Posted by unknown soldier on October 07, 1998 at 10:02:38 AM EDT:
D'abord et avant tout, Debord est "marxiste". A part le "côté déterministe-scientifique" dans la pensée de Marx, qui dans l'optique de Debord, avait abusé celui-ci vers une identification erronée de la bourgeoisie et du prolétariat "du point de vue de la saisie révolutionnaire du pouvoir", et l'avait fait erronément soutenir une "image linéaire du développement des modes de production", Debord reprend la conception fondamentale de la société contenue dans la pensée de Marx. Il se propose, en rejoignant et en poussant toujours plus loin le projet de fusion et d'unification de cette pensée avec l'art et la poésie modernes --la critique artistique radicale issue du surréalisme et de ses meilleures conséquences--, de mieux comprendre en même temps le développement moderne de cette société, et le mouvement de ceux qui s'y opposent, dans le but d'en améliorer, si possible, la théorie correspondante. Nous vivons donc, pour commencer, dans un société "capitaliste" au sens de Marx. Seulement, ajoute Debord, la vie dans la société ou règnent les prétendues "conditions modernes de production" n'est pas vécue directement: elle s'éloigne dans une "représentation" : c'est la fameuse société du spectacle. La société spectaculaire (ou spectaculaire-marchande) est essentiellement le moment moderne de la société capitaliste. Elle contient tous les éléments classiques du capitalisme: le pouvoir total du capital sur le travail avec sa division en classes sociales antagonistes; l'aliénation du prolétariat dans l'exploitation capitaliste du travail salarié; l'idéologie que l'on sert aux masses afin de déguiser et cacher ces vérités. Seulement, dit Debord, en même temps que se développent à l'infini ce pouvoir, cette division et cette aliénation, il se développe aussi quelque chose de nouveau dans le règne de l'idéologie: le spectacle. Le spectacle est la "matérialisation" de la vieille idéologie capitaliste, le moment idéologique correspondant a l'occupation totale de la société par la marchandise hyper-développée, quand la "base de la pensée de la société de classes" finit par s'armer des moyens pratiques de "retailler tout le réel sur son modèle", le triomphe du "parcellaire" idéologique (la partie se faisant passer pour le tout), la "dernière déraison qui bloque l'accès à la vie historique". Sous l'aspect restreint des moyens de communication de masse, le spectacle signifie le choix déjà fait par le pouvoir moderne de "l'instrumentation même qui convient à son auto-mouvement total". "La vérité est révolutionnaire, toujours." I.S. Il faut saisir toute la différence entre un Debord et un Voyer. D'un point de vue très général, cette différence s'exprime sur le terrain de la théorie critique, et sur le terrain de l'usage critique de cette théorie. Alors que Debord se contente d'une théorie critique (c'est-à-dire, pour lui, fondamentalement, du langage vrai qui énonce la condamnation d'un ordre injuste) du monde qui "semble juste", et qu'il emploiera, au moment jugé stratégiquement bon, contre ses ennemis, Voyer ne veut rien de moins que la vérité sur ce monde. La critique pour Debord est surtout une arme révolutionnaire servant à assommer, à discréditer ou à enfiler ses ennemis historiques. Pour Voyer, par contre, la critique ne peut être que la dénonciation du mensonge permettant la révélation de la vérité, le renversement de la méconnaissance (ignorance de la non-pensée), ou le renversement dialectique du renversement délibéré (idéologie) de la vérité -- ce qui implique aussi une lutte contre les menteurs, les idéologues et autres chiens de garde de ces mensonges. La victoire de la critique pour Debord signifie la destruction de ses ennemis; pour Voyer, elle est tout d'abord la victoire de la vérité; ensuite, cette victoire entraîne la défaite de ses ennemis. Si pour Debord la théorie est un sabre, une colonne ou un régiment, qu'il s'agit d'engager au bon moment dans la lutte, et qui périra dans cette lutte, pour Voyer elle est l'instrument révolutionnaire par excellence, et sa victoire est également la victoire de la révolution. Il ne saurait donc y avoir de pensée juste, vraie, mais vaincue - telles les pensées de Marx, des situationnistes et de tant d'autres vaincus. Vae victis. Pour Voyer, l'hécatombe des régiments théoriques de Debord, gisant morts là, sur le terrain de la guerre sociale, signifie seulement qu'ils n'étaient pas vrais! Et ils ont péri, non pas parce qu'un Blücher ne serait venu à leur rescousse en temps juste, mais seulement du fait de leur absence (immanente) de vérité. Si l'on peut dire que Debord se prétend le D'Artagnan de la critique, alors Voyer se prétend son Galilée. Ceci dit, l'étourderie méthodique de Debord dans La Société du Spectacle, c'est d'avoir prétendu construire là, à la Karl Marx, une "théorie exacte" (sinon exactement "déterministe-scientifique") de la société capitaliste avancée, qu'il renomme, avec félicité et pour de très bonnes raisons, "spectaculaire". Ce faisant il oublie la vision stratégique-belliciste de la théorie qu'il avait épousé antérieurement et qui avait fait non seulement sa force de frappe qualitative mais aussi sa beauté tragique ("Mais quoi? Ne voulait-on pas combattre un ennemi qui, lui même, agissait réellement? (…) Contrairement aux rêveries des spectateurs de l'histoire, quand ils essayent de s'établir stratèges à Sirius, ce n'est pas la plus sublime des théories qui pourrait jamais garantir l'événement; tout au contraire, c'est l'événement réalisé qui est le garant de la théorie. (…) Mais les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps: ce sont des unités plus ou moins fortes qu'il faut engager au juste moment dans le combat…). A l'inverse, pour Voyer, qui ne se veut pas le théoricien de la critique du monde, mais son philosophe, c'est justement en périssant que les unités théoriciennes de Debord ont révélé leur faiblesse fondamentale et leur fausseté intrinsèque, et cette révélation a permis de donner une forme critiquable au point de vue de l'IS. Avec la publication du Rapport sur l'état des illusions dans notre parti, Voyer, dès 1976, a tiré les premières salves de cette critique, en signalant et en récusant l'économisme "marxiste" du livre de Debord résumant la théorie développée par l'IS, La Société du Spectacle. Cette critique est à son honneur, car depuis la dissolution de l'IS, personne d'autre n'avait sérieusement essayé de se mesurer avec le redoutable pourfendeur de la société spectaculaire-marchande. La critique de Voyer est simple. Elle part, non des positions affichées par l'IS, mais en remontant plus loin dans le passé de ces positions, d'une critique de Marx qui mènera indirectement à une critique des positions affichées par l'IS en tant que celle-ci garde sans plus le même point de vue de Marx. C'est la critique de l'économie, qui est dénoncée pour la première fois dans son inexistence en tant que chose réelle dans le monde, et dans sa seule existence comme théorie fausse du monde, mensonge et morale destinée à cacher la réalité et la richesse aux pauvres. A l'encontre de cette critique frontale, directe et dépourvue d'arrière-pensées, les estocades en passant que Voyer donne (et que l'on peut lire au chatroom Internet Debord of Directors) au concept de spectacle, ne sont pas dignes de lui. Je ne crois pas que ces estocades relèvent de la mauvaise foi, mais plutôt d'une grande envie coléreuse. La source de cette colère n'a rien à voir avec ce que Voyer en dit, et tout avec une certaine pratique, et avec la théorie qui en découle tout naturellement, dont Debord aura été, pendant longtemps, le roi indiscuté, et qui a toujours manqué cruellement à Voyer. Cette pratique, plongeant ses racines dans la plus ancienne et radicale voyouserie, et s'alliant avec les plus percutantes formes de l'art moderne post-surréaliste, aura constitué la véritable raison d'être de Debord - c'est le thème de ses plus beaux films, Critique de la Séparation et Sur le Passage de Quelque Personnes à travers une très courte unité de temps. Aussi bien la teneur de ses rapports avec les individus qu'il a rencontré, que les développements théoriques principaux qu'il a contribué pendant que l'IS existait, seront le reflet fidèle de cette pratique. Sous sa forme la plus spectaculaire et bornée, elle deviendra la situ-vantardise de tant de situs qui en méconnaissaient la source réelle. Contrairement à ce qu'en dit Voyer, ce n'est pas en obscurcissant ses thèses que Debord deviendra "fameux", mais en vivant cette vie-là et pas une autre, car seule la vie est source d'admiration. Ce qu'il s'agit et ce qui est important, à mon avis, ce n'est pas de s'engager dans cette querelle post-mortem entre Voyer et Debord, mais plutôt de reprendre la critique de Voyer et de l'étendre avec toutes ses conséquences à l'ensemble théorique développé par l'IS, ensemble qui fait maintenant les croissantes délices de la pullulante charogne récupératrice. Il faut empoisonner cet ensemble en montrant ses limites essentielles, ce en quoi il ne mérite même pas qu'on tente de le reprendre du terrain de l'ennemi. Il faut enfin débroussailler la vraie voie au dépassement de l'IS. Thomas Bueno
Debord/Voyer: mode d'emploi
Ce deuxième monde suprasensible est, de cette manière, le monde inversé; et certes, en tant qu'un côté est déjà présent dans le premier monde suprasensible, le monde inversé de ce premier monde.
Hegel
, Phénoménologie de l'Esprit. La théorie est grise, mais l'arbre de la vie est toujours vert.
Goethe
L'origine de la thèse de Debord
La thèse de Debord
Vingt ans après
La thèse de Voyer
http://members.xoom.com/irredux/debordvoyer.htm