenue à Anvers du 12 au 16 novembre 1962.
3) Pour moi l’Institut National de Pédagogie de la rue d’Ulm est sinistre car c’est là que j’ai été orienté, en été 1956 et dans un entretien ubuesque, à un destin d’ouvrier.





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