L'infini est la victoire du croire
  sur la maitrise de l'esprit

 

1. Quelques réfutations de l'infini

Nous ne connaissons pas, pour l'instant, de théorie qui nie l'infini, à part la téléologie moderne. Nous connaissons des théories qui nient que telle chose soit infinie, ou que telle chose au contraire soit finie, mais la négation de l'infini en entier est encore nouvelle. Nous ne sommes donc pas surpris que l'une des toutes premières réponses à la téléologie moderne soit une défense de l'infini. Quand Voyer nous sommait de le critiquer sur l'existence de l'économie, nous lui avions répondu en substance qu'une véritable critique était une critique d'ensemble et non pas la critique d'un point particulier, aussi important soit-il ; que par conséquent une véritable critique ne saurait venir de là où elle est attendue, c'est-à-dire en l'occurrence une défense de la réalité de l'économie ; et que c'était pourquoi il n'avait pas compris celle d'Adreba Solneman. Mais l'évidence, absolument injustifiée, de l'infini, est tellement grande à notre époque que ses défenseurs pensent qu'il suffit de la réaffirmer d'un peu de morgue indignée pour la confirmer.

Que dit notre néo-Aristote : « (…) oui, l'infini existe, matériellement, sans paradoxe, sans mysticisme, c'est le fini qui est paradoxal, contradictoire, idéaliste. » Cherchons maintenant la démonstration d'une assertion aussi positive. Il n'y en a pas. Nous sommes renvoyés aux oscillations de Leibniz, aux 'Paradoxes' de Bolzano, aux bijections de Cantor. Néo-Aristote ne cherche pas à prouver l'infini, et pour cause ; il renvoie seulement à des discours de théoriciens passés qui ont pris l'infini pour objet fétiche.

Les défenseurs de l'infini qu'il cite ont procédé par rapport à l'infini d'une manière analogue à Néo-Aristote : ils l'ont présupposé, et ils ont confirmé leur présupposition à la fin de leur réflexion. Leibniz ne met jamais en doute l'infini. Bolzano non seulement ne met pas en doute l'infini mais, au contraire de notre Néo-Aristote qui voudrait ramener tous les paradoxes de l'infini en un seul, tente de démontrer que l'infini n'accède à la généralité que dans la pluralité des infinis. En effet, en soi-même chaque infini soulève des contradictions, qu'on appelle paradoxes quand on veut les institutionnaliser, quand on n'a pas l'intention de les résoudre. Mais tous les sectateurs de l'infini agissent de la même manière : ils présupposent d'abord l'infini, et ils se battent ensuite avec ses paradoxes. C'est exactement comme les théologues : ils présupposent Dieu, cette forme particulière d'infini, et ensuite ils se battent avec ses paradoxes. Je présuppose Blanche-Neige, et ensuite je ratiocine sans fin sur ses rapports avec les sept nains : une vraie mine à paradoxes. Evidemment en conséquence, si l'infini, si Dieu, si Blanche-Neige sont réels, si on se place dans leur perspective, le fini devient paradoxal, contradictoire, « idéaliste ».

Le malheur du concept d'infini dans la pensée humaine est qu'il n'y a aucune vérification possible de l'infini. Les choses que nous connaissons sont soit finies, soit non finies. Mais une chose non finie n'est pas pour autant infinie : ma vie est non finie, mais elle n'est pas infinie. Nous ne connaissons aucune chose infinie. L'infini, en ce sens, est la supposition, jamais vérifiée, et pour cause, qu'une chose non encore finie n'aura pas de fin. Par contre, nous vérifions des fins tout le temps. Vérifier, pratiquement, n'est en effet rien d'autre que réaliser, finir. Vérifier c'est rendre vrai. L'infini, qui par définition ne se vérifie pas, ne peut pas, selon l'étymologie même de vérifier, devenir vrai.

Prenons deux exemples. 1. On peut toujours ajouter un entier positif à la somme des entiers positifs. Je ne vois pas la fin de cette série. J'en déduis qu'elle n'a pas de fin. 2. Je sors de chez moi tous les matins à 8 heures. Je ne vois pas la fin de cette série. Pourtant je n'en déduis pas qu'elle n'a pas de fin. Je sais bien qu'un grand nombre de variables extérieures peuvent mettre fin à cette série, qui n'a pas de fin uniquement en soi, dans l'élimination des variables par l'abstraction : une nuit trop joyeuse, un réveille-matin défectueux, un changement d'emploi du temps, le fait que ma rue et ma maison n'existaient pas il y a dix mille ans et que je tiens pour peu probable qu'elles existeront dans dix mille ans et le sens aigu que j'ai de l'éphémère de ma propre existence. L'infini apparent de la série vient de ce que je crois que sa réalité est inhérente à son propre principe. Dans le cas de la sortie de chez moi à 8 heures du matin, il est facile de voir que la série ne dépend pas d'elle-même. Il en va de même pour les nombres entiers positifs : leur conception, y compris leur comptage, dépend de la pensée humaine. Si la pensée humaine s'arrête, les entiers positifs s'arrêtent aussi. Si les humains se suicident, avec la bombe atomique par exemple, les entiers positifs ne leur survivront évidemment pas. La fin des entiers positifs n'est donc pas dans la série des entiers positifs, mais dans ceux qui la posent.

En vertu de quoi Néo-Aristote peut-il affirmer qu'une chose comme l'infini est réelle, puisqu'il ne la vérifie pas, puisqu'il ne peut pas la réaliser ? Comment réaliser une chose sans la finir ? Comment réaliser l'infini sans qu'il soit achevé ? Mais s'il est achevé, ce n'est plus l'infini. Il n'y a que dans le positivisme matérialiste issu de l'atomisme le plus discutable et dans la religion déiste que la réalité est un présupposé, et non un résultat. Néo-Aristote enfonce le clou : « L'infini est premier, matériel et réel, il est la base de la rationalité. » Remplacez maintenant infini par Dieu et vous avez la formule exacte de ce que l'athéisme combat depuis deux siècles, une affirmation invérifiable posée en présupposé de toute chose : « Dieu est premier, matériel et réel, il est la base de la rationalité. »

D'ailleurs, Néo-Aristote ne cherche même pas à vérifier cette incroyable mystique de l'infini. Il assène seulement à l'appui que, sans infini, pas de physique, pas de mathématique, pas de théorie. Il aurait d'ailleurs aussi bien pu ajouter : pas de théologie, pas d'économie, pas de marxisme et pas de communication à la Voyer. Pour la physique et les mathématiques nous sommes d'accord : sans infini, elles disparaissent. Et alors ?

Pour « pas de théorie sans infini », nous pensons que c'est faire bon marché de toute théorie dont l'objet est ce qui est fini, par exemple quand Marx, tout sectateur de l'infini qu'il était par ailleurs, comme tout le monde, analyse la naissance de la classe ouvrière en lutte en France, il ne fait que tirer les conclusions théoriques d'un événement achevé, même s'il le projette dans l'avenir dont il ne nie pas l'infinitude. De même, les téléologues n'ont besoin d'aucun infini pour fournir une théorie de l'insurrection des albanais (Néo-Aristote voudra bien expliquer au passage en quoi nous aurions fait de n'importe quelle Albanie une Espagne).

Nous avons cependant relevé une idée amusante chez Néo-Aristote. C'est d'affirmer que « c'est bien le Divin qui impose le fétichisme du fini, c'est une question de prérogative ». Il est vrai que l'on peut voir ainsi la téléologie classique. Mais en réalité la téléologie classique, où toute chose a une fin, en Dieu, dit en fait plutôt le contraire : rien n'a de fin, puisque tout se termine en l'infini de Dieu. Cette fausse finitude tend à une adulation de l'infini, puisqu'elle soumet toute fin à l'infini et divinise tout l'infini. C'est donc bien plutôt le fétichisme de l'infini qu'établit cette hiérarchie où la divinité est placée au-dessus de toute finitude. Et elle continue après la divinité, puisque, aujourd'hui, la réponse la plus courante à « tout a une fin ? » est : oui, dans l'infini. Le maintien de cette contradiction est la formule invérifiable de notre époque, de notre présent éternel : tout se finit à l'infini. Comme chez Voyer. Comme chez Marx. Comme chez Hegel. Et bien sûr comme chez notre Néo-Aristote qui reformule le fétichisme de l'infini, avec ou sans divin : « La fin du monde c'est de ne pas en avoir. »

Dans 'Croire', nous avons montré comment l'infini était l'aboutissement du croire. Nous avons tenté de répondre sur ce qu'est une religion à partir de la négation radicale de l'infini. Nous avons aussi commencé à répondre par anticipation aux accusations de religion, secte, mysticisme que nous ne doutions pas d'essuyer, en critiquant un objet aussi fondamentalement religieux que l'infini. Si l'infini est la vérité de quelque chose, c'est du croire, et ce rapport s'appelle la religion. Mais ce n'est pas parce qu'on parle de religion, explicitement, qu'on est religieux. C'est ce monde qui est religieux, mais implicitement. Nous avons voulu rendre explicite la religiosité implicite du monde. Comme cette révélation accuse tous les autres de religiosité, et même de religiosité inavouée, implicite, il est primordial pour nos contradicteurs visés de dire combien nous ne disons rien qui vaille, et combien nous ne pouvons n'être qu'une petite secte. Néo-Aristote, ainsi que quelques autres, a fait l'économie de la connaissance de 'Croire'. Sans quoi il aurait remarqué au moins une chose, c'est qu'il inverse le bébé et l'eau du bain. Bébé c'est le divin, et l'eau du bain c'est l'infini. Nous combattons le divin et la religion comme des figures particulières de l'infini et du croire, et non l'inverse. La phrase juste n'est donc pas « pas de théorie sans infini », mais « pas de religion sans infini ». Et par conséquent, pas de critique de la religion sans critique de l'infini.

Dans « réaliser la fin du monde selon son concept », nous n'aurions pas dit d'où vient le concept. C'est vrai. Disons-le alors : le concept du monde vient du monde. C'est la pensée humaine en mouvement, c'est la communication. Mais ce n'est pas la communication infinie, vaine, creuse, formelle de Voyer. C'est la communication qui est le principe du monde au sens hégélien de ce qu'est un principe, c'est-à-dire le contenu de la limite de la chose. Pour la chose qui est la communication, le contenu de sa limite est la fin de ceux qui communiquent. Ce dont on communique dans la communication, c'est en effet seulement de la fin de l'humanité. Voilà à quoi la communication est utile.

Réaliser le monde selon son concept n'est pas Dr Folamour ou Non-A. Dr Folamour ou Non-A ne sont que des variantes de catastrophes qui peuvent nous empêcher de réaliser le monde. Car ne pas réaliser le monde ne signifie pas qu'il sera infini, mais seulement que l'humanité, « tous les petits humains », sera éradiquée avant de s'être réalisée.

Réaliser le monde selon son concept, c'est achever le désir. Prenons l'analogie de la vie individuelle : si je meurs aujourd'hui, il y a de nombreux désirs que je n'aurai pas réalisés. C'est pourquoi on meurt insatisfait. Le projet de réaliser le monde est le projet de faire coïncider fin et satisfaction. Nous savons que la satisfaction particulière n'est qu'une trêve de l'insatisfaction, comme le positif n'est que ce qui suspend le négatif. C'est pourquoi tout réaliser, tout achever, est la seule satisfaction véritable, la réalisation de la satisfaction. Sade, qui s'y connaissait en satisfaction, avait déjà évoqué cette idée.

Achever tout le désir, c'est soit la catastrophe au sens Annie Le Brun / Monsu Desiderio, soit c'est l'accomplir. Cette deuxième alternative, qui n'est pas gagnée d'avance, beaucoup s'en faut, est notre programme.

Si l'on peut appliquer une dialectique à l'histoire (les humains utilisent la dialectique dans l'histoire, mais c'est du fétichisme de la méthode de penser que l'histoire serait elle-même dialectique, malgré Hegel, Cieszkowski et Marx), ce serait celle entre l'insatisfaction et la satisfaction. Les satisfaits sont ceux qui veulent arrêter l'histoire là où ils sont satisfaits, ou bien pensent l'être, non pas finir l'histoire, mais la suspendre. C'est pourquoi les jacobins, les bolcheviques et les pasdarans, violemment attaqués par les gueux émeutiers insatisfaits de leur temps, sont des contre-révolutionnaires. En terme de satisfaction, leur projet était de conserver la satisfaction existante contre l'insatisfaction existante, fusibles radicaux, mais fusibles surtout. C'est pourquoi la middle class, l'idéologie incarnée du ravissement simulé et de la haine du négatif, est un obstacle au débat des insatisfaits. L'histoire est le débat des insatisfaits, c'est-à-dire les révolutions, c'est-à-dire les moments où les insatisfaits posent la question du monde, c'est-à-dire de l'insatisfaction. Ces moments courts et rares sont entrecoupés par les longues périodes de rots des satisfaits qui ont rétabli l'ordre et tentent d'en établir la perspective infinie. Il n'y a pas de préhistoire, il n'y a pas de monde futur où l'histoire sera enfin satisfaction perpétuelle. Il y a : roter de ravissement simulé jusqu'à la catastrophe, ou réaliser la satisfaction avec les insatisfaits.

Dans le débat de l'histoire, l'infini n'est qu'une résignation, un renoncement à finir, la sentence de la soumission : je renonce à réaliser tous mes désirs. Je renonce à faire le monde. Je renonce à être le maître de ma vie parce que je renonce à réaliser le genre.

 

2. Quelques fonctions de l'infini

Nous ne nions pas l'existence de l'infini, mais nous nions sa réalité. Le concept d'infini est un concept très intéressant, il n'y a qu'à observer les vertiges d'un Bolzano qui titube avec une délectation contagieuse dans ce labyrinthe imaginaire. De même, le concept de Dieu est un concept central dans l'histoire dans lequel de nombreux savants se sont perdus, certains avec plaisir. Mais ce n'est pas pour autant que Dieu ou l'infini ont une réalité. L'infini est une hypothèse, certes invérifiable, mais comme l'absurde il peut servir de miroir. Mais il y a une véritable tromperie à construire sur l'infini, comme s'il était réel ou même seulement réalisable.

« L'infini, qui ne peut pas avoir la moindre réalité, ne tient toute son existence que du croire. » La première fonction de l'infini est d'être religion. La religion est un système de pensée pour maîtriser croire, et l'infini en est la croyance suprême, celle qui pérennise ce système de pensée. « La religion, fondamentalement, c'est croire en l'infini en et pour soi, c'est-à-dire également croire à l'infini. Et l'infini de croire, fondamentalement, c'est la religion, ou en tout cas c'est ce que toute religion promulgue et défend, c'est la fonction de toute religion jusqu'à son effondrement. »

La seconde fonction de l'infini est la conservation. Lorsqu'une dispute est infinie, lorsqu'une décision est remise « aux calendes grecques », cela veut dire que la dispute ne trouvera pas son issue dialectique, son dépassement, cela veut dire que la décision ne sera pas prise. L'infini est conservateur parce qu'il renvoie hors de portée possible. L'infini empêche d'aller au fond des choses, d'aller au bout.

Pour la même raison, l'infini cru réel déresponsabilise. Si l'infini est une réalité qui me dépasse, alors je résigne devant ce qui est infini, je renonce à me l'approprier. Je reste soumis à une grandeur que je ne pourrais pas atteindre, encore moins dépasser. Mais si ce qui me dépasse n'est pas cru infini, je peux agir dessus. L'infini est la défense de la théorie contre la pratique, de l'hypothèse contre la réalité. « L'éternité rend vaine toute action. »

La fascination de l'infini est l'incapacité à dépasser à laquelle s'était attaqué Hegel dans sa dialectique du mauvais et du bon infini. Mais on a vu, dans l'idée absolue, qu'il y a finalement succombé à son tour [1]. Il est d'ailleurs assez drôle de voir comment les matérialistes décrient comme idéaliste ce que décrivait Hegel de la réalité, alors qu'ils trouvent matérialiste une pensée aussi infondée dans toute pratique connue que l'infini.

Affirmer que l'histoire est infinie est un lieu commun des religieux et des conservateurs. C'est placer l'histoire hors de toute vérification possible. Si l'histoire atteint à l'infini, nous ne pouvons pas la concevoir en entier, c'est se résigner à ce que l'histoire soit hors de portée. C'est reconnaître que l'humanité ne peut pas maîtriser l'histoire. Si l'histoire était infinie, alors les critiques d'un Papaioannou sur l'historicisme judéo-chrétien seraient justifiées : la domination de la catégorie de l'histoire sur une cosmologie grecque fermée est le tribut religieux d'une transcendance infinie. Et l'histoire devient une catégorie qui dépasse l'humanité. Au contraire, dans le monde où l'infini n'est qu'un leurre et une superstition, le concept d'histoire finie garde sa primauté conceptuelle, mais soumise à l'humanité. Tout est possible n'a de sens que si rien ne nous dépasse.

Il n'y a, en effet, depuis que la pensée fait des ravages, qu'un seul concept placé au-dessus de l'humanité : l'infini comme réalité. Et la soumission humaine, qu'elle soit à ce qui est soi-disant non humain, ou à ce qui est humain, n'a jamais eu d'autre fondement théorique que l'infini prétendu pratique [2]. (...)

 

 

[1] Quand Voyer tente de réaffirmer l'infini, après que nous avons montré que ce concept est religieux, c'est en reprenant le pire Hegel, le seul que Voyer connaisse, c'est-à-dire celui qui prétend que le concept est infini, et par conséquent que l'exception parmi les objets de la pensée, c'est-à-dire celui qui à la fois pense et est pensé, c'est-à-dire le sujet-objet de la pensée, serait infini. « Le fait que tous les hommes entretienne une relation d'intériorité avec chacun de ses éléments, le fait qu'il contienne le négatif comme apparence » n'entraîne en rien « qu'il est une multiplicité absolument infinie » sauf chez le pire Hegel, en tant qu'abstraction hypostasiée, en tant qu'hypothèse, en tant que dernière volonté quasi phobique de conserver ce qui est là, d'empêcher la vérification pratique, de résigner. L'affirmation de l'infini reste une affirmation vide, une péremption. Mais quelle soumission suffisante de valet que d'affirmer que le sujet de la pensée ne saurait en devenir le maître au point de la finir si bon lui semble ! (N.d.E.)

[2] Il semblerait, en effet, qu'il faille aussi en finir avec la conception de la liberté qui domine le concept d'infini. Levinas décrit ainsi le moment où philosophie et religion s'accordent dans la soumission à l'infini, moment où l'antique rapport par lequel l'infini était une imperfection, une émanation du fini, se renverse, moment où l'infini et la liberté commencent à être associés : « Pour Descartes, l'idée de Dieu est innée à l'âme et je suis plus certain de Dieu que de moi-même : le fini est connu sur le fond de l'infini. La priorité intellectuelle de l'infini s'ajoute désormais à sa priorité ontologique. Le sens de l'infini dans la créature perd également sa signification quantitative. Il s'agit du vouloir libre que rien, pas même l'entendement, ne saurait commander. L'infini en tant que spontanéité, c'est-à-dire en tant que liberté, va dominer la conception occidentale de l'infini. »

La liberté dans l'infini est fondamentalement l'absence de limites qu'induit la notion d'infini. Mais nous savons bien que cette absence de limites est précisément une limite. Nous savons bien aussi qu'une telle absence de limites ne se vérifie pas pratiquement, ne se réalise pas. Elle est et reste une pétition de principe. La soi-disant liberté de l'infini n'est qu'une liberté fantasmée, celle du paradis, du communisme, de l'immortalité ou d'on ne sait quelle communication directe, c'est-à-dire une liberté potentielle, mais jamais pratique, même et surtout pas dans le concept de Hegel, où la liberté est seulement stipulée, comme une prémonition de la Paulskirche, mais on ne la voit jamais à l'œuvre sous la mitraille des conditions nécessaires de la dialectique. La liberté de l'infini est seulement la tentative théorique d'empêcher la liberté pratique, qui, de tout, veut en avoir le cœur net.

Pour nous, ennemis de ce monde, l'infini est d'abord une dépossession, une incapacité de s'accomplir, un au-delà dont la maîtrise nous échappe par postulat. La liberté qu'il y a dans l'infini est à un point tellement caricatural la liberté à l'intérieur d'un cadre dont je ne suis pas libre de fixer les conditions qu'elle n'est que la liberté de la religion chrétienne chez Descartes, la liberté bourgeoise de l'Etat prussien chez Hegel, la liberté de l'impuissance, du non-réalisable rêvé chez les pauvres, comme chez Bakounine pour qui ta liberté étend la mienne à l'infini, en d'autres termes la liberté à l'intérieur d'une prison, la prison que Voyer jeune appelait la communication infinie. A l'infini on peut tout faire, sauf tout. C'est-à-dire qu'on est condamné à tous les riens que les valets appellent richesses, sauf Voyer qui les appelle richesse, de toute éternité. La liberté de l'infini est la liberté de la police. (N.d.E.)

 

(Extrait d'une intervention de l'observatoire de téléologie sur l'Internet, texte de 1999, annoté en 2001)


 

Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome II : Téléologie moderne Précédent   Table des  matières   Suivant