Téléologie moderne
Première partie : L'émotion comme objet

I – L'émeute devient objet de la conscience

De la rue, où elle est le seul débat de l'humanité sur le possible, l'émeute passe dans la conscience, où elle devient le possible du seul débat de l'humanité sur elle-même. C'est le moment où l'émotion se refroidit et se pétrifie, se transforme en intelligence, mais aussi en ratiocination qui finit par s'espérer infinie. On était sur le théâtre d'une guerre, 1988-1993, dans une perspective où le temps est l'irréversible, on entre dans les détours où le temps est une somme, inessentielle, mais où l'observation, parce qu'elle voit à la fois profond et ensemble, commence une longue odyssée qui peut laisser penser que son objet, l'histoire, est suspendu ou oublié.

Dans sa théorie, l'émeute trouve un renfort qui l'alourdit cependant. En devenant principe de la révolte moderne l'émeute accomplit la même aliénation qu'en devenant insurrection : elle se perd dans la tentative de son dépassement. Le péril du passage d'une pratique à la théorie de cette pratique, où l'émotion cherche à se conserver dans son contraire, peut s'énumérer à travers toutes les fausses critiques que nous avons subies en tentant cette démarche :

  1. Puisque nous faisons la théorie de l'émeute, nous ne serions pas des émeutiers. C'est vrai et c'est faux. C'est vrai parce qu'au moment où nous faisons la théorie de l'émeute, nous ne sommes pas dans une émeute, il y a une distance qui mérite la critique, même si ce n'est jamais ce décalage, si important, que la fausse critique prend pour objet ; et c'est faux, parce que nous avons tous pratiqué l'émeute, fort rarement, comme tous les véritables émeutiers qui sont évidemment le contraire des professionnels et des touristes de l'émeute. L'émeute reste une des rares expériences de l'histoire où il est indispensable que la théorie vienne de ceux qui en ont la pratique.

  2. Puisque nous faisons la théorie de l'émeute, nous parlerions au nom des autres émeutiers. C'est faux : nous ne parlons qu'en notre nom d'émeutiers. Ce qui ne nous empêche pas de parler des autres émeutiers ; et de ceux qui ne sont pas des émeutiers. Dès que des particuliers atteignent, en théorie, la généralité de leur pratique, ils encourent l'accusation de parler au nom des autres ; cet amalgame semble aussi bien prouver la justesse de leur abstraction : ils ont réussi à formuler ce qui est dans les autres têtes.

  3. Puisque nous faisons la théorie de l'émeute, nous serions des fétichistes de l'émeute. C'est faux. L'attention que nous accordons à l'émeute ne préjuge pas de son importance dans le monde ni même pour nous. L'importance que la plupart des contemporains accordent à l'émeute est, en revanche, déterminée par celle que l'information dominante lui accorde ; et là, il s'agit d'une notoire sous-évaluation.

  4. Puisque nous faisons la théorie de l'émeute, l'émeute est forcément bonne. C'est faux. Même si nous revendiquons notre partialité pour les émeutiers, toutes les émeutes ne nous plaisent pas. Ce qui est intéressant dans l'émeute n'est pas une cause, mais un possible. Et, justement parce que nous avons des sympathies, nous avons tenté d'être attentifs à ce possible, indépendamment de ces sympathies.

  5. Nous voudrions confisquer la critique de l'émeute. C'est faux. La critique de l'émeute n'a pas sa place dans la théorie, mais dans la rue. Deux partis se disputent aujourd'hui la confiscation de la critique de l'émeute moderne : l'Etat et l'information dominante.

  6. Enfin on a reproché à la théorie de l'émeute de se vouloir la bonne parole apportée à l'émeute, à la façon bolchevique d'une avant-garde intellectuelle qui tenterait de s'imposer aux masses démunies. Rien n'est plus faux. Nous avons critiqué l'absence de théorie des émeutiers dans le monde, et parce que cette carence était la nôtre, en tant qu'émeutiers, nous avons tenté de la pallier. Nous avons essayé de construire une réflexion absente à partir de notre expérience, là où elle nous manquait. Et nous vivons le fait de vouloir la faire connaître comme le contraire du messianisme ou du dirigisme policier auquel l'amalgame calomnieux l'associe. La théorie des émeutes qui est devenue la téléologie moderne est la théorie du monde de quelques émeutiers modernes.

 


Editions Belles Emotions
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