Posted by voyer on October 09, 1998 at 07:00:33 AM EDT:
In Reply to: Ne cherchez plus, M. Bueno posted by Voyer on October 06, 1998 at 12:08:39 PM EDT:
19. La réalité de l’aliénation est la réalité de ce monde irréel.
De même que dans le monde où domine la bourgeoisie, le plus sordide utilitarisme voisine avec l’idéalisme forcené de l’argent, dans la pensée bourgeoise, le plus pratique des volontarismes voisine avec le plus théorique des fatalismes. La classe la plus audacieuse de l’histoire est la plus fataliste quand il s’agit de concevoir l’histoire. S’il est regrettable que Marx ait cédé, lui champion du parti de la conscience, au fatalisme bourgeois, il est autant regrettable que 1’I.S., championne de la lutte contre le marxisme, y cède à son tour. On peut lire en effet, page 25 de La véritable scission que "le fonctionnement du système économique est lui-même entré, de son propre mouvement, dans la voie de l’autodestruction". Mais rien n’existe comme un système économique ailleurs que dans la pensée bourgeoise. Rien n’existe réellement comme un système économique, dans le monde, sinon le système de la pensée bourgeoise. Aussi, que le système économique soit entré dans la voie de l’autodestruction signifie en vérité que le mensonge postulant l’existence d’un tel système en lieu et place de la réalité est entré en autodénonciation, qu’il devient de plus en plus insoutenable, qu’il lui devient de plus en plus difficile de masquer la réalité. Le fatalisme bourgeois revient à dire, que d’une part il y a un mécanisme, une fatalité, un système économique qui constitue le gros de la réalité et de l’autre cette petite chose falote, la pensée, la pensée niée, le prolétariat, la misère des prolétaires, qui seraient causés par le dérèglement d’un système sans pensée. C’est seulement quand le mécanisme irait mal que naîtraient la pensée, l’espoir, comme des champignons après la pluie. En vérité, le système économique constitue le gros du men songe sur le monde. Oui il y a bien une fatalité, mais pas celle que la bourgeoisie veut à tout prix nous faire admettre. La fatalité réelle est une fatalité seulement pour la bourgeoisie : la lutte de classe existe, la bourgeoisie doit lutter pour dominer et se maintenir. Et cette lutte produit la misère fondamentale, produit le prolétariat comme condition fondamentalement inhumaine des prolétaires*. Il n’y a vraiment rien d’économique là-dedans, à part la passion de l’or et du pouvoir de la bourgeoisie, et surtout rien de mécanique. L’histoire passée a suffisamment montré, qu’en fait, toute crise dite économique, c’est-à-dire toute crise de la pensée et de l’action bourgeoises que la bourgeoisie parvient à faire avaler comme crise du monde fut avant tout un spectacle, de grandes manœuvres qui permirent à la marchandise de perfectionner son système de pensée mondiale. Si l’on peut parler de "fonctionnement du système économique" c’est parce que le "système économique", comme moment du mensonge de la bourgeoisie sur la domination bourgeoise, a pour fonction de mentir sur la nature réelle du monde et des crises du monde. Et il fonctionne réellement le mieux quand il fonctionne apparemment le plus mal. L’économie, c’est-à-dire l’action et le mensonge sur l’action de la bourgeoisie, ne peut exister que dans un monde où l’on croit à la réalité économique du monde, dans un monde où l’on croit à la nécessité de la bourgeoisie ; dans un monde où l’on croit à la réalité économique du monde comme on crut naguère à la réalité divine du monde et à la nécessité divine. La critique de l’économie est le préalable à toute critique. De même que Dieu le fils était voué à la crucifixion, le système économique est voué au mauvais fonctionnement. Le vrai malheur de la bourgeoisie n’est pas dans ce malheur spectaculaire auquel est voué le "système économique". Il est que tous ses efforts pour faire croire qu’il est là se révèlent de plus en plus vains. Et ce ne sont surtout pas les malheurs dus au mauvais fonctionnement du "système économique" qui contraindront les prolétaires à rechercher la pensée, à résoudre l’énigme de leur misère, car le malheur "économique" est justement là pour prétendre apporter une réponse bourgeoise à cette énigme. On trouve un peu plus loin, page 27 : "Le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer les forces productives". C’est très précisément ce que "veut" le capitalisme. Il "veut" que l’on croie à l’existence de "forces productives" comme à quelque chose de réel. Y a-t-il meilleur moyen pour cela que d’apporter la preuve de son impuissance à développer lesdites mythiques forces productives ? Y a-t-il meilleur moyen de prouver l’existence de la licorne que de prouver son incapacité à dominer la licorne ? Y a-t-il une meilleure manière de ne pas remettre fondamentalement en question le mensonge économique que d’ergoter à l’infini sur la domestication des forces productives, sur la domestication de la licorne, quitte, afin de faire un peu plus vrai, à mettre l’existence de la planète en jeu. Certes, la bourgeoisie n’est pas capable de faire tout cela exprès. Sinon elle serait admirable et mériterait d’être servie avec dévouement et fidélité. Mais elle exploite en fait cette situation tant que nous ne la démentons pas. Il existe des forces dans le monde : les forces telles que les pratiquent les physiciens et surtout une force redoutable par son obstination : la force de la classe bourgeoise, la force que la bourgeoisie déploie pour dominer le monde et maintenir cette domination, et les forces des travailleurs qu’elle détourne et corrompt pour mener cette entreprise absurde. Mais rien de réel dans le monde n’existe comme des forces productives. "Force productive" est un mensonge proféré par une bouche bourgeoise, ou par une bouche dominée par la pensée bourgeoise. Il en est de même pour tout l’attirail des "contradictions" entre lesdites forces productives et les rapports de production non moins mythiques. Le plus mythique de ces rapports étant encore le capital. Le capital est tout sauf un rapport de production. Il est étonnant de voir Marx se saisir sans critique de cette vessie que lui tendent Smith et Ricardo. Et d’en faire la caractéristique réelle de notre monde, mieux que n’auraient pu espérer le faire les chantres de la bourgeoisie. Bien entendu, avec le même Marx, nous affirmons que la caractéristique réelle de notre monde est la misère fonda mentale du prolétaire. On peut lire un peu plus loin, page 31, à propos de l’accumulation d’ordures sur la planète, entraînée par la déficience du paraître dans soi marchand du monde, que "la simple sensation immédiate des "nuisances" et des dangers (...) constitue déjà un immense facteur de révolte, une exigence vitale des exploités, tout aussi matérialiste que l’a été la lutte des ouvriers au XIXe siècle pour la possibilité de manger". Cette lutte matérialiste et le "matérialisme" qui en a résulté pendant 100 ans sont l’œuvre involontaire de la bourgeoisie. Tandis que Marx y voyait, à tort, ce qui devait détruire la bourgeoisie, ils furent essentiels pour sa sauvegarde. C’est précisément en déniant à l’ouvrier la simple satisfaction animale du "manger", du "dormir" que l’exploiteur en fit un droit, une idée, quelque chose d’humain, de social (Marx: dormir comme une bête dans une tanière est devenu social, puisqu’il faut pour cela que la bête humaine paye). Ainsi, le bourgeois insufflait-il à l’ouvrier son sordide utilitarisme. Comme en témoigne l’histoire et surtout Marx, la question centrale de l’humanité ne fut jamais absente de la lutte des ouvriers, mais de même qu’en 1968 cette question, bien qu’invaincue, ne vainquit pas. Cette suprême ruse, bien involontaire, fit que la lutte des ouvriers fut effectivement matérialiste, en pratique et en théorie, le demeura et y fut maintenue sciemment pendant 100 ans par la bourgeoisie, dès qu’elle se fut aperçue de l’aubaine. C’est ce matérialisme qui triomphe aujourd’hui dans le monde entier, avec d’un côté la méchante économie qui ne veut pas donner à manger et de l’autre les gentils ouvriers qui veulent à manger ; mais la méchante économie sera bien punie le jour où elle s’enrayera, et qu’alors les ouvriers se révolteront. C’est la version Trigano de la lutte de classe. C’est une erreur de penser qu’un "facteur", aussi " immense" soit-il — ici la totalité qui vient brusquement à l’ordre du jour spectaculaire comme menace pour la totalité — puisse "causer" une révolte capable de venir à bout de la marchandise, s’il n’est pas central, essentiel, véritablement faux**. Quelle qu’en soit l’étendue, si ce facteur demeure quelque chose de particulier, un détail, face à la question centrale, quelque chose d’aussi particulier que ce pour quoi les ouvriers du XIXe furent contraints de se battre, il ne peut être qu’un brouillard, aussi involontaire que celui d’Austerlitz, mais aussi propice à l’ennemi si aucun soleil de l’essentiel ne vient le dissiper à temps. La question de la réalisation pratique de la pensée n’est pas suspendue à l’issue de la guerre des poubelles, mais bien au vrai malheur de la pensée bourgeoise. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est bien autre chose que l’accumulation d’ordures sur la terre: quoi qu’elle fasse pour dissimuler qu’elle est une pensée, quoi qu’elle fasse pour dissimuler son action comme lutte acharnée pour se maintenir, quoi qu’elle fasse pour se prétendre la plus matérielle réalité, quoi qu’elle fasse pour dissimuler le rôle essentiel des idées dans les choses humaines, elle développe ce rôle jusqu’à l’absurde et révèle ainsi à son corps défendant le véritable enjeu de l’humanité. Et plutôt que la réalisation pratique de la pensée soit suspendue à une "heureuse" ou "malheureuse" issue de la guerre des poubelles, c’est bien cette issue qui est suspendue à la réalisation pratique de la pensée. Si une fois de plus, ce n’est pas la réalisation pratique de la pensée qui triomphe, mais le spectacle des difficultés marchandes, ce sera un nouveau mal heur pour l’humanité, nouveau malheur qui, pas plus cette fois que toutes les autres, ne pourra alimenter la révolte essentielle, qui, elle, ne peut avoir qu’une cause essentielle : elle-même. Nous fondons notre démarche sur un parti pris. Aujourd’hui, Hegel, Marx, l’I.S. commencent à avoir visiblement raison : l’aliénation de l’esprit est le mouvement réel du monde. L’esprit est ce que l’homme produit d’essentiellement humain. Et l’homme privé de sa production essentiellement humaine est l’homme privé de l’esprit. Le producteur humain privé de son monde est un producteur privé d’un monde de l’esprit. C’est seulement parce que le prolétaire est un homme privé d’esprit que le prolétaire est un homme contraint à rechercher l’esprit. Nulle privation de nourriture, nulle privation d’air ou de repos, nulle contrainte "matérielle" ne peut le contraindre à rechercher la pensée. Seule en est capable la privation réalisée de la pensée. La privation réalisée ? La privation d’une pensée réalisée, d’une pensée qui existe. La marchandise est cette pensée qui existe et qui agit universellement. Le prolétaire est cet homme privé de pensée qui existe comme fond de la bête de somme privée de nourriture, d’air, de repos. L’être du prolétariat est très précisément la privation du prolétaire de tout être social, c’est-à-dire de toute pratique de la pensée (la pensée est pratique ou n’est pas, la pensée est le moment essentiel de la pratique sociale) et c’est seulement cet être très particulier qui est capable de contraindre les prolétaires à rechercher la pensée. Seul l’esprit peut engendrer l’es prit, seul l’esprit peut agir sur l’esprit, seule l’absence réalisée (pratiquement réalisée) de l’esprit peut engendrer l’esprit. Sur ce point nous serons quoi qu’il en coûte d’une stricte obédience hégélienne : l’esprit ne saurait être un conditionné, la liberté ne peut se tenir que d’elle-même, ou alors l’esprit ne peut être conditionné que par lui-même, que par lui-même objectivé comme sa propre condition, que par lui-même aliéné, que par lui-même devenu monde. Un monde où ce qui agit universellement est l’absence universelle de l’esprit est un monde où déjà l’esprit universel agit. Heil Hegel !
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* Lutter est, pour la classe bourgeoise, une fatalité et une malédiction parce que cette lutte est contradictoire. Les conséquences de son action sont extérieures, étrangères à son action. L’aliénation est d’abord l’aliénation de l’action de la bourgeoisie, l’aliénation est d’abord l’aliénation du commerce, l’aliénation de la pratique spécialisée de l’humanité par une classe particulière. La bourgeoisie est maudite. Ce n’est pas à elle qu’appartient la suppression de cette aliénation car — c’est la définition stricte de l’aliénation — cette aliénation est une conséquence extérieure à son action, une conséquence hors de sa portée, hors de sa compréhension.
** Selon le crétin convivialiste Illitch, "les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos" à un "mode de production fondé sur un équilibre postindustriel". Pour cet économiste, comme pour tous les économistes, il ne fait aucun doute que l’économie est la réalité du monde et que changer le monde revient à changer cette "réalité". Or la réalité du monde, c’est-à-dire la réalité de son irréalité, n’est pas l’économie mais la marchandise. La réalité de ce monde n’est pas "un mode industriel de production", ni même un mode marchand de production, mais la marchandise qui est un mode particulier d’échange général, de publicité ou plu tôt d’absence publique de publicité, d’absence générale de généralité. L’économie est la conception bourgeoise de la marchandise, la conception bourgeoise de l’irréalité du monde. Ainsi l’économiste institutionnaliste Illitch voudrait réduire la question centrale de la publicité à une simple question d’outillage et dissimuler que l’outil moderne, avant d’être un outil, est d’abord une marchandise, et que ce qu’il y a de fondamentalement mauvais dans l’outil moderne est ce qu’il y a de fondamentalement mauvais dans la marchandise. Certes, tout ce qu’il y a de mauvais sur terre est devenu, peu ou prou, conséquence détaillée de la marchandise, phénomène, symptôme, du mal marchand. Cela permet à l’ennemi, par l’exposé spectaculaire et complaisant de ces conséquences détaillées mauvaises, de dissimuler encore un peu ce qu’il y a de bon dans le mal marchand : son essentialité, son universalité. Le réformiste tiers-mondiste Illitch annonce clairement la couleur dès le début de son livre La convivialité. Il se propose de découvrir des limites particulières à la marchandise. Il se propose de dissimuler que la limite de la marchandise est la marchandise elle-même. C’est le type parfait de gémisseur dont raffolent les lecteurs de Nouveaux Observateurs. Il est par exemple capable de constater que l’Américain moyen, dans sa puissante voiture, se déplace à la vitesse moyenne de 6 km/h étant donné qu’il lui faut pour parcourir 10 000 kilomètres, 1 500 heures de travail social consacrées à la construction et à l’entretien du véhicule, à la construction et à l’entretien des routes, à la commercialisation du véhicule, à la police, justice, hospitalisation, etc., automobiles et enfin à l’utilisation proprement dite du véhicule. Mais il est incapable de constater que ces 10 000 kilomètres sont parcourus en vain puisque l’Américain moyen n’a strictement personne à qui rendre réellement visite. Ainsi, où l’I.S. voit la totalité des conséquences de détail de la marchandise "provoquer" la révolution, c’est-à-dire provoquer l’intelligence et l’esprit ; le réformiste Illitch voit la totalité des détails provoquer un changement économique. Il est bien clair qu’aucun chaos, aucune bêtise et barbarie, n’est capable de "provoquer" l’esprit et l’intelligence et que seule l’absence d’esprit, l’absence de l’intelligence, c’est-à-dire la réalisation négative, aliénée, spectaculaire de l’esprit et de l’intelligence peut provoquer l’esprit et l’intelligence. "Les conditions objectives de l’esprit ne sont autres que l’esprit objectivé". Il faut noter encore la grande vogue du mot "global" chez l’ennemi. Traduit en clair, ce mot signifie : totalité des détails, totalité qui est elle-même un détail, totalité seulement pour un autre, totalité seulement pour les propriétaires de ce monde.