Posted by Der K on June 04, 1998 at 10:37:57 AM EDT:
ère partie (suite)
Admettons que nous supprimions l'aliénation. Je répète cette énormité. Admettons que nous supprimions la communication qui empêche la communication. Une troisième et dernière fois : une révolution renverse toute médiation sur le bavardage, et l'avis de chacun, pourvu qu'il en ait un, se communique librement à tous. Sommes-nous arrivés dans quelque nirvana, paradis, communisme ? Quel est le négatif de la communication généralisée, ou est-ce qu'elle n'en supporte pas ? De quoi parle-t-on dans la communication généralisée ? L'activité générique des hommes a-t-elle un objet qui la fonde, qui la nécessite, ou bien est-elle elle-même cette propre fin, en soi ? Le contenu de la communication est-il déterminé par ce qui la supprime, ou bien ne peut-elle être supprimée, auquel cas son contenu est parfaitement indifférent ? Le débat (notre manque présent) y porte-t-il sur tout ou sur n'importe quoi ? La communication, conséquemment le genre humain, conséquemment l'histoire, sont-ils éternels ?
Veuillez, s'il vous plaît, considérer que si l'histoire est éternelle elle n'a pas de sens, conséquemment l'humanité en tant que genre de la communication devient une douce plaisanterie et conséquemment, la communication, une plate religion.
Merci de faire parvenir vos réponses à :
Adreba Solneman [...].
Paris, le 23 juin 1991.
c) Jean-Pierre Voyer à Adreba Solneman, le 28 juin 1991
Monsieur Adreba Solneman
Paris le 28 juin 1991
Monsieur,
J'accuse réception de votre lettre et je vous en remercie. J'y répondrais dès que possible.
Je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
J-P Voyer
d) "L'Imbécile de Paris", n° 2, paru le 5 septembre 1991 : J-P Voyer publie les QUESTIONS et y répond en pages 13 et 14 autour de deux peintures d'Emilienne Farny, "Les blue-jeans" et "L'homme et l'enfant".
Les paradoxes d'aujourd'hui sont les lieux communs de demain
M. Adreba Solneman
Paris, le 28 juin 1991
Monsieur,
Vous confondez, il me semble, tautologie et paradoxe. Une tautologie serait : la communication est la communication. Un paradoxe est : la communication empêche la communication, ce qui unit est ce qui sépare. Ce paradoxe possède d'ailleurs les deux sens du mot paradoxe : opinion qui choque le sens commun et opinion qui recèle une contradiction. Il est contradictoire que ce qui unit soit ce qui sépare. Et il est dans la nature du paradoxe de choquer le sens commun.
Maintenant il faut soit expliquer ce paradoxe, soit réfuter son existence. Il faut expliquer quelle peut bien être la nature de ce qui unit pour qu'il sépare. Ou il faut montrer soit que la communication n'existe pas, soit que les hommes ne sont pas séparés, soit qu'ils sont séparés par autre chose que ce qui les unit.
Voici un autre paradoxe : comment ! Ces citoyens qui ont l'air si libres seraient des esclaves ! Ca serait quand même bien fort. Et en plus ça ne se saurait même pas. Le sens commun ignorerait tout de la chose. On ne l'aurait même pas prévenu. Ce paradoxe est tellement surprenant que j'en doute chaque jour. Mais l'observation quotidienne m'y ramène.
Proust a dit : "Les paradoxes d'aujourd'hui sont les lieux communs de demain." Je vous donne l'exemple d'un paradoxe d'hier, pris à Hegel, et qui n'est toujours pas un lieu commun : dans la Phénoménologie on peut lire que "le phénomène en tant que phénomène est le suprasensible". Traduit en bon français, cela signifie que l'apparition en tant qu'apparition n'apparaît pas, la manifestation en tant que manifestation ne se manifeste pas. Autrement dit, il n'y a pas d'apparition de l'apparition, de phénomène du phénomène, ce qui a pour conséquence que l'on ne peut pas connaître l'être du phénomène par l'observation. C'est un paradoxe, ce n'est pas une tautologie.
Cela permet de caractériser simplement la tentative de Husserl, inventeur de la phénoménologie tout court : il voulait voir ce qui est invisible, il voulait faire apparaître l'apparition en tant qu'apparition. Sans succès. De même cela permet d'esquisser un critère pour distinguer la bonne peinture de la mauvaise : la bonne peinture est celle qui rend visible ce qui est invisible, qui manifeste la manifestation en tant que manifestation. Ce qui nous ramène à Hegel pour qui la bonne peinture est celle qui manifeste le vrai, qui rend sensible le vrai.
Deux autres paradoxes de Hegel sont : "seul le passage ne passe pas" et "le fondement est un résultat" (alors que tous les philosophes avant lui mettaient le fondement, quand ils admettaient qu'il en existait un, au commencement, Dieu notamment, ce que Hegel appelle dogmatisme, sacrilège et blasphème).
Enfin, dernier paradoxe : l'économie n'existe pas. Comment donc, l'économie dont la bonne pensée nous parle tous les jours dans ses journaux, ses télévisions, ses radios, ses livres, l'économie n'existerait pas ! Quel toupet. Comment oser s'inscrire en faux contre tant de bonnes pensées, si nombreuses, si universelles et qui de plus ont reçu l'assentiment du Guy Debord, le rebelle chic. Voilà qui n'est pas sans rappeler le fameux paradoxe : "Et pourtant elle tourne" ; elle tourne et personne n'en avait été prévenu, tant et tant de gens si savants et si autorisés.
Certains paradoxes peuvent demander deux siècles pour devenir le sens commun : un siècle sépare l'idée de Copernic des trois lois de Kepler, un siècle sépare celles-ci de la formulation d'une loi générale par Newton. Ne soyez pas trop pressé vous qui voulez des recettes. Il a fallu trois siècles pour que l'on puisse formuler une solution bancale à la querelle de Newton et de Huygens sur la nature corpusculaire ou ondulatoire de la lumière. La réponse moderne surprenante est : la nature de la lumière dépend des instruments de mesure. Avec tels instruments, la lumière est corpusculaire, avec tels autres, elle est ondulatoire. Kant l'avait bien dit : la nature n'est pas chose en soi (ouvrez La Critique de la raison pure vers le milieu et vous pourrez lire cela). Voilà encore un paradoxe qui n'est toujours pas devenu lieu commun. Comment donc, cette nature avec ses arbres et ses petits oiseaux qui font cui-cui ne serait pas chose en soi, elle dépendrait de la communication. Niels Bohr effectue un nouveau cogito. En 1930, il dit : "Tout est douteux sauf la communication entre les expérimentateurs." Amusant, non ?
Vous déclarez que je ne vous suis pas d'un grand secours. Mais vous êtes-vous demandé si, vous, m'étiez d'un grand secours. J'ai besoin d'aide pour développer ce paradoxe, vous ne m'en donnez pas. J'attends des arguments pour ou contre, mais je me moque que vous pensiez que la communication telle que je l'entends est pure, belle et abstraite. Prouvez-moi plutôt que l'économie, la production, la consommation existent, par exemple. Il est assez piquant que mes adversaires, depuis deux siècles postulent l'existence de l'économie sans se donner la peine de donner la moindre preuve de cette existence ou même une simple définition. Et vous allez voir qu'ils ne vont pas manquer, quand ils vont changer de tactique, c'est-à-dire quand ils seront contraints de me répondre, de me reprocher, à moi, de ne pas apporter de preuve de l'existence de la communication.
Je n'espère guère entamer un dialogue avec mes amis, j'espère seulement entamer la polémique avec mes ennemis (mes ennemis je m'en charge). Mes amis me liront dans cent ans, de même que moi, véritable héritier de Marx et de Hegel, exécuteur testamentaire de Marx et de Hegel, j'entame le dialogue cent et cent cinquante ans après leur mort, après plus d'un siècle de bruits divers : cause à mon cul ma tête est malade. J'ai ouvert le testament de Marx et je n'ai lu que deux mots : "lisez-moi."
Si l'économie existe, l'esclavage n'existe pas.
Si l'économie n'existe pas, l'esclavage existe.
Voilà l'enjeu du paradoxe. Et si l'esclavage n'existe pas, c'est donc le règne de la liberté et il n'y a donc aucun espoir que le monde puisse être autre qu'il n'est, c'est-à-dire socialo-jospiniste ou libéro-pasquiste. Tandis que si l'esclavage existe, c'est donc que la liberté n'est pas ce qu'on peut voir tous les jours, c'est donc qu'on peut espérer que l'esclavage cesse un jour.
Vous déclarez que j'ai supprimé le prolétariat. Bigre ! je n'en ai pas le pouvoir, je ne suis pas Himmler pour pouvoir l'envoyer à la chambre à gaz. Je me suis seulement opposé à l'emploi abusif et stérile de ce mot, je me suis élevé contre une impropriété : le prolétariat désignait à Rome la plèbe, c'est-à-dire des hommes libres (la vile multitude) et non les esclaves. Ensuite que certains hommes soient désignés par le mot "prolétaires", vous voilà rassuré et content, qu'ils soient désignés par le mot "esclaves", vous voilà mécontent.
Je ne vois pas pourquoi le fait que l'économie n'existe pas entraînerait celui que les classes sociales définies par Marx selon des critères prétendument économistes n'existent pas non plus. Je ne vois pas en quoi le fait que l'enjeu du monde soit la communication doive entraîner la disparition des bourgeois et de ceux que vous appelez prolétaires. Je ne vois pas en quoi le fait de changer d'idées sur le monde doive entraîner que le monde change. Si les classes sociales existent et donc agissent, elles existent quoi qu'on pense d'elles. La Terre ne s'est pas arrêtée de tourner, poliment, en attendant que l'on veuille bien penser qu'elle tourne. Je suis de ceux qui pensent que la nature n'est pas chose en soi, qu'elle dépend de la communication, du savoir selon Hegel, mais je ne pense pas pour autant que la nature dépende de quelques idées isolées et arbitraires. Je ne vois pas pourquoi, non plus, les classes sociales devraient être des divisions policières. La police est puissante, mais, heureusement, elle n'a pas encore le pouvoir de créer les classes sociales. Les classes sociales et la police sont créées par l'histoire de la communication. Cela dit, on peut discuter si oui ou non les classes sociales existent (contrairement à la production et à la consommation), quel est leur type d'être, l'efficience de cet être.
Je n'ai jamais prétendu que l'économie est une forme de religion (le saint-simonisme fut peut-être une religion), mais que c'est une idéologie qui occupe avec plus ou moins de succès (voyez son succès en Iran, en Algérie, etc.) la place de la religion. L'économie est l'idéologie des commerçants, elle triomphe là où triomphe le commerce. Si vous prétendez que je soutiens que l'économie est une religion, ayez l'obligeance de citer le passage que nous puissions discuter sur pièce.
"Qu'est-ce qui distingue la communication de l'aliénation ?" Eh bien, la communication est une chose, l'aliénation en est une autre. Aliénation signifie éloignement, devenir étranger, si les mots veulent encore dire quelque chose. Et la communication ne veut pas dire éloignement mais... communication, même si cette communication s'est éloignée. Que la communication soit éloignée, c'est une chose, que la communication soit l'éloignement, c'en est une autre.
De même vous dites "la rose rouge" mais vous ne dites pas "la rouge" quand vous voulez désigner la rose, mais "la rose".
"Existe-t-il une communication non aliénée ?" Si j'en crois Hegel, si donc le fondement doit être un résultat, non. Debord commence son livre par "Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation", ce qui laisse supposer que quelque chose, Debord ne dit pas quoi, était directement vécu. Je pense quant à moi que la communication n'a jamais été directement vécue (l'ethnographie considérée comme étude de fossiles vivants en apporte la preuve), mais qu'elle fut moins indirectement vécue qu'elle ne l'est aujourd'hui. Le progrès est le progrès de l'aliénation. Le monde progresse par le mauvais côté. N'est-ce pas ? Je ne sais pas si elle pourra un jour être directement vécue, c'est-à-dire s'il pourra être mis fin à son éloignement sans perdre les pouvoirs acquis dans cet éloignement.
Je considère d'ailleurs que l'anonymat que ne connaissent ni la tribu, ni le village, ni la famille, cette abomination, ni la communauté, babacool ou non, est une grande conquête due à l'éloignement de la communication et donc à l'éloignement des individus entre eux au même titre que l'habeas corpus. Aie le corps et aie l'incognito sont deux grandes conquêtes bourgeoises dont il faudra savoir hériter, conquêtes, puisque bourgeoises, copieusement méprisées par les petits cons gauchistes. On a vu ce qu'il en résultait quand les despotes qui se réclamaient de Marx et qui avaient, eux, des pouvoirs que n'ont jamais eus les petits cons gauchistes, ont prétendu le supprimer. Je déplore seulement qu'il se paie par une impossibilité totale de communication directe. Cette conquête est donc pour l'instant une condamnation et non une agréable retraite.
"La communication directe est-elle une pratique vérifiée ?" Pour ma part cette pratique fut vérifiée pendant tout le mois de mai 1968. Je pouvais facilement parler à quiconque dans la rue et pas pour lui demander l'heure mais pour aborder les questions qui m'étaient essentielles et réciproquement et cela sans perdre le bénéfice de l'anonymat. Pendant tout le mois de mai 1968, j'ai pu constater que les tentatives de communication directes avaient cessé d'être une agression, ce qu'elles sont le reste du temps. J'ai pu également constater que quelque chose d'aussi "gravé" (du grec Kerein) que le caractère s'évanouissait en un instant pourvu que les conditions s'y prêtent.
"La communication directe est-elle un voeu ?" Je suppose que cela doit dépendre des individus. Certains l'aiment chaud et certains l'aiment froid.
La communication n'est pas "le contenu du concept de la médiation dans la pensée." La communication est la médiation dans le monde. La communication est le monde.
"Le concept de la communication de JPV est apparemment si général qu'il ne supporte aucune détermination." J'ai défini très précisément et très restrictivement le concept de communication : la communication est la division du travail. La division du travail est l'esprit et l'activité de l'esprit. L'histoire est l'histoire de la division du travail c'est-à-dire l'histoire de l'esprit. Marx suppose à tort que la réalité véritable est la production, le procès de production, le procès de travail. C'est une erreur. Il n'y a pas de procès de travail mais un procès de communication. Le procès de travail et une illusion.
Les maîtres du monde sont les maîtres de la division du travail. Ils sont les maîtres du monde parce qu'ils sont les maîtres de la division du travail. "Des noms ?" J'ai déjà donné des noms que d'ailleurs tout le monde connaît : feu papy Dassault, M. Bouygues, MM. Rockefeller, feu M. Hughes, des milliers d'autres de par le monde dont j'ignore les noms, tout le gotha du commerce depuis deux cents ans.
Vous noterez que la parole trou du cul que l'on entend dans le poste appelle "banquier" un simple directeur d'agence bancaire. Un banquier et un propriétaire de banque et non un directeur d'agence qui n'est qu'un employé. Il faut appeler les choses par leur nom. Remarquez que les balayeurs de la Ville de Paris s'appellent désormais techniciens de surface, ça leur fait une belle jambe.
"Les maîtres échappent-ils à l'aliénation ?" D'abord, je souligne que l'aliénation est celle de la communication. Les maîtres ou les esclaves ne sont pas aliénés. Le dire est une impropriété. Je sais bien que la bonne pensée ne se prive pas pour le dire, ce qui n'a rien d'étonnant. Aliénation est un terme technique et précis employé très précisément par Hegel et qui n'a pas de sens employé autrement sinon pour les juristes et pour les psychiatres.
Donc ce qui doit échapper à l'aliénation, c'est la communication et non les maîtres de la communication aliénée ou leurs esclaves. Cependant, personne, maître ou esclave, ne peut échapper à la communication aliénée.
La question qui seule a un sens à ce propos est : les maîtres sont-ils heureux ou non, jouissent-ils de ce qu'ils possèdent ? Quel est le prix que paient les maîtres pour leur domination ? Toute transformation du monde à laquelle les maîtres eux-mêmes n'ont pas intérêt doit être combattue implacablement. Comment des lendemains pourraient-ils chanter vraiment s'ils ne font pas d'abord envie aux maîtres actuels. On sait que toutes les descriptions du paradis ont toujours eu en commun leur grande tristesse (pour la chair) et leur grande trivialité (pour l'esprit) comparées au bonheur terrestre.
"Les maîtres ne peuvent pas maîtriser la communication." Si, ils la maîtrisent parfaitement, ils maîtrisent parfaitement la division du travail, ils sont même parvenus à éviter les crises cycliques de la communication que Marx connut en son temps.
"Démocratie directe" est un mot, non pas vide de sens mais vide de tout contenu. Ce n'est pas "une forme organisationnelle", mais la marotte de quelques bouleverseurs de monde qui ont la prétention de vouloir dire ce qui doit être sans même s'être jamais souciés de comprendre ce qui est déjà. C'est une question et non une réponse, et j'ai l'impression que vous avez tendance à voir des réponses là où il n'y a que des questions. Le monde, lui, tel qu'il existe, est une réponse, massive, insistante. Il exige des questions comme les dieux des Grecs exigeaient la fumée des holocaustes. La piété des Grecs s'est perdue.
Je ne vois pas pourquoi il faudrait que l'économie existe pour qu'existent des classes sociales. Les bourgeois sont les propriétaires de la division du travail par le commerce et c'est ce qui les qualifie en tant que bourgeois et les différencie des propriétaires d'autres modes de division du travail. "Pourquoi les bourgeois sont-ils des cochons ?" Je n'en sais rien. C'est un sujet d'étude passionnant sur lequel se sont déjà penchés Balzac, Flaubert et Proust. Je peux, quant à moi, simplement constater chaque jour qu'ils le sont dans les lieux où j'ai l'occasion de les approcher.
Fort heureusement, il y des bourgeois de grande classe, de même qu'il y a des esclaves de grande classe. C'est un fait que je ne peux expliquer davantage. Je sais bien qu'il y a vingt ans, pour les petits cons gauchistes qui depuis ont eu tout le loisir de faire la preuve de leurs capacités, "si t'es riche, t'es con".
J'essaie de formuler des questions, vous attendez des réponses. Vous souhaitez une recette, je me garde bien de seulement en esquisser une. On n'a que trop vu ce qu'ont donné les recettes de toutes sortes appliquées pendant deux cents ans d'histoire.
Vous voulez rien de moins qu'une voie pour parvenir à la communication généralisée, libre, directe. Je ne cherche qu'à établir un dialogue sur quelques questions bien précises, dans le but de les préciser encore et d'en susciter d'autres.
Je n'ai pas pour but de supprimer quoi que ce soit, aliénation ou autre, mais de comprendre pourquoi la communication directe est impossible, pourquoi il est impossible d'adresser la parole à quelqu'un dans la rue, pourquoi toute tentative de me parler est perçue par moi comme une agression et en est effectivement une.
Marc-Edouard Nabe et Marcel Proust ont la même opinion sur la question. Tous deux font l'éloge de la lecture et de l'écriture et tiennent la conversation en piètre estime. "Plus que jamais, je suis persuadé qu'aucune communication n'est possible, et pis : qu'elle n'a jamais existé. Jamais deux êtres dans l'histoire n'ont pu se parler." écrit M-E N (pas même Antoine et Cléopâtre, Antoine qui écrivait à César : cela fait dix ans que je baise la reine. Qu'y trouves-tu à redire, toi qui baise Unetelle, Unetelle et Unetelle et même les trois à la fois ?). Proust dit que même une conversation avec Platon, aujourd'hui, ne serait qu'une conversation. L'art suggère, la conversation explique (Proust excepte Balzac qui écrit "Voilà pourquoi..."). La conversation rapetisse au goût de quelques personnes. On ne retrouve le moi profond qu'en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres. Le moi profond, c'est-à-dire le moi qui a attendu pendant qu'on était avec les autres, qu'on sent bien le seul réel. Selon Proust, il n'y a qu'une manière d'écrire pour tous, c'est d'écrire sans penser à personne. En 1908, il administre, dans "Contre Sainte-Beuve", cette petite leçon : "En outre, il est aussi vain d'écrire spécialement pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce n'est pas un livre d'enfantillages. Pourquoi croit-on qu'un ouvrier électricien a besoin que vous écriviez mal et parliez de la révolution française pour vous comprendre ?"
Je suis d'accord avec ces auteurs sur la nullité de la conversation mais contrairement à Nabe, et en accord avec Hegel, je pense que la communication existe de toute éternité. Je pense que c'est cette communication qui existe de toute éternité qui fait que la conversation soit une nullité littéralement vide de contenu, que jamais au cours de l'Histoire deux êtres se soient vraiment parlés et que l'expression du moi profond se soit cantonnée à l'art, qu'elle n'ait jamais pu avoir lieu dans un entretien particulier.
Je ne comprends pas la fin de votre lettre.
Je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
Jean-Pierre Voyer
e) Adreba Solneman à Jean-Pierre Voyer, le 8 septembre 1991
Paris, le 8 septembre 1991
J'ai bien pris connaissance du dernier numéro de "L'Imbécile de Paris". Permettez-moi, à mon tour, de prendre un peu de temps avant de vous répondre.
Merci de votre patience.
Adreba Solneman
f) Adreba Solneman à Jean-Pierre Voyer, le 13 octobre 1991
Paris, le 13 octobre 1991
PREMIERE RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE
Je suis perplexe. Votre second article confirme ce que j'attendais qu'il réfute. Pour la première fois, Jean-Pierre Voyer signe quelque chose qui ne dit rien de neuf ; il n'a plus même "pour but de supprimer quoi que ce soit". Ceci mérite réflexion.
Faut-il laisser ce monsieur, qui y est embourbé si profond, dans son grave dilemme, ou bien faut-il, (après l'avoir aidé de quelques questions à répéter à un public qui l'ignore la théorie qu'il avait fait connaître il y a dix ans), l'aider à en sortir, afin qu'il m'aide à résoudre les miens ? L'expérience que j'ai de ce genre d'entraide me conseille vivement de partir en courant m'occuper de mes propres dilemmes.
Mais comme j'ai besoin d'aide et que l'occasion en est avare, il faut d'abord payer de la mienne si je veux démentir cette avarice. Ne craignez aucune conversation : je sais me taire quand je n'ai aucune nouveauté, rien de négatif à affirmer. Ne vous réjouissez pas non plus d'une polémique : je la réserve à mes amis, qui habituellement par elle cessent de l'être, et ainsi la cessent. Pour mes ennemis, la polémique ne me paraît pas une rigueur adéquate. Du reste, vous n'êtes encore ni un ami ni un ennemi : un allié possible.
COMMUNICATION DIRECTE
Votre concept de communication directe est bien imprécis. Soit il s'agit d'un commencement, soit il s'agit d'un résultat, soit des deux. Soit la communication directe est ce qui s'aliène (s'il existe une communication aliénée, il existe bien une communication qui ne l'est pas, à moins que la communication soit justement ce qui est aliéné, auquel cas communication et aliénation sont la même chose, ce qui est de plus en plus mon avis), soit la communication directe est le résultat de la communication aliénée, ce qui la dépasse, soit elle est le commencement et le résultat, comme Dieu dans le monothéisme. Vous donnez le même nom de communication à ce qui s'est éloigné dans une représentation, et à ce qui semble être le but (pratique, j'imagine) de vos trente dernières années, et à ce qui les sépare, la communication telle que nous la subissons, telle qu'elle nous empêche de communiquer "directement". Il est difficile d'échapper au paradoxe lorsque le mot communication devient si vaste qu'il désigne l'apparition de la pensée, la médiation de cette pensée qui est son négatif, et le négatif de ce négatif, la suppression de cette médiation. Vous avez bien fait de relever que, contrairement à ce que j'affirmais, il ne s'agissait pas là d'une tautologie. Je voulais signifier : ne veut rien dire à force de généralité, ce qui, il est vrai, n'est pas la définition d'une tautologie.
Je ne peux comprendre "communication directe" que comme communication privée de médiation, communication immédiate. Je ne pense pas qu'un tel hybride ait jamais existé ou existera jamais pratiquement. La communication est le mouvement qui transforme une pensée particulière (la perception, puis la conscience s'étant prises comme objets) en pensée universelle. Ce mouvement est nécessairement concept, dans l'élément de la pensée.