Posted by Lèvrier on September 16, 1998 at 11:01:31 AM EDT:
Un phénomène étrange se produit dans la clique médiatique française et
dans la « gauche de la gauche » de France ces temps-ci : un sociologue
de la Sorbonne, peu connu pour la brillante originalité de ses
travaux, se retrouve en tête de tout un mouvement contre la « pensée
unique néo-libérale ». Le
Monde Diplomatique
est l'organe de presse de
cette équipe.
Un certain nombre d'ouvrages issus de cette mouvance ont connu des
succès de librairie assez frappant, en particulier « Les nouveaux
chien de gardes », de Serge Halimi (du Monde Diplo) qui se prend
pour Nizan et fustige les compromissions et les copinages des «
journalistes de marché » omniprésents à la télévision et dans la
presse.
On finirait presque par avoir mauvaise conscience à critiquer ce
nouveau proto-parti, tant ils ont subis d'assauts dernièrement,
en effet : TOUTE LA PRESSE JURNAPUTESQUE (i.e. Nouvel Obs,
Le Point, Libéramerde, Le Monde, Marianne, Express, et j'en oublie) a
publié dans les derniers mois au moins un dossier spécial anti-Bourdieu !
Cependant comme dit le Canard, à propos d'un ouvrage d'une de ses
anciennes collègues du CNRS spécialement écrit contre le « nouveau
gourou Bourdieu » :
   
Ces gens-là rateraient un éléphant dans un couloir.
Eh, en substance, de quoi on parle ? Quelle maléfique surprise nous
joue-t-on ? Mais surtout : À quoi s'attend-on au juste ? Comment ?
Imagine-t-on la presse de Lagardère, les news de TF1 être
d'implacables perceuses à jour de la lutte des classes (quoique, en un
sens, elles le sont) ? Rêverait-on de grand tirages, cinq colonnes à
la une, qui vous boufferaient du bourgeois ? Pour de bien simples
raisons [Le plus frappant avec « Les nouveaux chiens de
garde » est qu'il fournit presque toute la matière à sa réfutation :
entre autre la phrase de Chomsky sur l'hypothèse du complot dans
les médias : « ... La question ne se pose pas. [...] Ça
leur appartient. »], hors révolutions, on a jamais vu ça !
Ou alors, mais, bien sûr - bon sang ! - il existe un
journalisme idéal, hors des limbes mais menacé de toutes parts (ces
pauvres marginaux persécutés du Monde Diplomatique peut-être : un
demi-million d'exemplaires et publicités dans Le Monde). Bref,
cette corporation, fille des historiographes et des chroniqueurs de
cacas de cours, d'entre toutes a le privilège d'un fondement idéal,
hors du monde, hors des classes, hors des rapports de domination, qui
aurait un sens, au point de prétendre à la réalité.
On croit rêver, on ne voit guère à quel âge d'or le pamphlet d'Halimi
pourrait - en négatif - faire allusion ; parce qu'hors quelques
brebis galeuses (lesquelles se sont fait un nom, et pour toujours) on
a depuis la récente origine de la profession jamais vu qu'un troupeau
docile, même empressé.
Pourquoi reprocher à des chiens de gardes d'être des chiens de garde
?... C'est à vous ruiner un dressage ! (ça n'arrivera pas) Et venant
d'un journaliste d'un - somme toute assez lu - mensuel, la leçon
est curieuse : s'est-il demandé si, par hasard, ils ne gardaient pas,
lui et sa meute bourdivine, quelque chose ?
Quel malheur que le messie n'eût été journaliste (il reste les apôtres
cependant), Halimi aurait pu invoquer l'intercession divine ; las, on
est forcé d'intercéder par plus bas : la nation, l'État, quelques
vieilles figures vides qui déjà regardent ailleurs, justement où
les autres plient : les « marchés », la liberté du
commerce... Bourdieu ! pardon, Ventredieu ! Halte au libéralisme,
défendons l'État contre les sabreurs mondialistes !
Halimi, d'ailleurs, défend plus qu'il ne dénonce - il ne s'en défend
pas. C'est un ciel du journalisme qu'il contre-exhibe, pas de place
pour se demander une seconde quelle niche on défend : celle d'en face
est trop belle !
Serait-ce de si pauvres illusions, ou sait-on où l'on nous mène ?
Qu'est appelé de tous les voeux ? Un « vrai journalisme » à l'instar
du « vrai État » (anti-bourgeois, on croit rêver) de Bourdieu-le-père
[cf. le texte de Dennis Collin.]. Puisque tous sont maudis,
mais qu'ils pourraient ne pas l'être - c'est à dire qu'une telle place
existerait en ce monde, chaude avec téléphone et belles chaises - tout
n'est pas perdu... On rêve dans une fureur d'apparat, finalement à un
joli petit parti à la gauche du P.S., réformiste aux dents de
calcaire, réhabiliteur d'État, de police citoyenne, de « curés de
gauche » - que sais-je ?
Rarement on a vu un ouvrage polémique au succès plus détaché du
fond... Un français vivant au fond du désert australien depuis des
lustres pourrait y voir à peine l'évidente confirmation que rien n'a
changé (en eût-il espéré tant ?), sinon lui : des clous, des clous...
Finalement cet ouvrage a-t-il le moindre mérite ? Étude de cas : I. Chez
le suiviste convaincu de l'idéologie libérale (au contraire des vrais
maîtres du monde, qui sont bien placés pour savoir que ce n'est que
rideau de fumée) en place sur les ondes : effet zéro - le propre
d'une idéologie est bien de se donner comme universelle au monde, la
contester est être un malade, un damné mais aux yeux ouverts ; Halimi,
lui est un halluciné.
II. Chez celui qui, au moins, a un doute on peut
craindre l'adhésion : « Oh, sûr : quels vilains ! Ils bafouent
l'esprit du journalisme ». Parce-qu'il y en aurait un ! Halimi
fait tourner les tables, au passage il pourrait bien nous ramener
quelques messages « citoyens » de la part du vrai « État démocratique
» d'outre-tombe !
Comme Marx face à Proudhon (Misère de la philosophie répondant à
La philosophie de la misère), nous pensons qu'une critique du monde
mal fondée - c'est à dire en défendant sans vergogne les
bas-fondements les plus purs, ici l'idéalisme [Marx n'est
certes pas indépassable, mais on aurait pu espérer, enfin, en avoir
soupé de l'idéalisme après lui.] - est mille fois plus pernicieuse
qu'un n-ième éloge de circonstance du
paradis, dicté tellement visiblement de haut lieu que ne s'y laissent
prendre que des suivistes déjà loin.
C'est pourquoi nous ne perdons pas notre fluide vital à hurler avec les
lapins à chaque compromission des lièvres, c'est leur mode de vie. On
a les proies qu'on mérite, nous ne sommes pas les lévriers de ce genre de
chiffon.
Section Écossaise du
Mouvement Chienniste International
15 juillet 1998 - Édimbourg
Le texte suivant a été écrit par
Denis Collin,
tout à fait étranger au Mouvement Chienniste, mais nous a semblé une
particulièrement bonne critique de la clique bourdivine, avec peut-être
quelques réserves sur la notion (trop française pour être honnête) de
« République Sociale ».
[Avertissement : Cet article a d'abord été proposé au Monde
Diplomatique. Mais la rédaction de ce journal n'a pas cru
nécessaire de répondre, ne serait-ce que pour lui opposer une fin de
non recevoir. Le débat n'en reste pas moins nécessaire. Si la « pensée
unique » néolibérale est critiquée sévérement sous divers aspects dans
des ouvrages à grand tirage, depuis le livre de Viviane Forrester sur
L'horreur économique jusqu'aux Nouveaux chiens de garde
de Serge Halimi en passant par ouvrages et articles de Bernard Marris,
ce qui frappe c'est l'incapacité de cette critique à aller jusqu'à la
racine des problèmes qui n'est pas dans le libéralisme mais dans les
rapports sociaux capitalistes eux-mêmes. Du même coup, il ne reste
plus qu'à courir après les miracles, la taxe Tobin chez les uns, la
résurrection de l'État chez les autres, un nouveau plan Marshall
ailleurs... Le Monde Diplomatique s'est mis en recherche d'une «
nouvelle utopie » (No de Mai 1998). Bourdieu s'inscrit dans cette
configuration idéologique qui se présente aujourd'hui comme
l'alternative à la « pensée unique » mais qui risque fort de
n'en être que le double.]
L'article de Pierre Bourdieu, paru dans Le Monde
Diplomatique de Mars 1998 mérite qu'on s'y attarde. Son
ambition théorique, définir « l'essence du
néolibéralisme » est suffisamment forte pour attirer
l'attention. L'objectif proclamé, critiquer « cette utopie
en voie de réalisation, d'une exploitation sans limite »,
est suffisamment clair pour intéresser tous ceux que la lutte
contre l'idéologie dominante concerne. La réputation de Pierre
Bourdieu, devenu presque un idealtype de l'intellectuel
qui n'a pas renoncé à sa fonction - du clerc qui n'a pas trahi -
invite enfin à porter à ce texte l'attention qu'il mérite.
Pourtant le projet de Bourdieu laisse perplexe. Définir
l'essence du néolibéralisme ? Le néolibéralisme est-il
une chose dont on peut dire qu'elle a une essence ? Toute
l'ambiguïté est là : le néolibéralisme est érigé en
une théorie cohérente (une utopie) voire en « un
programme de destruction des structures collectives capables de
faire obstacle à la logique du marché pur ». Or cette
problématique, loin d'éclairer les enjeux de « la lutte
dans la théorie », pour reprendre une expression
d'Althusser, contribue à la confusion théorique et politique.
Le point de départ est, en effet, idéaliste. Après avoir
réfuté l'idée que le discours dominant puisse décrire le
monde tel qu'il est, Bourdieu laisse entendre que notre monde ne
serait pas le résultat de lois naturelles mais « la mise
en pratique d'une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en
programme politique, mais une utopie qui, avec l'aide de la
théorie économique dont elle se réclame parvient à se penser
comme la description scientifique du réel ». On comprend
mal en quoi le monde peut être « la mise en pratique d'une
utopie ». Le mode de production capitaliste - expression
visiblement taboue dans le registre de l'article - n'évolue pas
comme « mise en pratique » d'une théorie mais bien
selon ses lois propres, selon son impératif catégorique à lui,
celui de la recherche du profit maximum. Que cette pratique
s'accompagne d'une idéologie - deuxième terme tabou - c'est
quelque chose de parfaitement naturel ; en précisant que
l'idéologie n'est pas réductible au discours mensonger des
tyrans, ni au discours de la propagande, mais qu'elle est la
représentation spontanée que les agents se font de la réalité
sociale. Sur ce point encore, on n'a dit ni plus ni mieux que
Marx dans sa fameuse analyse du caractère fétiche de la
marchandise[Capital, Livre I, I, 4.].
Au lieu de cette méthode matérialiste (ou même tout
simplement scientifique), Pierre Bourdieu part des
représentations idéelles du réel pour en faire le facteur
explicatif du réel. C'est son droit, mais c'est une prise de
position métaphysique qui devrait s'annoncer comme telle. On
peut cependant faire remarquer que ce retour en force de
l'idéalisme comme méthode d'explication des phénomènes
sociaux est très largement répandu. Le dernier livre de feu
François Furet, Le passé d'une illusion, est
exactement dans cette veine : c'est la théorie léniniste
(et marxiste) qui est la matrice d'où sont sortis les monstres
staliniens. Même rengaine chez Courtois et ses amis dans leur
très médiatisé Livre noir. Il est assez surprenant de
voir Pierre Bourdieu enfourcher ce bidet idéologique fourbu.
Donc, nous commençons par la théorie. Bourdieu nous gratifie
de quelques considérations allusives et fort confuses sur la
théorie de Walras. Une petite note nous avertit que c'est à
Auguste Walras (le père) qu'il est fait référence, et non,
comme on aurait pu le croire à Léon Walras (le fils) ;
sans doute le fils doit-il beaucoup à son père, mais le
véritable inspirateur de la théorie économique moderne c'est
Léon Walras et non Auguste Walras ; c'est Léon Walras qui
écrit des Éléments d'économie politique pure (1874-1877).
S'agit-il d'une confusion de la part de Bourdieu ? On a du
mal à le croire. Que signifie alors cette référence
inhabituelle ? Mystère. Peut-être s'agit-il du fait que
Léon Walras emprunte à son père une définition de la notion
de capital au sens large comme des biens qui servent plus d'une
fois, et au sens étroit comme des biens durables qui eux-mêmes
sont produits. Cette définition très vague coupe le concept de
capital de son rapport avec la monnaie et la marchandise et c'est
précisément cette coupure qui fonde l'économie
« pure » moderne. Or, curieusement, il y a en France
au moins un sociologue qui emploie le terme de capital dans un
sens élargi à la manière de Walras : c'est
Bourdieu !
Mais que reproche donc Bourdieu à Walras ? D'avoir liquidé la théorie
de la valeur-travail, d'avoir construit une théorie générale de
l'équilibre ? Rien de tout cela. Le reproche concerne non pas les
positions théoriques de Walras, mais le fait même d'essayer de
construire une théorie économique qui ne serait qu'une « fiction
mathématique » fondée sur une « conception aussi étroite que stricte
de la rationalité individuelle » et cette théorie ne serait ainsi
qu'une « formidable abstraction ». Voici un dernier reproche bien
curieux : toute théorie est, par essence, une « formidable abstraction
». La volonté de donner une formulation mathématique des lois
économiques n'est pas propre au néolibéralisme en général ni à Walras
en particulier. Si le Capital est inachevé, c'est parce que Marx
n'a pas cru pouvoir livrer ses travaux au public tant qu'il ne pouvait
pas résoudre quelques problèmes mathématiques épineux, notamment ce
fameux problème de la transformation des valeurs en prix qui est une
des clés de la conception marxienne[Chose intéressante,
Michio Morishima qui est l'un de ceux qui ont donné une solution au
problème marxien de la transformation est aussi un spécialiste de
Walras.].
À d'autres égards, les reproches que Bourdieu adresse à
Walras pourraient aussi être adressés à Marx qui lui aussi
voulait faire une théorie pure du mode de production
capitaliste, faisait abstraction « des conditions
économiques et sociales des dispositions rationnelles »
des individus. Le Capital est exposé comme une
construction logique à partir du déploiement de ce qui est
contenu dans la formule de la marchandise. Ce caractère
d'abstraction « formidable » et de construction a
priori a été, d'ailleurs, l'objet des critiques majeures
qu'a suscitées cet ouvrage. Donc, contrairement à ce que croit
Bourdieu, ce n'est pas le genre de préoccupation
épistémologique de Walras qui conduit au
néolibéralisme ; c'est le contenu positif de la théorie
elle-même.
Il est très curieux de constater que le contenu de cette théorie ne
soit pas abordé réellement, pas plus que ne sont évoquées les thèses
de Kenneth Arrow [De Ken Arrow, on pourra lire Choix
collectifs et préférences individuelles, réédité en collection de
poche par Diderot éditeur (1997).] et Gérard Debreu, tous les deux
prix Nobel d'économie et créateurs d'un modèle mathématique de
l'économie de marché. Or ce qui est intéressant chez ces deux auteurs
qui servent de référence au néolibéralisme, c'est qu'ils ont été
amenés à prendre leurs distances avec leurs propres théories dont ils
ont souligné eux-mêmes les difficultés. Comment traiter de l'essence
du néolibéralisme comme théorie sans évoquer les contradictions
internes à cette doctrine ?
Bien qu'il soit en quête de l'essence du néolibéralisme, la suite de
l'article est très largement constituée d'une partie descriptive qui
n'est pas très nouvelle, puisqu'on y trouve essentiellement un résumé
de ce qu'on trouve tout de même en beaucoup d'autres lieux, par
exemple dans le Monde Diplomatique. Décrire comment est
entreprise la destruction de toutes les structures collectives
capables de faire obstacle à la logique du « marché pur », cela peut
être utile. À condition de le faire sérieusement et ne pas se
contenter d'énumérer le catalogue tératologique du « nouvel ordre
mondial ». En effet faire du « marché pur » la question centrale,
c'est se tromper de cible. Le « marché pur » est une idéologie qui ici
sert de couverture à une politique qui se moque comme d'une guigne du
marché, de la libre concurrence et des dogmes des grands ancêtres
libéraux. Quand M. William Gates rencontre M. Chirac, rachète les
droits de reproduction des oeuvres d'art des plus grands musées du
monde, et organise méthodiquement, en France par son partenariat avec
France Télécom, le contrôle du « net » d'un bout à l'autre de la
chaîne, ce n'est pas le « marché pur » qui est visé, mais bien le
monopole. Quand M.Dauzier est chassé de Havas par Messier et la
Générale des Eaux, c'est encore le monopole généralisé qui est
visé. En lisant le Monde Diplomatique, Pierre Bourdieu aurait
d'ailleurs pu trouver de nombreux exemples pour confirmer que la
concurrence n'est pas l'essence du mode de production capitaliste mais
seulement le moyen par lequel s'accomplissent les lois immanentes du
capital et que la concentration et la centralisation du capital sont
les traits fondamentaux de ce mode de production. Ou encore, il aurait
pu arriver à la conclusion que l'essence du néolibéralisme, c'est la
fusion du capital industriel et du capital bancaire constituant ainsi
une oligarchie financière qui vise à la domination mondiale. Mais tout
cela aurait sûrement fait trop « marxiste » et aurait interdit à
Bourdieu d'écrire que le néolibéralisme a « beaucoup de points communs
» avec le marxisme.
Il ne s'agit pas reprocher à Bourdieu de n'avoir pas lu Marx.
Le problème est qu'il refuse d'affronter les questions réelles
parce qu'il prend le discours dominant pour autre chose qu'un
discours idéologique. Au fond, pour Bourdieu, si le discours
dominant, « l'utopie néolibérale » ne décrit pas
le monde tel qu'il est, il décrit néanmoins sérieusement le
programme réel des classes dominantes et décrira demain le
monde réel quand ce programme aura été mis en application.
Donc l'idéalisme de Pierre Bourdieu atteint ici son plein
accomplissement. Puisque c'est l'idée qui transforme le mode de
production capitaliste, l'analyse du mode de production
capitaliste peut avantageusement être remplacée par l'analyse
de l'idée. Bourdieu fait exactement ce qu'il reproche aux
économistes néolibéraux, confondre les choses de la logique
avec la logique des choses. Du même coup la forme sous laquelle
apparaissent les lois du capital est prise pour leur essence, le
marché remplace le capitalisme et ainsi de suite. Et la question
essentielle des rapports de production et de propriété est
remplacée par la question secondaire des limites du marché, de
l'efficacité du marché, de la compatibilité du marché avec
les exigences sociales et morale. C'est-à-dire que la discussion
est circonscrite à l'intérieur du cadre des rapports de
production capitaliste, de la séparation du producteur et des
conditions de la production. Ce qui est exactement l'idéologie
dominante elle-même. Ou plus exactement le double de la pensée
unique qui est suffisamment puissante pour s'imposer à ses
adversaires les plus sincères.
Ce qui est effacé dans le texte de Bourdieu, c'est la
politique, c'est-à-dire la lutte politique. Comme si l'utopie
dénoncée était déjà entrée en application - idée curieuse
d'ailleurs puisqu'une utopie réellement existante est une
contradiction dans les termes si l'utopie est, étymologiquement,
le lieu de nulle part. En quoi Bourdieu efface-t-il le
politique ? Tout simplement parce que comprendre la
politique, c'est comprendre les conjonctures et que Bourdieu
travaille avec des « essences ». Par exemple nous
trouvons « les économistes [...] [qui] habillent
de raison mathématique la production et la
reproduction de la croyance dans l'utopie néolibérale ».
Que les économistes soient loin de former un bloc, que quelques
centaines d'entre eux et pas des moindres aient lancé un
manifeste « contre la pensée unique », qu'il y ait
donc parmi la corporation des économistes une véritable lutte
politique, le lecteur de Bourdieu ne le saura pas, car Bourdieu,
fasciné par le regard du serpent des grands médias audiovisuels
croit que Jean-Pierre Gaillard (à la Bourse de Paris,
extraordinairement brossé par « les Guignols ») et
Jean-Marc Sylvestre, le célèbre multicarte, représentent à
eux seuls « les économistes ».
Plus sérieux : Bourdieu hypostasie l'État. Tout le
texte est imprégné des idées qui dominent une partie de la
gauche - la gauche non libérale - aussi bien que les
« centristes révolutionnaires » de Marianne.
Le néolibéralisme serait l'affaiblissement, voir la destruction
de l'État au profit de l'économique. Du même coup on comprend
bien la proposition centrale de Bourdieu pour mettre fin à
« la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel
régime socio-économique ». Il s'agit de « faire une
place spéciale à l'État, État national ou, mieux encore,
supranational, c'est-à-dire européen (étape vers un État
mondial) capable de contrôler et d'imposer efficacement les
profits réalisés sur les marchés financiers et surtout de
contrecarrer l'action destructrice que ces derniers exercent sur
le marché du travail ».
Signalons tout d'abord ce que cette proposition présuppose en
matière de philosophie politique : une conception purement
instrumentale, fonctionnaliste, de l'État. Conception, qui
curieusement est aussi celle qui domine la « pensée
unique » : l'État n'est qu'un outil, un outil
d'organisation de la liberté des marchés, un outil de contrôle
des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil.
C'est bien pourquoi on peut envisager sans rire un « État
mondial », utopie terrifiante qu'il est fort surprenant de
retrouver chez un sociologue qu'on pensait doté du réalisme
minimal nécessaire à l'exercice de cette discipline.
On retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de
tous les partisans de l'Europe de Maastricht : il faut plus
d'Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour
n'être point soumis aux intérêts américains et aux
fluctuations du dollar. Nouvelle preuve que Pierre Bourdieu
circonscrit entièrement ses critiques à l'intérieur du champ
déterminé par ses adversaires. Une fois de plus, nous avons une
nouvelle figure du couple diabolique de la pensée unique et de
ses doubles. Car l'État est transformé en dispositif de
contrôle technique de l'économie et la question de la
souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est
cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour
lutter contre la misère, il faut contrôler les excès du mode
de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou
conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de
propriété est tout simplement mise de côté. Comme pour les
socialistes depuis leur congrès de l'Arche en 1991, il semble
bien que, pour Bourdieu, « le capitalisme borne notre
horizon historique » et sa réflexion s'inscrit à
l'intérieur de ce champ.
Enfin, et ce n'est pas le moindre problème, Bourdieu reprend la
problématique commune qui constitue le lot commun de la pensée
libérale de droite ou de gauche et du républicanisme de gauche. C'est
l'idée d'une opposition absolue entre l'État et le marché. Les
libéraux disent « plus de marché et moins d'État » et la gauche répond
« plus d'État et moins de marché. » Mais on devrait savoir depuis la
magistrale étude de Karl Polany [La Grande
Transformation, Gallimard.] que le libre marché présuppose une
intervention réglementaire massive et le développement de l'appareil
répressif.
Dans son premier âge, le capitalisme anglais avait mis les
vagabonds au travail au moyen de sorte de « camps de
concentration », les « workhouses ».
Il ne suffit pas d'inciter au travail par la baisse des
allocations chômage ou de d'augmenter
« l'employabilité » en baissant les salaires minima.
Il faut encore se prémunir contre les révoltes ouvertes ou
larvées que cette politique engendre nécessairement. C'est
pourquoi le « néolibéralisme » n'est pas seulement
le marché pur, mais aussi le quadrillage du territoire, le
« zonage » - ZEP, zones sensibles, etc. - et le
fichage des pauvres, avec, dans le plus grand secret
l'élaboration de dispositifs anti-émeutes, et l'intégration du
soulèvement urbain dans les préoccupations des armées (et ceci
tant en France qu'aux États-Unis).
La gestion du marché lui-même, même en mettant entre
parenthèses la « question sociale » présuppose un
État développé et une lourde bureaucratie dans laquelle la
poids de l'appareil judiciaire tant public que privé ne cesse de
croître. La privatisation du téléphone, par exemple, entraîne
une prolifération pathologique de la réglementation, l'Europe
suivant en cela le modèle américain. La diminution du poids de
la loi votée par les représentants du peuple est plus que
compensée par la montée en puissance de la jurisprudence civile
et pénale. L'utopie néolibérale, ce n'est pas le marché pur,
mais le profit protégé par un État tentaculaire mais camouflé
parce que « non politique », parce qu'entièrement
consacré à la gestion rationnelle technicienne du social, à
l'administration des choses.
À trop prendre l'idéologie au sérieux, on finit par
décrypter toute réalité à travers la grille de l'idéologie
et à laisser dans l'ombre ce que précisément l'idéologie a
pour fonction de laisser dans l'ombre. L'exercice auquel Pierre
Bourdieu se livre dans Le Monde Diplomatique révèle
les limites intrinsèques d'un certain type de pensée critique
aujourd'hui. Une critique qui impuissante les citoyens, puisque
d'un côté on affirme, à juste titre, que la situation actuelle
est intolérable, mais qu'en même temps on doit confesser qu'on
a pas de véritable alternative à proposer. Une critique qui
impuissante les citoyens pour une deuxième raison qui a beaucoup
à voir avec l'incapacité de toute une partie de la gauche à
tirer jusqu'au bout les leçons de l'URSS. Les politiques
néolibérales ont été parfois imposées par des coups d'États
(Chili) ou sous la pression directe des institutions
internationales (FMI, BM), mais dans les grandes pays à peu
près démocratiques, elles sont aussi, en partie, choisies par
les citoyens qui n'ont guère sanctionné MM. Blair et Jospin
pour ne citer que deux ralliés récents à la version « de
gauche » (?) du néolibéralisme. On peut dire que
les citoyens sont des abrutis ou qu'ils sont abrutis par les
médias et se contenter de lancer des prophéties et des
excommunications. Il serait beaucoup plus intéressant de se
demander quelles sont les « bonnes raisons » qui ont
poussé une partie des salariés à accepter, peu ou prou, ce
néolibéralisme quitte à en limiter les effets les plus
dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France,
grève chez UPS). On s'apercevra peut-être que ce n'est pas sans
rapport avec les « bonnes raisons » qui ont conduits
les principaux soi-disant bénéficiaires des « conquêtes
du socialisme » à appuyer massivement leur renversement en
URSS et dans les PECO.
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à Marx
inclus, n'est pas un antilibéralisme et, cent cinquante ans
après le Manifeste, on se gardera bien de le confondre
avec les diverses variétés de socialisme réactionnaire et
petit-bourgeois. Ce socialisme-là était l'aspiration des
prolétaires à étendre à la sphère économique les principes
de liberté et d'égalité conquis dans la sphère politique,
bref à faire rentrer dans les système des besoins le
« libéralisme politique » ou encore, à considérer,
comme John Rawls, qu'il faut étendre le contrat social à la
détermination des positions sociales et des revenus garantis à
chaque citoyen. Les aléas de l'histoire ont conduits souvent les
socialistes à l'alliance avec les ennemis de leurs ennemis et
donc à confondre le socialisme (« les producteurs
associés » disait Marx) avec l'étatisme antilibéral,
bref à passer de Marx à Lassalle. Mais il faut dire clairement
qu'on ne sortira pas de la crise présente en se repliant sur les
vieilles lunes d'un système d'intervention étatique qui, de sa
version libérale (Keynes) à sa version fasciste (Schacht), a
d'abord été inventé pour sauver le capitalisme en perdition.
Il faut au contraire se demander comment on peut réconcilier
Marx et Rousseau, abandonner la sociologie fonctionnaliste
sommaire pour retourner à la philosophie politique et faire
revivre, comme les ouvriers parisiens de 1848, la vieille idée
de la République Sociale.
Denis Collin,
Le 17 Mars 1998