Comme une masse mobile, parfois un peu écœurante, enflée de superlatifs et d'insaisissables sensations brutes qui dardent la pensée en illuminations éphémères, en aphorismes éternels, en détails croustillants, l'amour traverse la réflexion humaine dans le plus grand désordre. Selon mon point d'observation, qui n'est pas celui d'une vaste culture mais qui englobe toute la culture, j'entends partout l'amour, l'amour, l'amour, mais c'est à peine du vent, ni chair ni sens. On galope dans le bien entendu, dans le présupposé connu, dans le délit d'initié, et que de lourdeurs et de longueurs pour dire ce qui est vif et fin, que de silences entendus, que de soupirs m'as-tu-vu. Aucun philosophe, à part Platon pour le réprimer, n'a tenté d'expliquer, de comprendre, de cerner l'amour, comme si l'amour était opposé à la philosophie, comme si l'amour n'était pas digne d'une explication, ou comme s'il fallait lui préserver cette mythique capacité à échapper à l'entendement. Aucun de ces « révolutionnaires » qui jusqu'aux trois quarts de ce siècle ont exercé leur ardeur et leur logique à expliquer les sujets les plus variés n'a tenté l'aventure avec l'amour. C'est donc aux sociologues qu'il faut s'abaisser pour entendre un discours sur ce qui est trop vibrant et impliquant pour souffrir les louches attouchements de ce métier, ou au dilettantisme des poètes qu'il faut se résigner pour ce qui est trop structuré, construit, élaboré, pour être saisi dans une déclamation conçue pour être sentie et non pour être débattue.
Je suis contraint d'admettre que le phénomène de l'amour lui-même se prête mal à la théorie. D'abord, son mouvement même est une sorte de recherche du déséquilibre, de la surprise, de la nouveauté, si bien que chaque époque et chaque amour particulier semblent le refaçonner selon des règles à découvrir et qui bouleversent les précédentes. Il y règne, ensuite, un goût de l'intimité et du mystère qui disparaît dans l'expression publique, contraire de l'intimité et étalage trivial de ce qui était mystère, si bien que l'expression de l'amour semble justement le contraire de l'amour, comme l'image qui tue l'imagination. L'amour enfin exige un abandon de soi tel que le recul nécessaire à sa compréhension d'ensemble perd la sensation : et il paraît ainsi tout aussi impossible d'exprimer publiquement l'amour alors qu'on le vit que de l'exprimer alors qu'on ne le vit pas. En ce sens, le silence de la théorie peut passer pour une sagesse de philosophe, ou pour une prudence de « révolutionnaire ». On peut aussi dire qu'il y a là une timidité ou une lâcheté, et qu'il eût mieux valu tenter des insuffisances critiquables, comme Stendhal, qu'un attentisme circonspect, comme Vaneigem.
C'est pourquoi 'l'Amour et l'Occident', de Denis de Rougemont, est vraiment une exception. C'est le seul ouvrage à ma connaissance qui ait tenté de dire ce qu'est l'amour en entier, qui propose une thèse sur l'amour. Il est le seul à insérer l'amour dans plus grand que lui, à sortir l'amour de son intouchable unicité et de sa grandeur hors de portée, de sa séparation d'avec le monde où il apparaît et disparaît ; et ceci sans le cynisme réducteur qui ricane en transformant amour en sexe plus sensiblerie. Il est le premier à attribuer à l'amour un commencement, le XIIe siècle, ce qui nie dès le début l'amour infini, qui a toujours été et sera toujours.
Mais surtout, de Rougemont entreprend d'expliquer en quoi un phénomène aussi puissant, qui traverse toute la littérature comme son principal fil conducteur, qui reste le but et le merveilleux de la plupart des contemporains, qui monte vers Dieu et descend dans la publicité, est d'abord un phénomène spirituel, qui recouvre une dispute et un débat. Car s'il n'était qu'une décoration du besoin sexuel, l'amour n'aurait pas pu se maintenir au centre des représentations culturelles ou personnelles, et s'il ne reflétait pas un débat de l'humanité il ne pourrait pas refléter, avec une telle persistance, autant d'ébats d'humains. Et ce n'est pas dans cet ouvrage un lieu commun, une vague généralité, puisque le débat en question est décrypté et décrit, donc précisément nommé. Même si l'on est en désaccord avec l'interprétation de De Rougemont, le fait de souligner combien l'amour est la traduction d'un débat spirituel fondamental, le fait de nommer et d'expliquer un débat central de l'humanité, est déjà un mérite rare.
Et à la fin, aussi hardi qu'indépendant, de Rougemont prend position dans le débat qu'il vient de décrire, et propose une solution pratique pour le dépasser. Là encore la démarche, indépendamment de son contenu, mérite qu'on salue son honnêteté et sa fraîcheur, dont notre siècle a été si avare.
L'amour tel que nous le connaissons, et toute la poésie occidentale, nous viendraient des troubadours des XIIe et XIIIe siècles. Les troubadours allaient de château en château dans la France du sud de la Loire, la région de la langue d'oc. Cette migration était contemporaine de l'hérésie cathare, et les troubadours ont donc connu les cathares, qui vivaient essentiellement dans cette région, même si les témoignages de leur rencontre sont étonnamment parcimonieux. D'ailleurs de Rougemont semble surtout avoir été attaqué sur l'affirmation de cette rencontre, cependant fort peu douteuse. Il étaie cette hypothèse en citant assez justement les liens entre psychanalyse et surréalisme, qui sont davantage dans le contenu, dans la simultanéité de l'époque, que dans des rapports précis et avérés (« Et Breton n'a jamais cité Freud dans ses poèmes, mais je sais bien qu'il se donnait lui-même pour freudien (...) »).
L'hérésie cathare serait un christianisme d'origine manichéenne et peut-être celte. Les cathares tentent de libérer leur âme, prisonnière de leur corps charnel, de s'unir totalement avec Dieu, une sorte de solution en l'absolu et l'infini qui commence dans une pureté terrestre stipulant notamment une chasteté complète. Mais cette union du relatif avec l'absolu, ce passage de l'homme fini dans le dieu infini, du jour dans la nuit, de la matière dans l'esprit, ne serait possible que dans l'au-delà et elle présuppose donc la mort. Or toujours en suivant de Rougemont, la doctrine chrétienne orthodoxe, pour laquelle le Bien et le Mal sont créés par le même dieu, mais se divisent ensuite pour l'éternité, résout cette contradiction insoluble pour les dualistes, pour qui le Bien est créé séparément du Mal, mais finira par en triompher. Le Christ est précisément l'absolu, l'infini, l'esprit qui s'incarne dans le corps périssable, fini et matériel, mais il est aussi le passage du périssable à l'absolu, du fini à l'infini, et de la matière vers l'esprit, comme le retrace le mythe de la résurrection. Dans l'orthodoxie chrétienne, c'est le Christ qui se charge de la résolution de la contradiction manichéenne, la rédemption et la fusion entre le corps humain et l'esprit divin sont l'ouvrage et le sens de ce troisième terme, qui dépasse le dualisme du Père et du Saint-Esprit, et qui est synonyme de synthèse et de dépassement dans la philosophie occidentale. Le sens de la vie terrestre, dans cette orthodoxie, n'est pas de gagner l'union totale avec Dieu, mais au contraire d'administrer la parole de Dieu dans l'impureté du fini et du périssable. La vie n'est plus la quête de la divinité, mais un stage d'entrée au paradis. Et la clé de la vie n'est que la modeste administration d'une éthique dont le mariage et la fidélité conjugale sont le contrat fondateur, et non plus comme chez les cathares, la recherche de la mort, soulagée par la métempsycose, comme passage nécessaire pour se fondre en Dieu.
Deux malheurs cependant auraient affligé cette exégèse du christianisme qui solutionne tous les anciens problèmes païens, dont justement le catharisme serait une résurgence. D'une part elle n'a pas été suffisamment expliquée ; et c'est pourquoi la théorie dualiste et la tentative de fusion totale des cathares ont resurgi. Le second malheur serait que l'hérésie n'a pas été comprise comme un questionnement, par exemple du rapport entre le fini et l'infini, auquel le christianisme avait une réponse dogmatique, mais comme une injure, voire une menace pour la religion dominante. En effet, les cathares ont été réprimés dans une abominable croisade, qui les a éradiqués, au moins en surface.
Après cette croisade des albigeois, l'hérésie aurait continué à circuler, mais maintenant de manière souterraine et clandestine. Ainsi, les troubadours par exemple auraient véhiculé cette pensée proscrite, mais dans un langage codé, symbolique. Dans ce langage, l'amour n'est en fait que la tentative d'union, non avec la femme, mais avec l'âme, spiritualité pure prisonnière du corps impur, symbolisée par la Dame, intouchable et souveraine, infiniment au-dessus de l'amoureux, qui représente le corps. Le code d'amour courtois serait un début du code de la chasteté des « parfaits » ou « purs », comme s'appelaient les cathares confirmés, c'est-à-dire ceux qui avaient passé le rituel initiatique du consolamentum qui culmine en un baiser, le baiser de paix des frères, leur dernier geste charnel, au contraire de leurs sympathisants encore imparfaits, qu'on appelle les « croyants », et qui continuaient de pouvoir pratiquer l'union charnelle.
L'amour, né du débat spirituel avorté, parce que l'Eglise a préféré le noyer dans le sang plutôt que dans les arguments, ne serait donc d'abord que l'hérésie cathare codée. Le roman serait la forme littéraire de cette propagande spirituelle dont le conte de Tristan et Iseut est l'archétype, la traduction de la doctrine cathare dans le mythe de l'amour. L'extrême importance qu'a pris l'amour serait d'une part liée à la continuation de l'hérésie cathare, mais cachée et déformée par la clandestinité et le temps, jusqu'aujourd'hui, et d'autre part à la vulgarisation du mythe, qui a continué d'être brodé, modifié, reconstruit, mais par des successeurs des troubadours qui ne savaient plus qu'il s'agissait là d'un discours spirituel codé. C'est pourquoi l'amour se serait recentré autour du sexe, à l'opposé de la chasteté du mythe initial.
C'est dans la passion que l'hérésie cathare survivrait. La passion des cathares, comme le souligne de Rougemont par rapport à Tristan et Iseut, serait une passion de la mort (qui est le projet de la fusion avec Dieu, l'union du fini et de l'infini), et toute passion aujourd'hui serait construite sur ce modèle malheureux et égaré : un mythe vécu, une souffrance, une maladie physique, un goût morbide pour l'autodestruction, qui a son origine dans une contradiction spirituelle que le christianisme avait pourtant résolu dans la chair même du Christ.
De Rougemont commence l'exposé de sa thèse par sa conséquence. Il s'en prend à l'adultère. C'est que dans le débat entre orthodoxie chrétienne et hérésie cathare, il a choisi son camp : l'orthodoxie chrétienne. Et comme à la fin de son ouvrage il se sent obligé de proposer une pratique, ce qui est à son honneur, il tire les conclusions de sa prise de partie et soutient, contre le mythe de l'amour, la réalité du mariage et de la fidélité conjugale.
Cette conséquence, probablement adoptée par l'auteur dans sa propre existence, apparaît dès le commencement de l'ouvrage, parce que commencer par introduire la conséquence pratique, centrer la réflexion autour de ce résultat, renforce et certifie d'autant la thèse qu'on ne découvre que par la suite, la rend davantage indiscutable ; mais du fait de l'usure du mariage et de la fidélité conjugale pendant ce siècle, la vigueur avec laquelle ils sont présentés souligne le procédé, et en conséquence, cette recommandation d'un mode de vie fait un peu plaquée sur l'idée centrale qu'elle encadre en sandwich. Car même pour qui serait d'accord avec la thèse de 'l'Amour et l'Occident', à savoir que l'amour est un débat spirituel codé, et même que l'amour-passion serait la perpétuation d'un mythe, mariage et fidélité conjugales paraîtraient loin d'en être les antidotes idoines. C'est donc dans le militantisme de la pratique pour laquelle il a lui-même opté, le banal mariage chrétien avec une emphase sur la fidélité, qu'il faut comprendre que l'auteur commence comme il finit, en liant étroitement l'amour à l'adultère : « Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l'adultère paraîtrait l'une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n'y font aucune allusion (...) », peut-on lire dès la troisième page.
Pour contredire cette affirmation, il suffira de se reporter à son propre volumineux chapitre intitulé « Le mythe dans la littérature ». De Tristan et Iseut jusqu'au cinéma des années 30 ne figure pas un seul amour dont l'adultère soit le thème central, à l'exception du mythe fondateur, Tristan et Iseut, et de son remake wagnérien : ni Abélard et Héloïse, ni Roméo et Juliette, ni Don Quichotte et Dulcinée, ni Phèdre, ni la 'Nouvelle Héloïse', ni Justine, ni tout le romantisme allemand, ni 'la Chartreuse de Parme', ni même 'Madame Bovary', ni Proust, ni Breton, ni les mélodrames hollywoodiens comme 'Autant en emporte le vent' ne se préoccupent principalement de l'adultère. Par ailleurs, comme le signale le sociologue Luhmann, dès « la fin du XVIIIe siècle, on professe l'unité du mariage d'amour et de l'amour conjugal comme principe du perfectionnement naturel de l'être humain », et il cite à l'appui Jakob Mauvillon, qui soutenait en 1791 que le plus haut point de perfection du mariage « consisterait en ce que l'état de mariage soit toujours amour, et l'amour toujours état de mariage ». Le romantisme, jusqu'à ce que de Rougemont appelle la romance du cinéma, a principalement posé le mariage comme aboutissement de l'amour, et non l'adultère ; le happy end est justement un avenir dégagé d'obstacles, qui est presque invariablement synonyme de mariage, de réconciliation avec l'orthodoxie dominante. Luhmann avait d'ailleurs tenté de montrer que les rapports entre mariage et amour fluctuaient au cours du temps comme ceux d'un couple orageux qui alterne flirts et divorces. Si évidemment « épouser Iseut » apparaîtrait comme l'impossible effondrement de la passion entre ces deux personnages, déjà entre Roméo et Juliette, c'est l'impossibilité du mariage qui constitue la tragédie, et non l'amour.
Il me paraît donc nécessaire pour comprendre de Rougemont de dissocier le mariage et la fidélité conjugale, pris à la lettre, de leur fonction dans la thèse. En tant qu'institutions sociales, en effet, mariage et fidélité conjugale commençaient seulement leur déchéance au moment où 'l'Amour et l'Occident' a été publié, en 1938, après un siècle et demi d'essor, d'apologie romantique, et de cet enthousiasme que mettait la jeune bourgeoisie dans tout ce qui accompagnait sa prise de pouvoir universelle. Mais les autorités de tutelle qui ont la charge de l'institution du mariage, l'Eglise et l'Etat, ont subi de sévères assauts, particulièrement au cours des deux révolutions de notre siècle, celle de Russie et celle d'Iran ; et refuser le mariage a souvent été compris comme une opposition manifeste à ces pouvoirs, que leurs contre-révolutions ont rendus si haïssables. Ensuite, la monogamie comme économie de la reproduction, mais qui dicte l'usage du plaisir, a été mise à mal par la contraception et l'avortement. Enfin, le vieillissement de la population, en Occident en tant qu'avant-coureur, a rendu la moyenne des vies sexuelles plus longue que la moyenne de l'attirance sexuelle à l'intérieur d'un couple. Et, de même que l'économie, comme religion dominante, exige aujourd'hui une mobilité et une flexibilité dans le travail, de même sa société du défoulement sexuel toléré exige une meilleure souplesse dans la gestion des désirs particuliers que ne le permettait le mariage monogamique. Même l'émergence des tendances néopuritaines et normatives qui accompagnent le sida et le politically correct n'a pas prétendu rétablir l'union exclusive et unique contre la rationalité du couple flottant et mobile, qui est devenu la norme dans la middle class élargie. Et, à côté d'un engouement pour le divorce (le divorce, s'il est un fossoyeur de la fidélité, est aussi le contraire de l'adultère), le contrat de fidélité et d'exclusivité à temps fleurit en de nombreuses variantes, hors mariage.
Mais en proposant mariage et fidélité conjugale, ce n'est pas à une sexualité trop permissive que de Rougemont s'opposait en priorité, comme on le supposerait plutôt après un tiers de siècle tapissé du débat de fond sur la permissivité sexuelle, mais au contraire à la chasteté cathare, et à la critique adultérine du mariage qui est encore, chez les troubadours, une argumentation en faveur de l'abstinence : puisque l'aimée est mariée, on ne la touchera pas, mais puisqu'elle aime aussi, elle s'abstiendra également avec son mari, qu'elle n'aime pas. La fusion dans l'absolu et l'infini présuppose la chasteté, aussi parce que les mystiques espèrent l'atteindre en retranchant toute leur énergie sexuelle, ce à quoi de Rougemont consacre un chapitre où il cite beaucoup Mircea Eliade : « Une école mystique du tantrisme tardif, le Sahajiyâ, "amplifie l'érotique rituelle jusqu'à des proportions étonnantes... On y accorde une grande importance à toute sorte d''amour' et le rituel de la maithuna apparaît comme le couronnement d'un lent et difficile apprentissage ascétique... Le néophyte doit servir la 'femme dévote' pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la même chambre qu'elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but 'l'autonomisation' de la volupté considérée comme l'unique expérience humaine qui peut réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l'arrêt séminal". »
Mariage et fidélité conjugale, en revanche, sont le choix de ceux qui sont débarrassés des questions de fond de l'humanité, chez de Rougemont grâce au Christ qui s'en serait chargé pour nous, et n'ont donc plus besoin de se retenir pour atteindre l'impossible. Humble et raisonnable, mais ne niant pas son corps, voici l'homme construisant une alliance intime, avec une femme qui n'est plus la femme idéale introuvable et donc soit irréelle, soit pétrifiée hors d'atteinte, et tous deux se préparent ainsi à gérer une existence terrestre qui s'apparente à une patiente préparation d'une vie infinie meilleure, mais garantie par une existence terrestre au service du Bien. Et pour démystifier un Eros sursublimé, voici une agapè qui n'est que ce qu'elle est, réaliste mais réelle, où une satisfaction parcellaire, modeste et suffisante a droit de cité. Pour de Rougemont, la chasteté n'est rejointe que dans le personnage, lui aussi mythique, de Don Juan (pâle préfiguration du Surmâle surréaliste de Jarry), par l'autre excès qu'est la débauche : « C'est l'infidélité perpétuelle, mais c'est aussi la perpétuelle recherche d'une femme unique, jamais rejointe par l'erreur inlassable du désir. C'est l'insolente avidité d'une jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c'est aussi la secrète faiblesse de celui qui ne peut pas posséder, parce qu'il n'est pas assez pour avoir... » De sorte finalement que le mariage et la fidélité conjugale sont l'opposé des deux extrêmes qui tendent tous deux au mythe, sont la raison que l'humanité s'est faite.
C'est la passion que ce moyen terme combat. C'est dans, par et pour la passion que l'hérésie cathare a grandi et vécu. Et à travers la dissection de l'amour mythique de Tristan et Iseut, de Rougemont essaie seulement de montrer comment cette passion, qui ne résout jamais le débat, sous son apparence de passion amoureuse, est en réalité passion de la mort, passion de l'obstacle à l'infini, souffrance, maladie, et même une sorte d'allergie : « Cherchant des analogues de ce phénomène à un niveau physiologique, je ne trouve guère que le mécanisme de l'allergie : réaction excessive à un agent externe qui est d'ordinaire inoffensif, mais qui soudain, pour des raisons que nul ne connaît, provoque chez celui qui s'est trouvé sensibilisé par un premier contact, une surcompensation violente, par exemple une surabondante production d'antihistaminiques suite à une simple piqûre de moustique. » Observons ici que cette comparaison peut s'appliquer à cette raison si manifestement allergique à la passion, qui continue le jeu des analogies en associant passion et drogue : « La cause la plus fréquente de l'allergie est le contact avec certaines substances, ou leur ingestion. (...) ce que l'analogie de la drogue fait bien sentir, c'est le caractère invinciblement solipsiste, narcissique et ségrégatif de la passion. Ceux qui "voyagent" sont toujours seuls. Leur passion n'atteint pas la réalité de l'autre, et n'aime en fait que son image. Et c'est pourquoi le mariage ne peut se fonder sur elle. » Là encore, tout ce qui s'applique à la drogue peut être rapporté à la raison, qui crée de telles distorsions de la réalité, et une sorte de dépendance figurée. En particulier on peut affirmer que la raison « n'atteint pas la réalité de l'autre », surtout lorsque elle-même prétend aimer, c'est-à-dire se contente de l'agapè ; c'est en revanche sur cette infirmité et cette prétention du contraire que se fonde le mariage.
Le mariage et la fidélité conjugale ne sont pas seulement une alternative, un peu défraîchie, à l'amour. Il s'agit surtout d'un comportement, c'est-à-dire d'un enchaînement d'attitudes, d'un modèle social pour maîtriser des émotions. Chez de Rougemont, ce comportement associe d'ailleurs deux courants traditionnellement opposés et qu'il tente de concilier : le christianisme orthodoxe éclairé et la pensée progressiste, pour qui la raison doit dominer essentiellement toute autre forme de pensée, et donc l'émotion. Il y a évidemment dans l'idée que le christianisme orthodoxe est la philosophie de la vie la plus raisonnable un brin de provocation amusée envers les rationalistes athées ; et il y a dans la présentation du mariage et de la fidélité comme mode de vie progressiste, conforme aux exigences de la raison, et rejetant le mythe de l'amour, une provocation identique envers les chrétiens, particulièrement les catholiques.
Ce mode d'appréhension orthodoxe du monde semble assez ancien, puisque déjà les philosophes grecs l'ont fait triompher, à l'issue de leurs disputes d'écoles. Il s'agit de comprendre et d'ordonner les choses par la pensée avant d'agir, d'avoir une maîtrise conceptuelle des phénomènes avant de les pratiquer, et de légiférer en fonction de ce qui a été ainsi déterminé, c'est-à-dire de tirer des généralités de cette observation. C'est une attitude où la raison doit toujours l'emporter, par principe puis par habitude, sur la passion. Dieu même n'y devient un objet que de la raison, et ne doit pas être importuné par la ferveur, tout au moins avant d'être fondé dans la logique inhérente du système de croyances qui s'établit autour de ce comportement. La philosophie occidentale, depuis Descartes au moins jusqu'à Kant, est la promotion de ce mode d'existence, qui est aussi une recherche d'équilibre, de consensus, d'harmonie, de pérennité, de paix morale, de modération, de tiédeur. Il faut en effet une grande humilité, si grande d'ailleurs qu'elle en devient son contraire, pour affirmer le mariage monogamique, qui est un contrat de toute une vie, au début de celle-ci, avec un allié également encore trop jeune pour comprendre la signification de cette durée et la violence de cet engagement autrement que dans un romantisme effréné, ou dans une discipline de fer. Mais ce type de choix, initialement prudent, attentif, s'observant avec rigueur, et réprimant sans indulgence toutes les manifestations n'ayant pas référé leur bien-fondé à la raison, est devenu celui de la plupart de nos contemporains, au point que leur émanation collective, l'Etat, en est devenu, contre eux, le garant chicanier. C'est d'ailleurs au nom de cette raison et du comportement orthodoxe que le mariage monogamique tombe en désuétude depuis de Rougemont. Le « siècle des Lumières » et la contre-révolution jacobine ont fortement contribué à promouvoir ce type de comportement, sec et précis, « civilisé » comme on disait encore au début du siècle, où la nouveauté n'est validée qu'à partir du curieux cheminement qui officialise les découvertes scientifiques, c'est-à-dire une vérification théorique admise par la communauté fermée des égaux. Et, pour la même raison qui nous fait confondre la révolution française avec la contre-révolution jacobine, ou la révolution russe avec la contre-révolution bolchevique, ou encore la révolution iranienne avec la contre-révolution néo-islamiste, de nombreux pseudo-révoltés modernes se réclament d'une attitude basée sur la raison dans leur critique du monde. A la suite de Marx, ils soutiennent que leur critique est une « science », et par science ils entendent la pensée consciente la plus élevée. Leur critique du monde porte justement sur ses insuffisances « scientifiques », c'est un monde qui n'est pas assez rationnel pour eux ! C'est parce qu'ils sont encore plus jacobins que Saint-Just, plus bolcheviques que Lénine et Trotski, ou plus néo-islamiques que Shari'ati et Behechti qu'ils veulent changer la société actuelle. C'est parce que le quadrillage de la raison leur paraît insuffisant, et que ce monde tolère bien trop d'inexactitudes et de débordements qu'ils s'en disent ennemis. Le zen est une autre déclinaison de cette tendance, qui veut seulement améliorer ce qui est là, mais qui s'y est résigné, et qui s'en contente. Dans le zen, la recherche de l'équilibre, de la paix se fait au détriment de la bousculade insensée des mauvaises pensées, la sacrifie au profit d'une retenue complète, d'une immobilité qui se proclame maîtrise de soi, parce qu'elle pense réussir, par simple exercice physique, à éliminer tout ce que l'émotion véhicule. Il s'agit là de canaliser l'imprévu, de ne plus se laisser emporter, de savoir retenir sa respiration, comme dirait Reich en parlant de ce qui provoque le cancer, ou d'obtenir la maîtrise des sens, i. e. l'arrêt séminal, comme le formulerait Eliade. Et, comme de Rougemont plaide la résignation dans l'humilité du mariage et de la fidélité, parce que le Christ se charge de l'impossible, qui est la contradiction, qui est la question centrale de l'espèce, qui est l'absolu et l'infini, et ainsi l'éternise, progressistes ou pratiquants du zen sont résignés à un monde sans fin, mais réclament avec insistance qu'il soit géré avec davantage de raison toujours, qu'on améliore sans cesse le progrès, la paix, les loisirs, que la science découvre toujours de nouvelles possibilités, que tout reste donc sur le mythique rail ascendant, à l'infini. Disons que les partisans d'un comportement orthodoxe apprécient la musique à cause de ses rythmes réguliers, l'écologie parce qu'on y conserve toutes les espèces (sans se poser la question du but de cette conservation), les découvertes scientifiques parce qu'ils y voient un changement. Ils plaident en faveur d'un ordre rationnel et, s'ils sont du parti de la satisfaction, ne s'en pensent jamais insatisfaits, mais s'ils sont du parti de l'insatisfaction, en sont généralement satisfaits. Habitués à se fermer à ce qu'ils ne comprennent pas, ou à n'y pénétrer que par le travail, ce qui est la même chose, ils sont donc fermés à la violente démesure qu'est l'amour, qui ignore bien entendu le travail, sauf comme une sorte de jeu du jeu, un détour. Ainsi, de Rougemont, qui dit avoir vécu son livre pendant toute son adolescence et sa jeunesse avant de le concevoir et de le rédiger, « "Il m'a demandé une heure de travail, et toute la vie" », s'est aussi systématiquement fermé à l'amour qu'un moine bouddhiste aux dérangements extérieurs à son zazen, ou qu'un scientifique à une critique du bon sens ou de la dialectique, n'a évidemment jamais aimé. Sans quoi, du reste, il aurait été le premier amoureux capable d'une thèse sur la passion amoureuse, après Stendhal.
L'attitude hérétique se manifeste de deux manières : à l'intérieur, en soi, elle est une recherche du déséquilibre, de l'arythmie, une liberté de l'émotion. Les pulsions incontrôlées y ont droit de cité, toute morale et tout principe y sont relatifs, subordonnés à un but. Et sur l'extérieur, pour soi, l'hérétique tente d'aller à l'extrême. De la sensation la plus vive à la pensée la plus redoutable, il veut en avoir le cœur net. Contrairement à l'attitude orthodoxe, à qui la vérification théorique tient lieu de vérification, l'hérétique a besoin d'une vérification pratique. L'hérétique n'est pas prudent, et il n'idolâtre pas sa conscience, mais la soumet souvent à ses pulsions, dont il pense cependant qu'elles ont une justification. Même si bien entendu les cathares préconisaient un ordre, au moins aussi strict que l'Eglise qui les a exterminés, leur attitude est celle qu'en Islam on qualifie de « sherk », c'est-à-dire qui crée la désunion, introduit le négatif, qui n'hésite pas à remettre en cause les règles du jeu, qui par là promeut le désordre. Je ne pense pas, pour ma part, que les cathares étaient simplement des manichéens qui n'avaient pas compris le sens métaphysique du Christ, comme le suggère de Rougemont désolé. Je pense qu'essentiellement ils ne s'en sont pas satisfaits. Ils avaient trop la propension et le goût d'aller voir eux-mêmes comment était l'absolu, l'infini, la totalité. Ce qui en nous tend vers ces concepts ne paraît pas médiatisé avec leur contenu, dans le comportement hérétique, par un intermédiaire aussi paradoxal que le Christ. A mon avis les cathares savaient parfaitement ce que disait l'orthodoxie, mais leur désir de la vérification pratique leur semblait davantage indiscutable que la pseudo-vérification théorique qui consiste à intercaler le Christ entre l'absolu, l'infini, et soi. Et c'est pourquoi l'orthodoxie n'avait pas la possibilité d'une Aufklärung anticathare, voire du débat pédagogique dont de Rougemont regrettait l'absence, et n'avait plus d'autre recours contre l'hérésie qu'une croisade.
De nos jours, l'attitude hérétique s'est manifestée le mieux parmi les émeutiers modernes. Non seulement leur commencement est négatif, et le négatif est le moteur du comportement hérétique, mais ils expriment ensemble à la fois un dépassement de la raison et une perspective de débat dont la raison, ses multiples prisons et ses vérifications théoriques à l'infini sont incapables. Dans les émeutes modernes on observe cette rupture des règles qui va encore trop rarement au questionnement qu'elle permet. Si la logique et la cohérence sont des plaisirs quand on les trouve, elles deviennent un ennui quand on les confirme, et un joug quand on les impose. C'est parce qu'elle s'oppose à un monde qui étouffe d'absence de débat que l'émeute moderne est le lieu de rencontre privilégié des comportements hérétiques. La raison d'ailleurs n'y est pas davantage rejetée que la passion chez l'orthodoxe de Rougemont, mais elle y est subordonnée, comme de Rougemont affirme que la passion est subordonnée à la raison dans le mariage monogamique : « Le chlore pur est mortel, mais le chlorure de sodium est le sel de nos repas de nos agapes » ; il n'y a que celui qui n'a pas été exposé à la passion qui peut ainsi penser que ce bateau ivre pourrait n'être qu'un peu de sel dans le quotidien.
En opposant le militant orthodoxe et l'émeutier hérétique, en soulignant combien le zen et les sciences positives tendent à un comportement idolâtre de la répression de l'émotion, je ne voudrais pourtant pas enfermer ces deux attitudes dans des positions figées, et encore moins les installer dans une sorte de dualisme éternel qui s'apparenterait d'ailleurs à une forme rénovée de manichéisme. Je pense au contraire que ces comportements se dissolvent l'un dans l'autre, et que l'un peut paraître l'autre et inversement, sous un certain éclairage, ou à une certaine époque. Ainsi les premiers chrétiens, ou les jacobins, bolcheviques, néo-islamiques ont-ils paru des hérétiques ; de même de nos jours, l'hérésie situationniste a-t-elle généré une orthodoxie (une théorie qui se renforce, se défend, s'institutionnalise au lieu de se critiquer ; et un Ken Knabb, considéré comme pape du situationnisme aux Etats-Unis, se vante même d'être un pratiquant actif du zen). Et je suis bien conscient que déjà les dénominations « orthodoxe » et « hérétique » sont des limitations, parce qu'elles ancrent abusivement ces comportements dans la religion, ce qui a l'avantage pourtant de nous rappeler qu'en dépit des apparences notre époque est probablement la plus religieuse connue. Il est peut-être plus parlant de décrire ces deux comportements en représentation graphique : l'orthodoxie serait une surface fermée, mouvante, cherchant l'harmonie, ce qui peut aussi la détruire, alors que l'hérésie serait une ligne cherchant en convulsions et jets brusques sa propre fin. Et cette ligne peut traverser la surface, et tout comme la surface peut se débander en ligne, la ligne peut se mordre la queue en surface.
En révélant ces deux comportements, que je me refuse donc à systématiser, je poursuis deux intentions. La première est de montrer que, contrairement au roman, ces deux façons de concevoir l'existence, qui tournent ici autour du rapport dialectique entre raison et passion, ne sont pas nées à l'époque cathare. Dans l'épopée grecque déjà nous voyons succomber l'hérétique Achille, colérique et téméraire, magique de la tête au talon, si fort que s'il était né immortel il aurait renversé son père Zeus, et triompher l'orthodoxe Ulysse, humain trop humain, rusé, habile, patient, humble et raisonné. Je ne veux pas dire par là que cette contradiction entre deux comportements a toujours été, mais je soutiens qu'elle est plus ancienne que le roman tel que l'entend de Rougemont. Ma seconde intention est de signaler que l'amour n'est probablement pas immédiat, au contraire de ce qu'affirme le cliché assez éculé du coup de foudre. Il existe un comportement, l'hérétique, qui le permet, et il existe un comportement, l'orthodoxe, qui l'interdit. L'effort technique et physique, la fermeture de soi, le travail pour canaliser l'émotion peuvent empêcher, systématiquement, dans un individu, ce qui détermine l'amour au sens même ou de Rougemont l'entend, c'est-à-dire l'ouverture d'un débat qui dépasse immédiatement l'individu qui le propose. Nos blindages sont généralement imparfaits, mais suffisants pour empêcher cette pensée non raisonnable de passer, parce que nous y sommes exercés depuis très tôt, et que l'ensemble de la société soutient le bien-fondé de ces blindages contre cette ouverture. Et ce que le roman appelle coup de foudre semble n'être que cette pensée non raisonnable qui soudain passe d'un individu à un autre, nécessairement hérétique, soit en partie, soit à ce moment-là. Mais il faut, me semble-t-il, une prédisposition, et elle est nécessairement contraire à la pensée dominante quelle qu'elle soit, à la pensée orthodoxe. L'exemple le plus frappant d'hermétisme au comportement hérétique me semble justement de Rougemont lui-même, qui se prévaut d'avoir pendant « toute la vie » préparé son emballage de passion dans la raison. Ainsi, de Rougemont s'est privé, non sans effort, de la prédisposition à reconnaître l'amour hors du mythe qu'il est nécessairement pour ceux qui n'en connaissent que la littérature.
L'orthodoxe qu'il est ne comprend donc pas davantage pourquoi on trouverait intéressant de vivre avec plus d'intensité, car il lui en manque de toute évidence la vérification pratique. Sa condamnation catégorique de la souffrance qui existe dans l'amour dénote l'ignorance péremptoire des orthodoxes et les approximations d'une démystification volontariste, dont la logique a perdu le doigté. Il est vrai que dans la passion la souffrance est très grande ; mais la souffrance n'est qu'un corollaire du plaisir, qui est bien plus grand. Et d'ailleurs, en amour, le plaisir ne procède pas de la souffrance, ni la souffrance du plaisir, sauf perversion particulière, comme beaucoup de poètes l'ont laissé supposer, soit par masochisme, soit par maladresse. Plaisir et souffrance cohabitent. Ils sont simultanés sans procéder l'un de l'autre, mais en procédant de la même origine. La souffrance y serait comme un décor de pièce de théâtre qui jure alors que le plaisir serait la pièce elle-même ; et quand on nous demande notre avis sur celle-ci, la première chose que nous rapportons est le mauvais goût du décor, car c'est là une possible introduction à l'essentiel et dont celui qui craint d'entendre la suite, ou de pénétrer dans la profondeur d'un discours, se contentera comme de l'essentiel : tant pis pour lui, et pour la pièce. C'est aussi comme si on vous écorchait : tout ce qui est fin et doux vous touchera encore mieux parce que vous êtes plus sensible ; mais tout ce qui fait souffrir vous fera souffrir plus fort, pour la même raison. De même l'idée rationaliste qu'il faut être fou pour aimer, puisque aimer c'est au moins aussi souffrir, procède d'un plat sophisme : d'abord, il est impensable que ceux qui aiment choisissent d'aimer, comme on choisirait de se marier et de rester fidèle, et il est donc impossible d'anticiper sur ce qu'il en adviendra ; ensuite, la souffrance ne se sent pas venir, premièrement parce que si on pense à ce qui fait souffrir, on pense fort peu à la souffrance elle-même, et deuxièmement parce que la souffrance ne s'analyse qu'après coup, c'est la synthèse d'un ressenti particulier qui devient souffrance par indétermination de vocabulaire, par vivacité du manque ou de la déception, par rage contre l'insatisfaction ; enfin, s'il fallait éviter chaque activité ou situation dans laquelle on risquerait de souffrir, il n'en resterait pas une seule que je sois capable de citer. Et, selon le même raisonnement, quelqu'un qui se tord une cheville ou qui souffre d'un rhume est encore plus fou qu'un amoureux, puisque l'amoureux au moins, simultanément à la souffrance, connaît un plaisir tout à fait absent dans la torsion de cheville ou dans le rhume ; et pourtant, le blessé à la cheville tordue et l'enrhumé continuent avec ardeur et acharnement à vouloir guérir, c'est-à-dire à aller au bout de cette souffrance, au lieu de l'abréger définitivement par un suicide salvateur. Ainsi, la souffrance des hérétiques est par principe plus grande que celle des orthodoxes, car ils sont plus ouverts et plus vulnérables, mais elle est beaucoup moindre en proportion du plaisir vécu, au contraire des orthodoxes, qui vivent chichement (humilité, modération, économie des forces) et chez qui la souffrance, quoique plus faible, domine toujours le plaisir. Ils trouvent donc que c'est folie d'aller vers un acte où la souffrance sera probablement plus grande encore que la leur. Mais c'est parce que les hérétiques jouissent davantage et, comme la ligne qui cherche son extrémité, passent plus facilement et plus vite de la souffrance à son contraire que les orthodoxes, en séparant souffrance et jouissance en deux surfaces non miscibles, les contemplent avec effroi. L'étalage de la souffrance sert aussi à cacher et à combattre cet effroi orthodoxe que ressentent aussi tous les hérétiques : la peur du plaisir.
Lorsque de Rougemont se flatte d'avoir mené une « enquête sur les origines de l'amour », il n'a donc mené qu'une enquête sur les origines du roman. Ce n'est que le regard orthodoxe, non sur l'amour dont il lui manque l'expérience parce qu'il s'en est interdit la prédisposition, mais sur l'expression publique de l'amour, qui est sa seule source. L'avantage de l'orthodoxie radicale est qu'elle n'est pas complaisante, et qu'elle réussit par conséquent à construire une logique de cette manifestation illogique, faite d'excès contraires, de souffrance et de mort. Mais l'amour, même dans l'écrit, est bien antérieur aux cathares. L'épopée perse, qui précède de peu le roman occidental, avait déjà ses couples tragiques, Warqa et Gulshah, Chosroès et Chirin, Layli et Madjnun. De même, à travers toute la littérature antique, la passion amoureuse retentit en sourdine. Je parle moins de 'l'Art d'aimer', d'Ovide, qui est un traité fort orthodoxe sur comment jouir en évitant d'aimer, mais plutôt du platonicien Plutarque racontant la défaite d'Antoine à la bataille d'Actium, qui assura l'Empire à Auguste : « (...) toutefois le combat était encore égal, et la victoire en doute, sans incliner plus d'un côté que d'autre, quand on vit soudainement les soixante navires de Cléopâtre dresser les mâts, et déployer voiles pour prendre la fuite ; si s'enfuirent tout à travers de ceux qui combattaient, car ils avaient été mis derrière les grands vaisseaux, et mirent les autres en grand trouble et désarroi, parce que les ennemis même s'émerveillèrent fort de les voir ainsi cingler à voiles déployées vers le Péloponèse ; et là Antoine montra tout évidemment qu'il avait perdu le sens et le cœur, non seulement d'un empereur, mais aussi d'un vertueux homme, et qu'il était transporté de l'entendement, et que cela est vrai, qu'un certain ancien a dit en se jouant : "Que l'âme d'un amant vit au corps d'autrui, non pas au sien" ; tant il se laissa mener et traîner à cette femme, comme s'il eût été collé à elle, et qu'elle n'eût su remuer sans le mouvoir aussi : car tout aussitôt qu'il vit partir son vaisseau, il oublia, abandonna et trahit ceux qui combattaient et se faisaient tuer pour lui, et se jeta en une galère à cinq rangs de rames pour suivre celle qui l'avait déjà commencé à ruiner, et qui le devait encore du tout achever de détruire. » Et s'il existe peu de contes grecs comme 'Daphnis et Chloé' qui décrivent ce même phénomène, la mythologie hellène fourmille de bouleversements consécutifs aux amours des dieux, et la plupart des mythes et épopées sont tramés plus ou moins en filigrane par le même amour-passion. Ce n'est que Platon qui a réussi à imposer l'orthodoxie, dans une première tentative de discipliner et de soumettre l'amour, d'appeler amour ce qui est privé de passion. De Rougemont lui-même cite cette première scission dans le concept d'amour, d'un côté la passion, de l'autre l'agapè : « Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d'une fureur qui va du corps à l'âme, pour la troubler d'humeurs malignes. Ce n'est pas l'amour tel qu'il le loue. » Et comme il le souligne plus loin : « Tel est l'amour platonicien : "délire divin", transport de l'âme, folie et suprême raison. » Et c'est bien la plus ancienne tentative connue pour soumettre la passion à la raison.
La naissance du roman, au sens que lui donne de Rougemont, au XIIe siècle, se produit donc bien plus tard que l'apparition de l'amour. Faire procéder l'amour de son apparition dans la littérature est un faux raisonnement orthodoxe typique : comment, dit l'orthodoxe, prétendre qu'il y avait de l'amour avant qu'il ne soit écrit, puisque justement dans ce cas il n'y a aucune preuve de son existence ; donc, je ne crois que ce que je vois, l'amour n'existe que depuis qu'il est écrit ; donc, puisqu'il apparaît en même temps qu'il est écrit, il est fort probable que l'amour procède de l'écrit, soit un mythe. Le roman n'est que la tentative de vérification théorique de l'amour, c'est-à-dire sa validation orthodoxe, à l'infini. Et, en orthodoxe conséquent, de Rougemont fait de la vérification théorique de l'amour la vérité de l'amour, du roman l'origine de l'amour, et donc de l'amour le mythe du roman.
L'écrit lui-même est, par sa qualité de vérification théorique, le langage de l'orthodoxie. Que ce soit dans les louanges à Dieu, dans les actes de commerce ou dans les tables de loi, puis dans l'épopée, la chronique et la poésie, la négativité et la mise en cause de l'orthodoxie n'apparaissent pas dans l'écrit avant les disputes des écoles de pensée grecques. Ces disputes elles-mêmes ne sont que le renforcement de l'orthodoxie, par l'intégration de la négativité qui commence à cohabiter avec l'occultation de la négativité. Les cyniques, par exemple, semblent avoir été à la fois récupérés, censurés et déformés. Dans la chrétienté, la contradiction écrite à l'orthodoxie est d'abord schismatique et sectaire, mais recherche toujours la positivité, veut se substituer à l'orthodoxie régnante. Mais l'Eglise reste juge des disputes, les verbalise et devient la gardienne de leur mémoire, ou l'agent de leur éradication, comme pour celle initiée par les cathares. On peut donc dire qu'il était, au XIIe siècle, aussi difficile de s'exprimer hors du langage orthodoxe qu'aujourd'hui hors des médias. Et, comme la pensée, le langage, le jugement orthodoxes ont déterminé les comportements et les débats, l'écrit non seulement était fermé au comportement hérétique, mais était une façon de l'interdire. L'explosion de l'écrit depuis l'imprimerie a aussi été la manière orthodoxe de mettre en zoo la pensée hérétique, de montrer du négatif domestiqué, et de laisser paraître quelques hérésies artisanales. De sorte que le danger de laisser paraître l'hérésie au cœur même du moyen d'expression fétiche de toutes les orthodoxies n'a pour l'instant que confirmé l'orthodoxie par excellence de l'écrit. Et comme pour l'orthodoxie l'amour était une humeur maligne, qui va du corps à la tête, on comprend qu'elle ait retardé si longuement de lui donner des lettres (1).
D'autre part, et probablement pour cette raison, l'amour est une forme de communication qui s'exprime comme l'inverse de la communication dominante, c'est-à-dire la communication telle que l'exprime le parti de l'écrit, le parti orthodoxe. La communication amoureuse est d'abord pratique, réfractaire à la théorie, et ensuite énigme, silence, signe de sympathie, connivence, complicité, coïncidence. Ce discours, c'en est un, est comme en parallèle du discours de l'orthodoxie, mais il ne semble suivre, pour l'essence de ce qu'il dit, que les chemins non encore débroussaillés par l'orthodoxie, ce qui évidemment donne à notre raison l'impression d'un labyrinthe de secrets qui peut aller jusqu'au détournement de la communication orthodoxe. De là l'incompréhension parfois stupéfiante entre amoureux et non-amoureux, qui utilisent les mêmes mots, mais dans un ésotérisme qui peut même être très profond pour les premiers, alors que les seconds ne les assemblent que dans l'exotérisme : l'expression des amoureux paraît alors banale ou incohérente aux non-amoureux, qui à leur tour ne sont pas compris, parce que les amoureux chercheront dans leurs discours raisonnables un sens caché, une mélodie, un, non, plusieurs secrets superposés, qui n'y sont pas. Il y a d'abord le secret de l'exclusivité, qui oppose le cercle amant-aimé au cercle du monde, qui oppose le silence à la publicité ; il y a ensuite le secret de l'intimité, qui serait supprimée si elle était exposée, la pudeur qui ne provient pas seulement d'une morale antisexuelle, mais surtout d'une intensité en rupture avec celle de la vie quotidienne. Et il y a le secret du contenu, qui est précisément l'objet même de l'amour, le but à découvrir, mais pour lequel il en est toujours allé comme pour Orphée, qui avait reçu le privilège unique d'aller chercher Eurydice parmi les morts pour la ramener à la vie, à condition qu'il ne se retourne pas pour voir si elle le suivait, avant qu'ils n'arrivent à la lumière, et qui n'a pas pu s'empêcher de se retourner dans l'obscurité. Si je parle, le but meurt. Il faut donc que je le réalise, et non que je l'ébruite, prématurément, dans l'espoir de me rassurer à son écho. Ainsi l'amour, cette hérésie féconde, pareille à une pyramide égyptienne, dissimule sans cesse son trésor dans ses entrailles, et ne livre à l'indiscret pilleur de tombeaux que des leurres, comme la souffrance, qui trompe si bien les inquisiteurs de la raison, incapables de ne la percevoir que comme le masque d'un débat où la raison est servante, pas même confidente, comme la grimace qui donne le change à la trivialité publique. Dans une société qui non seulement tolère mais parfois affiche avec complaisance une gestion du défoulement sexuel, tout plaisir qui subordonne la jouissance des sens, sans y être subordonné, reste évidemment le secret impénétrable de ses acteurs ; et s'il arrive sans nul doute que ce secret augmente ce plaisir, ce petit bénéfice-là n'est pas son essence.
Je n'ai pas l'impression que nous soyons près de savoir pourquoi le roman d'amour est apparu au XIIe siècle. Comme les débats de l'humanité sur elle-même sont les révolutions, le roman semblerait devoir découler d'une révolution, à l'instar de la culture cinq siècles plus tard, qui a été le résultat de la défaite du débat, au milieu du XVIIe siècle. De Rougemont d'ailleurs consacre un chapitre à la « Révolution psychique du XIIe siècle », où la propagation rapide de l'hérésie cathare et de son Eglise d'amour aurait contraint l'Eglise de Rome à faire des concessions importantes aux conceptions hérétiques de la chasteté de la femme. C'est à cette époque que la Vierge Marie devient reine, que le mariage est interdit aux prêtres, qu'est connu l'amour exemplaire entre Abélard et Héloïse, et que le jeu d'échecs se dote de la reine, ou dame. Mais appeler ces glissements de mœurs une révolution est un glissement de langage. Et il faut donc apparenter la naissance du roman, comme le fait de Rougemont, à la naissance de la psychanalyse, ce mode d'explication qui organise la pensée autour de la sexualité, et qui n'est pas non plus issu d'une révolution. Et comme la psychanalyse n'a au mieux paru hérétique qu'aux orthodoxes, ce n'est, après tout, qu'une sorte de police normative qui a anticipé et préparé le défoulement sexuel autorisé, c'est-à-dire émasculé de son contenu critique et de sa violence négative, le roman a essentiellement permis la constitution d'un amour orthodoxe. L'analogie avec la psychanalyse, dont le contenu, soit dit en passant, existait bien évidemment avant la psychanalyse, tout comme l'amour existait bien évidemment avant le roman, permet aussi de comprendre combien les comportements amoureux ont été modifiés par leur publicité, c'est-à-dire le roman : sans doute l'image de la jeune fille de province du XVIIIe siècle, ou celle de la midinette de banlieue d'aujourd'hui, sont-elles de pitoyables imitations du discours dominant ; mais les hérétiques, inconnus dans le roman, le cinéma et la psychanalyse, façonnent plutôt ces genres de leurs agissements secrets qu'ils n'en adoptent le vernis.
Car le roman a donc été le cheval de Troie de l'orthodoxie dans l'amour. Le profond et superbe négatif de l'amour sera plié, dès le XIIe siècle, à l'orthodoxie. Soit le roman épouse la perspective dominante de la société, et en devenant une série d'obstacles, de salto mortale, d'amoks qui s'achèvent dans une paix heureuse et une réconciliation avec les règles du jeu dominantes, l'amour finit par résoudre son grave débat dans le bonheur qui le fond dans la société ; soit, plus hypocrite mais pas plus crédible, le roman prend le point de vue de l'amour et exige que la société s'amende pour que l'amour puisse y vivre : et dans une parodie d'intransigeance vertueuse quelques compromis sont arrachés de haute lutte à une orthodoxie présentée alors comme un dragon domestiqué. Mais dans les deux formules il ne s'agit que de montrer combien l'amour et l'orthodoxie sont, en définitive, compatibles. Le projet infini du roman est de présenter l'amour comme une orthodoxie. C'est pourquoi, abusés par huit siècles de roman, de propagande orthodoxe, de si nombreux émeutiers modernes nient aujourd'hui l'amour, et en méconnaissent le vertigineux débat et le négatif sans concession.
Le catharisme, comme le souligne de Rougemont, a probablement eu un rôle prépondérant dans la naissance du roman. Comme lui, je pense que cathares et troubadours ont tenté d'exprimer un débat caché de leur temps, qu'il devenait plus périlleux de laisser caché que d'exprimer. En ce sens son parallélisme avec psychanalyse et surréalisme me paraît tout à fait valide : sans se référer explicitement à Freud, les surréalistes ont parlé de la même chose que lui, simplement avec une rhétorique différente. Mais je ne vois pas pourquoi les troubadours seraient davantage les simples interprètes du discours cathare que les cathares les exégètes du contenu caché de la poésie troubadour. De même, le surréalisme ne me paraît pas davantage une traduction de la psychanalyse que la psychanalyse du surréalisme. Ce sont plutôt au XIIe comme au XXe siècle deux tentatives d'exprimer un même fond hérétique de manières parallèles, pour l'amener à l'orthodoxie.
Les cathares ont exprimé une forme collective et abstraite de l'amour. C'est un grand danger pour le monde établi, le même que dans l'émeute moderne, de donner un cadre collectif à l'émotion, mais c'est aussi un péril pour l'émotion, le même que dans l'émeute moderne, que de la formuler en généralité parce qu'elle y perd en tranchant ce qu'elle y gagne en reconnaissance. Cette tentative cathare d'interpréter l'amour jure évidemment avec la singularité jusqu'à l'exclusivité de la passion amoureuse. Et, en tentant ainsi de communiquer l'attitude hérétique vers le monde, les cathares l'ont aussi organisée et ritualisée, ce qui est contraire à cette attitude, et qui en est une limite que les émeutiers modernes expérimentent souvent. En prétendant eux-mêmes à l'orthodoxie, les cathares sont des jacobins avant l'heure. Même de nos jours les révolutions n'ont pas encore résolu ce douloureux passage de l'hérésie à la propagation de l'hérésie sans qu'elle ne devienne une orthodoxie, de la spontanéité de l'émeute à l'organisation de l'insurrection sans qu'elle ne devienne une police, du négatif au dépassement de ce qu'il nie sans perdre la négativité. Prosélyte et ritualisé, le catharisme devenait le contraire de son contenu immanent.
Le catharisme me semble en effet un code symbolique de l'amour, bien davantage que la poésie troubadour ne serait un code symbolique du catharisme. Il y est, en particulier, question de fusion dans l'absolu, dans l'infini, dans la totalité ; la pensée y est vécue, principalement sous le concept d'âme, comme aliénation de soi et comme devenir l'autre, qui est le sens intime de la métempsycose, par lequel elle rejoint l'extranéation ; enfin, le projet de l'assouvissement complet, la satisfaction qui supprime toutes les satisfactions, n'y est pas sacrifié. Mais ce code s'exprime en concepts de la langue orthodoxe de l'époque, c'est-à-dire qu'il conteste la théologie officielle sur son terrain. C'est à la fois un danger immédiat pour cette orthodoxie et une limitation rédhibitoire pour cette hérésie. Et même si les cathares ne voulaient en définitive que rénover, purifier, réformer l'orthodoxie, comme les rationalistes radicaux d'aujourd'hui qui estiment seulement que ce monde manque de raison, l'Eglise, qui était le maître d'œuvre de l'orthodoxie, ne pouvait pas le tolérer. Car l'orthodoxie est la propriétaire du mythe dominant toute forme de religion, le mythe de l'infini, est le garant de l'affirmation de l'infini comme réalité dans le monde. Les cathares n'allaient pas jusqu'à remettre en cause l'infini, pas davantage que les émeutiers modernes, mais en proposant les conditions de sa vérification pratique, ils commettent évidemment l'intolérable. Pour le christianisme, qui a élaboré son infini autour du Christ comme conciliation entre le fini et l'infini, il n'y a pas de remise en cause plus profonde que la négation de cette fonction du Christ. C'est là une pensée aussi effrayante au XIIe siècle que de vouloir, au XXe, aller vérifier pratiquement la fin de l'humanité. C'est pourquoi l'émeute moderne, qui contient le projet de cette vérification, est l'antithèse de la religion orthodoxe actuelle, l'économie, qui n'est que la gestion raisonnable de l'infini.
L'amour a le même projet que le catharisme, mais avec davantage d'immédiateté encore : se supprimer soi-même dans l'autre, jouer à ce que l'autre soit l'absolu et l'infini, et en produire la vérification pratique, est encore plus immédiat et brutal dans l'amour où l'on ne se propose pas de vérifier d'abord le médiateur universel qu'est Dieu, cette opération de détournement finalement sans fin ; et la chasteté cathare est effectivement un thème de l'amour, mais pas parce qu'elle est cathare, mais plutôt à cause de sa fonction, y compris chez les cathares. Elle est d'abord une tentative de séparation du corps et de l'esprit, cette dialyse de base du manichéisme qui n'est plus aujourd'hui qu'une exigence morale ; elle est ensuite une technique de maîtrise de l'énergie sexuelle, qui peut avoir deux objectifs opposés : le premier est d'être définitivement appliqué à la contemplation ou au travail ; le second est d'être retenu pour un seul orgasme, celui qui supprime tous les autres. Comment bloquer et utiliser la sexualité pour parvenir à se fondre en l'autre, c'est-à-dire dépasser l'individu séparé ? L'amour, même vécu comme l'inverse de la chasteté, pose exactement cette question. Et l'orthodoxie pose cette même question exactement à l'envers : comment conserver l'individu indépendant pour bloquer et utiliser la sexualité ? La différence est évidemment que la sexualité est la question centrale de l'orthodoxie dans l'amour sans passion, alors qu'elle n'est qu'un instrument dans l'hérésie, dans l'amour-passion. C'est en tant que l'amour est un débat spirituel doté d'un projet et d'un but implicites que la chasteté y est un doute pratique et un moyen probable, et c'est en tant que le besoin sexuel est l'objet d'une économie dominante, toute-puissante, que l'amour n'apparaît plus qu'à l'horizon d'un mythe.
Essentiellement, les cathares ont donc traduit l'amour. Il lui ont donné une formulation théorique. De la communication directe entre deux individus, ils ont voulu parvenir à une communication de toute la communauté avec toute la communauté. Ils ont tenté de supprimer et de dépasser l'amour individuel dans une pratique collective de la vérification, elle-même pratique. Ils ont commencé à évaluer ce concept dans une organisation, ce qui est un pas en avant, mais qui reste très dangereux lorsque l'amour est abstrait, comme chez les cathares, parce que, comme la chasteté de cette organisation le démontre, le risque de perdre la pleine capacité de l'amour est grand. Et ils ont traduit l'amour dans un langage qui était celui de l'Eglise romaine et d'un ésotérisme aussi abstrait qu'une œuvre surréaliste. Sans doute cette tentative a-t-elle eu, à travers le roman d'amour, un effet sur la pratique de l'amour individuel, en retour, comme la psychanalyse de nos jours a un effet sur la pratique sexuelle ; mais en inversant la thèse avancée par de Rougemont, à savoir que l'amour ne serait pas essentiellement une traduction symbolique de l'hérésie cathare, mais l'hérésie cathare une traduction symbolique de l'amour, même si elle a modifié l'amour pendant les siècles suivants, y apparaissent le sens, la portée et le contenu de l'amour, radicalement contraires à la pensée dominante, c'est-à-dire à l'orthodoxie.
La manière troubadour d'exprimer l'amour était plus elliptique et plus formelle. Plus esthétique dans la forme et moins exégète du contenu, elle était donc moins hermétique, moins catégorique que l'expression cathare. Le roman, qui en est né, n'est donc pas d'abord le discours cathare transposé, mais plus généralement le discours hérétique transposé, qui combine les influences de l'hérésie cathare et de l'hérésie amoureuse. Rien, en effet, ne semble indiquer que le troubadourisme ait davantage emprunté au catharisme que le catharisme au troubadourisme.
Mais puisqu'il y a ce plaisir et cette contemplation de la forme, cette poésie, qui sacrifie le fond du débat à sa présentation, le discours troubadour est plus ambigu que le discours cathare. Il ne sera donc pas nécessaire à l'orthodoxie de l'interdire, il paraît récupérable. Ainsi, le célèbre code d'amour du XIIe siècle est le cheval de Troie orthodoxe dans ce discours initialement hérétique, la seule police de l'amour connue sous cette forme, et qui n'a cessé depuis de hanter la communication amoureuse. Donner à un jeu ouvert des règles fermées, qui peuvent être arbitrées de l'extérieur, ce qui prive les joueurs de la pleine détermination de leur jeu, est contraire à l'hérésie dans ce qu'elle a de négatif, dans son aspiration à la totalité. Le fameux « jugement d'amour », exemplaire, public, et qui fait jurisprudence, est le premier acte qui soumet l'hérésie à la société présente, est le contraire de l'amour, puisque des non-amoureux y acquièrent le droit et le devoir de juger les amoureux, qu'à vrai dire ils ont exercé depuis que l'amour est connu, mais toujours comme abus et usurpation. A la suite de cette brèche, le roman est devenu le champ de bataille des comportements hérétique et orthodoxe. Mais rapidement la langue troubadour s'est avérée orthodoxe, et l'orthodoxie s'est peu à peu emparée de cet outil de propagande qu'est le roman, où le débat spirituel qu'est l'amour a été perdu. Ce que de Rougemont appelle la vulgarisation du mythe, l'oubli progressif du catharisme dans le roman d'amour, n'est en réalité qu'une récupération orthodoxe du débat de fond initialement esquissé et qui disparaît dans son éternisation.
Le comportement orthodoxe, en effet, divise l'amour. D'une part, il outre la conception cathare de l'amour, en la divinisant : si les cathares voyaient la réalisation de l'amour, c'est-à-dire la fusion dans l'absolu et l'infini, comme un objectif au-delà de tous ceux qui existent, l'orthodoxie la rend réellement hors de portée, et interdit à l'individu humain de supposer pouvoir atteindre cette réalisation, réalise la séparation avec cette réalisation. Il ne lui en reste que la forme extérieure, spectatrice, la contemplation, l'adoration. D'autre part, l'orthodoxie détermine l'amour autour du sexe. C'est ainsi que l'amour devient une sublimation, une frustration, un libertinage. Il s'agit dans ces formes du roman de gérer l'affectivité et l'esprit de sorte à libérer ou maîtriser la sexualité. Cette conception inversée de l'amour, ramené à un service du besoin sexuel, ou à une infirmité, culmine dans la naissance de la psychanalyse, qui débarrasse finalement la sexualité du débat dont elle était l'enfant de chœur, et dans le surréalisme, qui ressemble à l'hérésie sublimée, psychanalyse et surréalisme débouchant ensemble sur la critique du refoulement, ce qui aboutit à cette forme de défoulement qu'est la baise, et qui est une sorte de gestion avaricieuse de l'affectivité, où la spiritualité s'avère superflue.
L'orthodoxie actuelle lutte donc dans le roman et le cinéma pour nier le dangereux débat de l'amour, en soutenant que l'amour serait soit le mythe hors de portée, soit l'activité triviale sans spiritualité. D'où cette dévaluation sans mesure du concept même de l'amour, qui reste cette valeur positive, à la fois douée d'une sorte de plus-value spirituelle et affective invérifiable et d'une ubiquité telle qu'il est devenu une grave infirmité d'en manquer. Comme une marchandise à la fois très secrète et très courante, l'amour n'est donc plus considéré que comme l'événement affectif le plus important de chacun, ou bien comme ses événements sexuels les mieux présentables. C'est pourquoi l'amour est éclaté entre tout ce qui peut prétendre à cette intensité principale, extraordinairement variable selon les individus : on peut ainsi aimer quand on baise seulement, ou même seulement quand on désire ; on peut aimer des humains qu'il est tabou de désirer : enfants, parents proches ; on peut aimer des êtres sexués avec lesquels le désir ne peut plus être réciproque que par procuration, par délégation de pensée, par prêt narcissique : animaux, poupées gonflables, stars. Enfin la prostitution orthodoxe du concept, déjà perceptible chez de Rougemont qui voudrait que l'agapè du mariage puisse être nommé amour, au même titre que la passion d'amour, alors même que le débat sur l'humanité y est neutralisé et interdit par contrat, admet qu'on puisse aimer des idées, des œuvres, des choses, entités privées de capacité au désir.
Le roman ainsi s'avère être le média qui, le premier, a rempli la fonction des médias modernes : interdire le débat en le représentant. Et l'amour qui est le plus violent et le plus profond des débats, si l'on excepte les révolutions, s'est facilement laissé aller au roman, investi par l'orthodoxie grâce à l'insuffisance pratique et théorique des troubadours.
L'amour ne peut être compris si l'on considère le sexe comme son essence. Mais le sexe est certainement le milieu de l'amour, comme il est le milieu de l'individu humain. C'est parce que le désir de communication dans l'amour s'élève jusqu'à cette douloureuse nécessité de s'étendre à l'individu en entier qu'il inclut nécessairement aussi la communication par le sexe.
Les conditions de cette communication totale tiennent donc d'abord dans une disposition à aller à l'extrémité des choses, que la raison n'ignore pas, mais refuse, sauf en théorie. L'amour est un jeu d'attirance non contrôlé, où les aimants sont plus puissants que les freins. Le projet y semble de révéler le fond de tout. Et la portée d'un tel projet exerce sur celui qui s'y est décidé, consciemment ou non, un élan qui est dans l'individu comme celui d'une foule en colère ou en plaisir.
Deux remarques sont ici nécessaires : d'abord, l'attirance, la tentative de fusion dans la totalité, de devenir l'autre, rapprochent tellement la mort, la fin de la vie dans la représentation que sa fonction et son sens changent. Non que l'amour rende morbide comme le martèle non sans sarcasme de Rougemont qui le contemple de l'extérieur, mais premièrement quand la vie est pleine, intense, son extrémité est à la fois plus présente et plus indifférente ; et deuxièmement, comme l'amour est le projet de la vérification de l'infini, il est d'abord la vérification du fini, c'est-à-dire du fini en soi qu'est le fini de soi. Il est d'ailleurs fort probable que notre infirmité à concevoir la mort autrement que comme un malheur, lesté de traumatismes et de terreurs, plutôt qu'une vérification pratique particulière, a contribué à de nombreuses morts prématurées en amour, où soudain la valeur de la mort devient le tombeau du débat, du contenu de l'amour, et par conséquent, le mythe de l'infini, c'est-à-dire le contraire de ce qu'est l'amour, irréversible par excellence.
Ensuite, le changement qualitatif d'intensité de vie dans l'amour est à la fois changement de contexte, de rythme de vie, de perspective. Tout l'individu, jusqu'à son expression parlée, en est affecté, et l'orthodoxie en disciplinant le roman a rendu presque impossible même d'indiquer en son langage le contenu de l'amour. Aussi, la communication essentielle de l'amour ressemble si souvent à une onomatopée, à un bégaiement incompréhensible, ou, lorsqu'on lui nie son contexte si ambitieux, une somme de banalités inadéquates, comme un relief qu'on aurait écrasé et encadré en image, fort éloigné des discours construits et ciselés par la conscience. Cette difficulté de communication n'est d'ailleurs pas essentiellement une difficulté d'expression, mais une difficulté de conception. C'est la grandeur et la proximité de son objet qui dans l'amour sont inconcevables. Et voilà pourquoi Tristan et Iseut se taisent, bredouillent, sont tristes, souffrent, ne peuvent se supporter, se séparent, se retrouvent, et finissent par exploser sans avoir réussi.
1. L'écrit est un moyen de la réalisation. Mais en tant que but en soi, il est devenu un moyen contre la réalisation. C'est le vieux débat entre la théorie et la pratique, la première permettant la seconde, puis l'empêchant. Aujourd'hui, on ne peut pas écrire sans penser que la réalité de ce sur quoi on écrit est mise en danger par la réalité de l'écrire. Non que l'écrit s'oppose absolument à la réalité ; mais en oubliant le rapport entre écrire une chose et sa réalité, en autonomisant l'écrit par rapport à son contenu, en appelant histoire l'enquête et non ce sur quoi elle porte, on empêche la réalité du contenu. [retour]
(Texte de 1997, annoté en 2000.)
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La Naissance d’une idée Tome II : Téléologie moderne |
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