Progrès de l'information, par Adreba Solneman


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Posted by le commissaire on May 21, 1998 at 04:56:45 PM EDT:




Les scientifiques ont changé d'instruments dans leur quête de la matière, parce que la matière a changé. Les armes ont changé parce que la guerre a changé. L'accélérateur de particules est l'outil avec lequel on observe les particules, mais aussi le lieu où on les observe. L'information rend compte du débat, mais est elle-même terrain du débat. L'observateur d'aujourd'hui, qu'il observe des particules ou les disputes humaines, ne peut faire usage de ses observations que s'il a vérifié la cohérence de ce qu'il a observé avec l'outil qui lui a permis cette observation.

Avec la liberté de l'esprit sans maître, des informations en quantité jamais vue circulent sans origine, sans destination et sans contrôle de ceux qui les fournissent ni de ceux qui les reçoivent. Une information peut aujourd'hui être « noyée ». Une information peut aujourd'hui être grossie pour devenir méconnaissable. Une information peut aujourd'hui être déchirée en parties contradictoires qui interdisent de la reconstituer. Le silence, la censure ne sont plus les meilleurs gardiens des secrets d'Etat, toujours à la merci de l'indiscrétion d'un serviteur déçu ; mais la démagogie et la capacité d'éloigner une information dans une représentation condamnent bien plus sûrement aujourd'hui ce pour quoi elle a été mise au monde : son usage.

L'information, qui est l'expression de la nouveauté dans la connaissance, est scindée, comme la logique de Hegel, entre une information consciente et organisée, subjective, et entre l'information objective, inconsciente quoique également organisée.


a) Information subjective

La connaissance est le mouvement du monde. La connaissance est la pratique de ce qui arrive au monde. La connaissance contient la conscience, et non pas l'inverse. Il y a intérêts opposés sur la connaissance. Il y a débat sur la connaissance. Il y a guerre sur la connaissance. Deux partis se disputent le devenir de la connaissance : le parti qui tolère le mensonge et celui qui ne le tolère pas. Plus les choix sont tranchés, les solutions violentes s'approchent, plus l'information, la connaissance de la nouveauté, prend de l'importance. Plus l'histoire dément l'un des partis qui cherchent à se l'approprier, plus ce parti est contraint de mentir sur l'histoire. Plus la guerre s'intensifie, plus ce qu'on en dit la fait.

L'ennemi, le parti qui tolère le mensonge, a un service d'information très organisé, omniprésent, puissant dans les instances de ce parti même, mais dont l'efficacité a baissé à peu près dans la mesure où la guerre a augmenté. Et pour cause : les services d'information de l'ennemi sont toujours structurés pour éviter l'extension de la guerre et non pas pour contribuer à la gagner. Dans notre parti, celui qui ne tolère pas le mensonge, l'information est « artisanale » ou produit du hasard. Il n'y a pas de service d'information à proprement parler. Ceci s'explique : l'information étant extrêmement manipulable par l'ennemi, des difficultés organisationnelles à l'échelle de la société devraient être résolues avant que ne soit supprimée l'apparence actuelle comme quoi l'information serait contraire au principe du parti : ne pas tolérer le mensonge.

A part quelques bredouillements trop isolés pour paraître cohérents, comme celui-ci, l'information subjective est l'affaire du parti ennemi exclusivement. La faiblesse de l'information ennemie faisait jusque là sa force. Elle n'est pas destinée à ses propres troupes, mais presque exclusivement aux troupes adverses : il s'agit de tromper, et de tromper en ne le laissant pas sentir. La vaste piétaille que forment les agents, éclaireurs, indicateurs, guides, officiers de liaison, services de renseignement et de diffusion apprend en premier lieu à se leurrer soi-même. Ce sont donc des gens maintenus entre les deux camps : à la fois gueux et valets. Regroupés dans une néo-corporation appelée « profession », ils sont ainsi tenus dans un éloignement relatif de ce dont elle parle : les deux partis se méfient beaucoup plus de cette « profession » dont l'inconséquence et l'irresponsabilité sont un danger à la guerre, que cette profession ne se méfie de chacun des deux partis, qu'elle ne veut ni ne peut reconnaître en tant que tels.

Il n'y a pas de raison de penser qu'il est plus difficile de connaître la vérité que de la cacher. L'information est l'expression de la vérité, je ne parle pas bien sûr ici de la profession, qui ne voit nullement la vérité comme son maître, mais se voit naïvement comme le maître de la vérité. La vérité est le mouvement qui supprime les contradictions dans la connaissance. Un caractère important de la vérité est donc que les mensonges qui la noient presque ne peuvent jamais être profonds et sont toujours décodables.

Informer, explique l'ennemi, n'a pas de but en soi. Informer est un droit philanthropique et un devoir civique. Informer est sacré. Informer est un but en soi. Informer n'est pas un moyen pour connaître des mouvements ennemis ou amis, un outil pour choisir, une arme pour décider, informer est un spectacle, un monument, un mouvement infini sur soi. Sans but dans l'existence qu'informer, informer toujours, les informateurs se soumettent donc avec une exaltation pédante d'écoliers à un règlement moral ridicule qui est leur raison de vivre et qu'ils appellent une éthique, ou plus volontiers encore, car ils sont pompeux, une déontologie.

Son premier commandement est, sans rire, la vérité. Malheureusement (pour elle, pas pour lui) l'informateur mange. C'est pourquoi la vérité de l'information dominante est l'image de la vérité de celui qui distribue le canigou. Ce fait, aussi simple que su et aussi honteux que tu, pousse l'informateur, non pas à changer de vie, mais à changer le sens du concept même de vérité. La vérité, c'est de tolérer tout ce qui se dit, sauf ce qui est intolérant. Ainsi, la vérité Canigou tolère son contraire, le mensonge, mais ne tolère pas qu'on ne tolère ce contraire. Cette complexe conception du vrai ne permet ni d'affirmer, ni de douter jamais de la vérité : entre ce tout est vrai et ce rien n'est vrai de tout instant s'amasse le canigou.

Ce premier commandement est donc resté entre le ciel et la profession, malgré quelques sincères mais naïfs efforts consentis par-ci par-là pour l'attraper. La vérité est quelque chose comme le premier présupposé qui ne < se > discute pas. Plusieurs vérités contraires se tolèrent. Chienne de vie qu'on mène !

Le vrai premier commandement est donc : l'informateur est indépendant, pour pouvoir dire sa vérité, et incorruptible, sinon il risquerait de dire la vérité d'autrui. Il ne se laisse en effet jamais acheter. Son salaire, son salaire de carriériste tombe aussi bien du ciel que la vérité tombe du mât de cocagne. Il est insensible à la séduction charnelle. Il est tout à fait imperméable à la séduction intellectuelle. Aucune substance n'a encore le pouvoir d'écarter son austère probité du sobre enthousiasme, façonné de devoir et illuminé d'idéal, qui l'a envahi, comme ses preux confrères policiers, au portillon de la vocation, de la vie elle-même, de l'information.

En second, l'informateur maîtrise toujours parfaitement son sujet. Les commentateurs de guerre occidentaux, par exemple, connaissent tous à merveille, les armements iraniens aussi bien qu'irakiens, les mouvements des deux armées, les idées et les pensées des chefs militaires et politiques et le moral des troupes dont ils partagent fraternellement l'ordinaire en couchant avec eux sous la tente.

Puissamment documentés, ils ne sont jamais satisfaits de visites guidées sur des points choisis par d'autre qu'eux sur le front. A aucun moment ils n'ont admis de soumettre leurs comptes-rendus impartiaux à la censure de leurs guides. S'ils ont été expulsés des deux côtés du front pour mensonge, c'est par ce qu'ils avaient affaire à des dictateurs fous. Ils ont la conscience tranquille : le public a parfaitement suivi et compris les méandres tortueux de cet obscur conflit qu'ils ont si bien « couvert ». Les voici de plain-pied dans la qualité qui est peut-être la plus indispensable à la vérité : le courage. Ce n'est pas tellement au milieu des champs de mines irakiens qu'il se manifeste, mais surtout lorsqu'un gouvernement menace de priver un envoyé spécial d'informations officielles, lorsqu'un chef fait mine d'envoyer quelqu'un d'autre, lorsqu'un taux d'écoute baisse. C'est que la profession est pleine de dangers ! Il faut être requin pour survivre parmi ces requins. Je ne dirai pas qu'à chaque coup d'état, le gratin de la guilde est utilisé en tant que délateurs, parce que je n'ai pas de preuves. Mais quand le général Jaruzelski fait passer une loi qui punit de cinq ans de réclusion quiconque publie une fausse nouvelle (c'est-à-dire une nouvelle qui n'émane pas des services du susdit Jaruzelski), y compris les informateurs occidentaux, ils n'ont pas été très nombreux à rejoindre la clandestinité. Voyez-vous, j'ai beaucoup de sympathie pour les Polonais, mais il faut qu'ils se débrouillent un peu tout seuls. Mon rédac-chef serait content, tiens, si je me faisais attraper, surtout en ce moment ! Et ma famille ! J'adore mon métier, c'est vrai, mais pas au point de le confondre avec la liberté. Parce qu'il n'y a que si mon arrestation faisait un grand scandale que je serais gagnant, et c'est loin d'être sûr.

Sa vivacité d'esprit qui le faisait passer d'une extrémité à l'autre de son code moral, est la seule règle vraiment indispensable de l'informateur. Un informateur honnête marche au whisky, aux amphés, à la coke. Sinon, comment être pendant des années malin, rusé, habile, débrouillard, Rouletabille, Tintin ? Le temps, c'est du canigou. Il faut aller vite : savoir défendre une information invérifiée, voire démentie ; se tenir au courant, c'est grappiller des styles de présentation ; être dans le coup, c'est être à la mode. Les plus rapides d'esprit sont récompensés : certains informateurs deviennent des petites vedettes.

Enfin, l'information doit être objective. Dans le jargon que cette profession s'est forgé en marge du monde, l'objectivité se confond souvent avec la vérité. C'est une chose absolue, immobile, et qui préside au monde, c'est-à-dire qui était là avant lui. L'objectivité, vue par cette profession, c'est cette profession elle-même. Les disputes sur la vérité objective dans le monde ne sont pas distinctes des mêmes disputes sur le même sujet dans la salle de rédaction : la vérité objective dans une salle de rédaction ce sont les salaires et les frais, la forme et la place d'un article ; le public d'aujourd'hui se trouve donc informé des salaires et des frais, de la forme et de la place des articles du monde. Comme toute spécialité, l'« information » se voit à la fois au centre du monde et en dehors de lui. Au centre parce qu'elle parle de tout, en dehors parce qu'elle ne fait qu'en parler. Ainsi cette profession est-elle volontiers partie prenante dans le monde (en toute objectivité s'entend), mais moins volontiers prise à partie, ce qui est, comment dire, un outrage à son objectivité. Car objectivité signifie dans le cas où on à la botte plus près du cul que le cul de la botte, immunité, au-dessus des partis, droit à l'information, mission sacrée, bien de l'humanité, y a du pour et du contre, âme et conscience, lâchez-moi ou je crie ; et indignation, âme et conscience, nous allons tout dire, il n'y a que la vérité qui blesse, scoop, pas de quartier, dans le cas contraire ne comptez surtout pas que je vous lâche.

La pauvreté des informateurs ennemis ne vient que du fait qu'ils sont obligés de vendre leur information. Ils sont obligés de les vendre aux ennemis de leurs maîtres. Ils sont obligés d'employer un jargon entre le discours idéologique ou publicitaire de leurs maîtres et la vulgarisation accessible à la consommation massive des ennemis de leurs maîtres. Ils sont obligés de dire qu'ils aiment cette soupe. Ils sont obligés d'y croire. Mais pour nous, il est facile de concevoir qu'une chose racontée en vue de l'effet que doit produire la façon de la raconter, sera peu compréhensible car peu conforme à sa vérité, qui est dans ce qui l'a produite. La presse occidentale, par exemple, n'a pas compris grand chose à ce qui se passait en Pologne, parce que l'essentiel se passait plus vite que le quotidien, qui est le rythme du temps de cette presse. Et les passions qu'elle cherchait à vendre n'étaient que les tristes rêveries quotidiennes des informateurs, et non pas les délirants transports historiques des Polonais.


b) Information objective

L'essentiel de l'information est dans les choses. La marchandise véhicule des informations plus précises et plus nombreuses sur le monde que l'ensemble des informateurs. La simple présence du touriste est la circulaire la plus écrasante sur la richesse et la pauvreté. L'existence même de l'homme d'Etat est la raison de l'existence du boson W. L'ambiance d'une capitale moderne apprend à ses habitants toute la vérité sur leurs intérêts et sur ce qui les gouverne.

C'est précisément ce phénomène, que tout se dit par les choses, plutôt que par les hommes, qui est la première information de notre temps. Cette information est le lien le plus fort entre les pauvres. Car c'est la condition même de leur pauvreté. Elle est désormais la même à New-York, Paris, Londres, Tokyo. Elle est la même à Los Angeles et à Verkhoïansk. Elle est la même à Berlin, Budapest, Prague et Lisbonne. Elle est encore la même à Varsovie, Johannesburg, Shanghai, Le Caire, Tunis, Lima, Karachi, Addis-Abeba, Beyrouth, Rome. Elle est tout à fait identique à Téhéran et Managua. « Ce qui nuit à l'Inde nuit à la Pologne : tel est le cœur du problème. »

Cette information et la foule de désirs impérieux qu'elle libère est et fait la réalité qu'elle rapporte. Même l'information consciente, subjective, s'inverse et prend son sens caché en devenant marchandise, capital, homme-sandwich. L'information subjective est une apparence extérieure de l'information objective qui réfléchit tout à l'infini. Cette réflexion est l'objectivité même de cette information : aucun individu ne la contrôle et chacun l'assume. Cette liberté absolue de l'information objective est un véritable scandale : le genre est devenu si irresponsable qu'il ne contrôle plus ce qu'il pense, ce qu'il dit. Il est outil de son information qui n'est plus son outil, mais une fin en soi. C'est exactement ce scandale qui est l'origine moderne de toutes les insurrections.

Adreba Solneman




Ce texte est extrait d'un ouvrage non publié, qui constitue la première partie d'un ensemble dont Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, publié par Belles Emotions, est la deuxième.

Pour toute information, commande, critique : Belles Emotions, BP 295 – 75867 Paris cedex 18.




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