Une théorie de la théorie

 

 

De la manière la plus générale possible, la théorie est l'opération qui consiste à formaliser une observation dans la communication. La théorie est un discours sur un objet de l'observation où soit le discours, soit l'objet est nouveau. La théorie est un rapport d'activité, une succession d'affirmations destinée à maîtriser dans la conscience la généralité de l'objet observé, et une proposition de comportement, voire d'action, dans le domaine de cet objet.

A partir de Marx en particulier, la théorie a subi une cristallisation qui s'est accentuée et institutionnalisée depuis. La théorie est à la fois dénigrée et mythifiée, glorifiée et vénérée souvent par ceux-là mêmes qui la rejettent avec mépris avant même de la connaître.

En dehors de l'acception théorique du terme de théorie, c'est-à-dire de la théorie prise dans sa simple généralité, une théorie est toujours la théorie d'un objet. LA théorie n'a pas de réalité. C'est LA théorie qui est la forme cristallisée de la théorie. C'est LA théorie qui est à la fois dénigrée et mythifiée, glorifiée et vénérée, rejetée et méprisée. Avant de comprendre ce qu'est la théorie, il faut constater, comprendre et démythifier ce qu'est LA théorie.

Pour de nombreux objets pour lesquels il existe des théories, il est commun de parler de la théorie sans ajouter de quoi elle est la théorie. Mais les utilisateurs savent en général que, lorsqu'ils disent la théorie, l'objet dont ils parlent – et qu'ils sont tout à fait capables de nommer – est l'objet de la théorie. Il en va différemment de LA théorie cristallisée, qui, depuis la fin de la philosophie, est devenue la pensée du monde et de la totalité, mais comme activité séparée. Les utilisateurs de la notion LA théorie ne savent plus très bien quel est son objet et ne le nomment plus ; du reste, ils utilisent cette notion dans tous les domaines d'activité, de manière indistincte, comme si tous les domaines d'activité étaient subsumés sous LA théorie.

LA théorie a d'abord une fonction. Elle est posée en tant que contraire. LA théorie est simultanément le contraire de deux concepts : LA pratique et l'idéologie. Mais elle est ce contraire non pas en dialectique, mais de manière absolue, indépassable. Cette double dualité figée est cette cristallisation qu'on observe non seulement dans les milieux pseudo-révolutionnaires postmarxistes, mais dans tous les domaines d'activité où on tente de substituer une théorie à la totalité, c'est-à-dire lorsque l'opération de formaliser une observation dans la communication est prise pour objet en tant que telle, lorsqu'on essaie de faire une théorie de LA théorie, voire lorsqu'on essaie d'inclure une théorie de LA théorie dans LA théorie.

 

LA théorie et LA pratique

LA théorie s'oppose à LA pratique. C'est un des grands points faibles de Marx d'avoir permis, à partir de sa théorie, une opposition totale entre théorie et pratique, justement pour soutenir la primauté de la pratique, qui est sa véritable critique de Hegel. En effet, il aurait suffi de rappeler vigoureusement que la théorie est d'abord une forme de la pratique, et une forme de la pratique nécessaire à la conscience, ce qui dans l'opposition entre LA théorie et LA pratique, vision dominante de ces concepts aujourd'hui, est couramment ignoré, quoique sur un point aussi épineux on évite plutôt de se prononcer ; en effet, si tout était pratique, et que LA théorie était un autre, extérieur, à LA pratique, de quelle nature serait LA théorie ? Pur néant mais qui a un contenu qui se développe en lui-même et n'est donc pas néant. La théorie est donc une forme particulière de la pratique ou, pour dire comme les hégéliens, un moment de la pratique, la forme ou le moment de la pratique qui prend la pratique pour objet, d'où une véritable impression d'infini lorsque la théorie prend la théorie pour objet.

Mais si la théorie paraît hors de la pratique, c'est surtout parce qu'elle n'est pas une pratique pour ceux qui ne font pas de théorie, et qui sont l'immense majorité de ceux qui sont confrontés à la théorie. Ceux qui sont exposés à une théorie sans la faire eux-mêmes consomment cette théorie, ce qui est aussi une pratique, mais pas la pratique de la théorie. Il y a d'ailleurs, dans ce qu'on appelle la pratique de la théorie, une fâcheuse homonymie : pratiquer la théorie signifie à la fois établir, construire une théorie, ce qui est l'activité du théoricien ; et réaliser le contenu de cette théorie, ce qui est l'activité des utilisateurs de la théorie, y compris ceux qui l'ont consommée et éventuellement ceux qui l'ont conçue. C'est bien la première acception seulement qui est la véritable pratique de la théorie ; la pratique du contenu d'une théorie n'est pas la pratique de cette théorie, mais bien seulement la pratique du contenu de cette théorie.

La pratique, en revanche, n'est ni une théorie, ni une forme, ni un moment de la théorie, comme la Bibliothèque des Emeutes en avait convenu après avoir montré que le son inintelligible de l'émeute constituait un début de discours : un début de discours ne peut pas véritablement se soutenir en tant que théorie, même s'il n'est pas nécessaire à une théorie de contenir la fin du discours sur l'objet observé pour être une théorie. La pratique, parce que son principe est la réalité, est l'activité qui permet de finir, l'activité de réalisation. Le contraire de la pratique n'est pas la théorie, mais l'absence de pratique. La théorie – et c'est ce qui permet de différencier théorie et pratique, et même de les opposer – est l'activité qui permet de croire qu'on ne peut pas finir. C'est dans la vérification que cette différence se vérifie : la vérification théorique d'une proposition finit sans doute cette proposition, mais pas son contenu ; la vérification pratique de la proposition finit à la fois la proposition et son contenu.

Marx avait tenté de montrer que la philosophie, dont LA théorie est l'héritière, était l'expression intériorisée et surévaluée – on pourrait dire l'abstraction hypostasiée – de la pratique. Pour combattre ce que le monde d'aujourd'hui a d'hégélien, il convient de combattre ce par quoi la théorie d'une observation empêche la pratique. Mais même ce rapport entre théorie et pratique, où la théorie devient comme le leurre qui fait oublier la pratique, ne constitue pas leur séparation ni leur opposition. Ce n'est que LA théorie, la théorie en et pour soi, la théorie infinie qui s'autoalimente sans fin, qui est un mensonge sur l'observation et sur le monde (ce que Marx nous semble avoir voulu dire, et en tout cas c'est notre point de vue, c'est que l'activité de théoriser la théorie, l'activité de concevoir le concept n'est pas sujet du concept ; mais que le concept a son fondement subjectif hors de lui, dans la pratique, en particulier dans la pratique qui réalise effectivement par opposition à la pratique de la réalisation infinie, qui ne réalise pas, c'est-à-dire la pensée qui finit la pensée par opposition à la pensée qui la perpétue). Ce type de théorie, en et pour soi, est rare, mais magnifié dans notre monde où l'intérêt à faire oublier le rapport entre théorie et pratique est si utile à la police et à l'information dominante, quoique néfaste aux marchands. L'intérêt que les marchands ont à profaner les religions, sauf celle de l'économie, est la raison principale mais pas unique pour laquelle l'écrasante majorité des théories aujourd'hui ont un but pratique.

LA pratique n'a pas davantage de réalité que LA théorie : LA pratique est la pratique séparée de la théorie, mais uniquement pour la conscience. Comme une théorie se définit par ce qu'elle observe, une pratique se définit, réellement (et non nominalement), par ce qu'elle accomplit, achève, finit. La pratique recouvre de nombreuses pensées ou même activités qui ne sont plus, pas, pas encore des théories. Mais par rapport à la théorie, la pratique est ce qui vérifie la théorie, c'est-à-dire ce qui la fonde. On pourrait penser que, du fait que la théorie est pratique, la théorie aussi est une forme de ce qui vérifie la théorie. Mais la théorie d'une observation est simplement une forme de cette observation, un moment pratique de sa réalisation. La théorie n'a pas d'indépendance en soi, comme l'ont fort justement martelé des générations de marxistes en formulant cette affirmation de manière à donner une indépendance à cette théorie de la théorie et à toute la théorie qui en découle. La théorie indépendante n'est que LA théorie.

LA théorie est l'absurdité idéaliste des anti-idéalistes. Dans le monde matérialiste, LA théorie est le rien qui est quelque chose, la critique et l'apologie de la pensée séparée, on pourrait d'ailleurs dire sur ce concept qui a tant fasciné depuis Marx qu'il est la pensée séparée de la pensée séparée, et encore la pensée séparée de la pensée, considérée en entier comme séparée. Ce singulier objet de la représentation n'a aucune validité, mais c'est en lui que se fonde toute validité pour ceux qui le consomment. C'est pourquoi il paraît régulièrement nécessaire de remettre en cause la nécessité de LA théorie, généralement par ceux qui ne comprennent pas son contenu. Ici et maintenant, en tout cas, LA théorie joue un rôle essentiel : celui d'être la confirmation toujours honteuse, mais aussi toujours confirmation, de la séparation avec LA pratique. Et si la séparation entre LA théorie et LA pratique est confirmée, c'est donc bien que la théorie et la pratique sont séparées. Cette séparation nécessaire pour le matérialisme est une des contradictions fondamentales du matérialisme.

 

LA théorie et l'idéologie

L'idéologie est la théorie dont l'observation porte sur une idée et, dans le cas de Hegel, objet de critique indirect de 'l'Idéologie allemande', sur l'idée de l'idée. Ce que Marx semble avoir appelé « idéologie » est davantage un rapport qu'il cherche à renverser : la philosophie est une hypertrophie de la représentation du monde, alors que, selon lui, la pratique, qui en est le véritable moteur, est complètement atrophiée dans cette représentation ; la philosophie, en 1846 pour Marx, n'est au mieux que la représentation symbolique du monde pratique, comme en 1999 les sciences positives s'avéraient n'être qu'une représentation symbolique du monde pratique pour l'OT. Il semble donc que ce que Marx appelait l'idéologie ne soit pas l'activité de faire une théorie à partir d'une idée, mais que de faire une théorie à partir d'une idée soit considéré comme le fondement et l'essence de toute théorie.

Le concept d'idéologie a bien évolué, déjà avec Engels, où elle devient une forme de la fausse conscience, une appréciation erronée sur les véritables « forces motrices ». De plus, les « forces motrices » du matérialisme ont rapidement été opposées à l'« idée », qui reste, pas seulement étymologiquement, le fondement de l'idéologie ; cinquante ans après 'l'Idéologie allemande', le concept séparant l'idéologie de la théorie n'était donc plus la pratique observée, mais la matière observée. A partir de là l'idéologie ne se définit plus par rapport à l'objet qu'elle observe, l'idée, mais par rapport à un jugement de valeur a priori sur l'objet qu'elle observe, les « véritables » forces motrices. Selon cette extension du terme, toute théorie qui observe une « pratique » qui ne nous paraît pas être une pratique en vertu de notre propre conception de la pratique, un objet de la pensée qui paraît séparé de tout objet de la matière, est une idéologie. Ce qu'on appelle la pensée dominante, la théorie dominante de la société, devient une « idéologie » dès qu'on pense que ses prémisses sont fausses. Par le fait qu'Etat, marchands et informateurs professionnels utilisent la police et l'armée pour imposer leurs théories dans le monde, l'idéologie est aussi considérée comme étant douée de moyens coercitifs, et souvent par extrapolation, en elle-même : la théorie du monde des marxistes même non staliniens d'aujourd'hui, par exemple, qui n'ont de la police qu'une vague intention, est considérée comme policière et stalinienne par amalgame avec le fait qu'elle soit considérée comme une « idéologie ». Le terme d'idéologie a donc continué à subir des mutations simplificatrices, toutes ayant davantage pour objet de le transformer en anathème – comme les concepts de révisionnisme ou de génocide – que de décrire une forme particulière de pratique ou une série de théories partant de l'observation d'un objet particulier. Les téléologues, par exemple, ont souvent été traités d'idéologues : nous sommes évidemment des idéologues à partir du moment où nous avons pris pour objet de notre théorie une idée, puisqu'en affirmant que tout est pensée nous affirmons que l'idée est la forme sous laquelle une pratique apparaît à la conscience ; mais l'objet de cette idée étant pratique, nous n'en sommes pas. Le vrai idéologue aujourd'hui est un Voyer, qui a pour la pratique à peine moins de mépris que Hegel ; mais d'être cet idéologue, aujourd'hui, est une des rares choses dont nous le félicitons. Nous considérons, en effet, qu'il est très utile de faire la théorie d'une idée, surtout dans un monde où ce type de théorie est discriminé pour des raisons qui sont elles aussi, bien entendu, « idéologiques ». Sur cette forme de pratique de la théorie, le rapport s'est inversé depuis la critique de Marx : la théorie de l'idée est aujourd'hui atrophiée dans le monde, et la discrimination de la théorie de l'idée contribue de manière significative aux dernières défaites gueuses dans le monde. Nous ne pensons pas que tous les gueux doivent devenir théoriciens, comme les situationnistes réclamaient des ouvriers qu'ils deviennent dialecticiens, mais nous pensons que les gueux, collectivement, doivent se doter d'une théorie, non seulement de leur pratique sociale, mais de l'ensemble des domaines du monde, donc de la pensée, à partir du point de vue de leur pratique sociale.

Depuis longtemps – il est difficile de dater exactement depuis quand – la différence entre théorie et idéologie n'est plus que dans le jugement de valeur sur une théorie, tout au moins dans le domaine d'une théorie du monde. La différence entre théorie et idéologie est devenue une différence entre bien et mal, lorsqu'on parle de théorie du monde. Dans cette perspective, LA théorie est le contraire de l'idéologie. LA théorie est la vérité, la bonne théorie, dont l'idéologie est non seulement la fausse appréciation, mais même le mensonge, en tout cas la mauvaise théorie. LA théorie est la prétendue vérité théorique sur le monde, le bien, l'idéologie est l'infamie théorique sur le monde, le mal. C'est l'autre fonction de LA théorie : donner une légitimité morale à une théorie du monde, par opposition à l'idéologie.

Précisons que LA théorie n'a vraiment cours que dans les milieux pseudo-révolutionnaires, par exemple le milieu postsitu, pas chez l'écrasante majorité des pauvres. Mais là où elle a cours, LA théorie joue un rôle de contradiction insoluble. LA théorie est donc à la fois le bien contre l'idéologie, mais le néant face à LA pratique. LA théorie est à la fois extrêmement utile, pour contredire toutes les pensées dominantes de l'horrible idéologie, et une impuissance complaisante en regard de ce qui seul devrait occuper les pseudo-révolutionnaires, LA pratique. Or il se trouve que les principaux héros des pseudo-révolutionnaires ne sont pas les champions de LA pratique, mais les champions de LA théorie. Marx et Debord, pour ne citer qu'eux, sont des théoriciens, c'est-à-dire que c'est dans la théorie que se situe l'essentiel de leur pratique. LA théorie est donc l'objet d'une glorification honteuse, secrète, doublée de fausse modestie. Cette disposition à la complaisance secrète pour LA théorie, cette contradiction entre un bien honteux et un néant nié, est sans doute ce qui l'autoalimente et lui a donné la place démesurée dans laquelle se replient les efforts et les ambitions des ennemis affichés de l'effort et de l'ambition.

Sur le modèle de la dialectique, LA théorie n'est toujours qu'une : une seule théorie a raison, mais alors sur tout. Cette vision, qui s'est perpétuée depuis l'universalité de la pensée d'un Hegel, a toujours cours dans un monde où l'aliénation a fait exploser cette universalité, et où la théorie sur le monde n'est plus une, et ne peut plus l'être. Une théorie du monde peut au mieux être une charge de plastic postée sous le pilier le plus fragile : mais elle ne fera plus tout sauter, dans un monde où les piliers fragiles se sont multipliés, et ne pourra qu'être contestée aussitôt non pas forcément pour son insuffisance manifeste, mais pour son insuffisance latente. En d'autres termes : LA théorie à l'ancienne, qui prétendait être la théorie de tout qui contient toute chose, est aujourd'hui aussitôt contredite partout par l'aliénation galopante de notre monde si étonnant. Dans la pratique, ce n'est pas la théorie qui fonde l'aliénation, mais l'aliénation qui fonde LA théorie.

L'unification de LA théorie et de LA pratique, considérée comme « exigence minimum » dans les prétentions pseudo-révolutionnaires, depuis Marx, est précisément un des effets de son contraire, de son impossibilité pratique, l'aliénation. Cette exigence d'unité entre théorie et pratique est un non-sens dans la mesure où la théorie est éminemment pratique, un moment de la pratique. Dès qu'on exige d'unir la théorie et la pratique, on affirme que théorie et pratique sont séparées. Le moment pratique qu'est la théorie n'est séparé de la pratique en général que dans cette forme d'aliénation particulière de la conscience qui s'appelle LA théorie. Dans le monde, ceux qui font des théories font la plupart du temps des théories de la pratique des autres : la division entre les individus qui pratiquent une théorie et les individus qui pratiquent le contenu de l'objet de cette théorie est une autre forme de cette même aliénation. Il n'y a donc pas une séparation entre théorie et pratique, mais entre théoriciens et non-théoriciens. Si cette aliénation est un démenti historique de l'idéal d'homme total ou d'individu égal au genre, il n'est nulle part vérifié que cette division soit préjudiciable à la théorie, ni même, par conséquent, à la pratique dont elle est un moment.

Les postsitus notamment rêvent tous de devenir des théoriciens parce que, comme ils ont avec abnégation abdiqué tout arrivisme dans le monde, il ne leur reste plus que ce dernier arrivisme contre le monde. Le théoricien est le personnage le plus admirable, le plus élevé dans leur hiérarchie secrète des êtres humains (là encore, le mépris que les marchands ont de la théorie et des théoriciens a beaucoup contribué en réaction à cet élitarisme chez les antiélitaristes). De Marx à Debord ou Voyer, les théoriciens représentent la réussite sociale dans l'imaginaire de ces impuissants malheureux et désemparés. Puisque même la révolution n'ira jamais jusqu'au bout, il y aura donc bien quelque reconnaissance avant, pendant, après que le bon prolétariat devenu théoricien ne désaliène à tour de bras. LA théorie est l'au-delà athée à la révolution : on fera toujours de la théorie, LA théorie est éternelle et infinie dans son union rêvée avec la pratique, même si personne depuis Lukács, qui voyait cette union dans l'organisation en parti, n'ose se représenter ce à quoi pourrait ressembler cette union théorico-pratique. Les postsitus passent beaucoup de temps à tenter d'élucider, de construire et de soupeser LA théorie, et ils passent également beaucoup de temps à nier et à dissimuler cet arrivisme de leur misère, de leur malheur. Régulièrement, ils demandent à quoi sert LA théorie, qu'est-ce que c'est que LA théorie ? Régulièrement, à chaque nouvel échec dans LA théorie, ils se reconvertissent à LA pratique. Mais régulièrement, face à l'idéologie et à l'insuccès de LA pratique, ils reviennent à LA théorie, objet de leurs rêveries, territoire tranquille de leur indécision agitée. Voilà à quoi sert LA théorie : à occuper ceux qui ont refusé, pour des raisons idéologiques, les autres loisirs.

 

Une théorie, c'est bien pratique

Dans le monde pratique, où la théorie est une forme, un moment de la pratique, dans la part du monde de Marx qui est encore scandaleusement le nôtre (nous sommes si lents !), il existe des centaines et des centaines de théories ; il naît des théories à tout moment et en tout lieu, à propos de rien, de tout, de n'importe quoi, et surtout de beaucoup d'objets particuliers dont trop peu sont des idées. La théorie, en général, est ce qui permet soit de constater la fin d'un objet à la face du monde, soit d'œuvrer à cette fin en proposant des moyens pour s'approprier cet objet. Les théories sont des outils, des armes dans la guerre du temps, comme l'avait assez justement dit Debord. Toutes les théories sont faites pour être appliquées, c'est-à-dire qu'elles ont un but pratique en dehors d'elles, sauf celles qui se fondent sur l'infini, c'est-à-dire essentiellement les religions (levons ici une ambiguïté due à la langue : pratiquer une religion n'est pas l'application de sa théorie, mais l'application d'un formalisme rituel théorisé, et la soumission à la théorie de l'infini qui implique ce formalisme). Une théorie est toujours un rapport sur une pratique, donc toujours d'abord constat et souvent ensuite programme ou aide à une pratique future.

Il reste à dire qu'aujourd'hui on voit la diffamation de cette fonction de la théorie d'être le trait d'union entre deux pratiques énoncée par ceux qui voudraient qu'une théorie ne soit qu'un constat, sans projet, comme celles de Hegel et aujourd'hui de Voyer : ces complices de la résignation concrète et de l'antiutilitarisme abstrait font l'amalgame entre un projet et un projet policier, entre une théorie des ouvertures destinée à être appliquée, comme celles de Marx, de Clausewitz ou de Tartakover, et une théorie policière comme celles de Staline ou de Hitler. Là, effectivement, s'opère un déni de la pratique et de la réalité qu'il faut considérer comme une police de la pensée (assez différente de celles de Staline et Hitler).

En tant que théorie, la téléologie moderne est une théorie du projet de l'humanité à un moment particulier de son histoire. Elle ne peut être bien comprise que comme ces discours d'avant les batailles qu'on appelle des harangues, qui constituent la meilleure théorie parce qu'elles sont ce trait d'union entre deux pratiques, un constat négatif qui a conduit à la bataille et un projet qui implique la victoire, même si ces deux pratiques n'ont que rarement le monde et l'humanité comme objet. La théorie à laquelle la téléologie moderne ressemble le mieux par son observation, son objet, son rapport d'activité et sa proposition de comportement et d'action est donc celle, déjà citée, du Grand Condé au moment où il jette son bâton de maréchal par-dessus les lignes ennemies : avoir pour but la vérité pratique.

 

(Extrait d'une intervention de l'observatoire de téléologie sur l'Internet, texte de 2001)


 

Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome II : Téléologie moderne Précédent   Table des  matières   Suivant