La Naissance d'une idée, tome II
Téléologie moderne

Présentation

'La Naissance d'une idée'

« Avant l'instauration de l'état de siège, Alger avait vécu mercredi vingt-quatre heures de folie. Aucun quartier n'avait été épargné. Par vagues successives, des centaines de jeunes avaient déferlé par les grandes artères de la capitale, saccageant tout sur leur passage. Mercredi 5 octobre, à midi, la rue Didouche-Mourad (ex-Michelet), qui descend des quartiers résidentiels vers le centre, offrait un triste spectacle : vitrines brisées, boutiques pillées, voitures incendiées, immondices répandues sur les trottoirs et la chaussée.

Une heure de temps à peine a suffi à ces jeunes pour transformer le centre d'Alger en "Beyrouth". La référence au Proche-Orient n'est pas fortuite. "C'est l'intifada (le soulèvement). On fait comme à la télé, dans les territoires occupés" : notre interlocuteur n'est pas bien vieux, mais il utilise au mieux l'énergie de ses douze ans, maniant comme une hache le bras désarticulé d'un mannequin. Il en est à sa deuxième cabine téléphonique. Le verre feuilleté résiste, mais son acharnement a finalement raison de ce qu'il prend pour un symbole.

Plus haut, là où la rue Didouche fait un large coude et croise la rue Debussy, rebaptisée Chahid-Mustapha Sayed-el-Ouali, du nom du premier secrétaire général du front Polisario, ils sont quelques centaines à s'acharner sur le Blue note, un bar-restaurant-night club, ancien fleuron des folles nuits d'Alger.

Les vitrines du Blue note sont pulvérisées. Les plus téméraires des assaillants extirpent du bar des caisses de bouteilles et de canettes de bière, providentiels projectiles pour descendre toutes les vitres et enseignes environnantes.

Au bas des marches du boulevard Khemisti qui montent vers la place de l'Afrique, ancien forum où siégeait le gouvernement général, avant l'indépendance, devenu depuis le fief du FLN, ils sont nombreux et agressifs. Aux volées de pierres qu'ils lancent, les CNS – Compagnies nationales de sécurité – campées en haut de l'escalier, interdisant l'accès à l'esplanade du parti où veillent trois blindés de l'armée, répondent par des tirs sporadiques de grenades lacrymogènes.

Juste à côté, le hall de l'hôtel Albert-1er est saccagé. L'agence Air Algérie toute proche est dévastée. Les terminaux d'ordinateur ont été emportés, des milliers de souches de billets jonchent la rue Pasteur. Et l'imprimerie du parti est l'objet d'assauts répétés. Mais devant la citadelle imprenable, les manifestants renversent un Combi Volkswagen et l'incendient.

Comme une nuée de criquets, ces milliers de jeunes, pour la plupart des écoliers et lycéens, mais aussi de nombreux désœuvrés, exclus du système éducatif et apprentis-chômeurs, se sont abattus sur la ville. Choisissant souvent avec soin leurs objectifs et plus particulièrement ceux qui représentent l'Etat, le parti ou l'opulence. Ils ont brisé toutes les vitres du ministère du commerce, envahi le ministère de la jeunesse et des sports, allant jusqu'à brûler le fauteuil du chef de cabinet en place publique et mis à sac, avant de l'incendier, le ministère de l'éducation et de la formation qui à son siège à Kouba, en proche banlieue.

La mairie d'El-Biar, un quartier résidentiel, sur les hauteurs d'Alger, à brûlé jusqu'à la tombée du jour. Celle de Badjarah, dans une banlieue opposée, a été pillée, ainsi que la sous-préfecture de Hussein-Dey.

Hurlant des cris hostiles au chef de l'Etat, ils sont une cinquantaine serrés dans la benne et cinq ou six à l'intérieur de la cabine d'un camion volé sur un chantier, menant un train d'enfer, zigzaguant sur le chemin des crêtes, avertisseur bloqué, pour aller prendre Ryad-el-Feth (le parc de la Victoire). Mais ils ne sont pas les premiers. Le centre commercialo-culturel, hypermoderne, symbole de l'Algérie de demain pour certains, du luxe et de l'indécence pour d'autres, a déjà reçu sa part de violence.

L'ouragan est passé et les forces de l'ordre se sont ressaisies pour protéger ce qu'il reste de "la vitrine de l'Algérie". Deux hélicoptères de l'armée, apparemment munis de bombes anti-émeute, survolent à basse altitude le sanctuaire du martyr et Ryad-el-Feth encerclés par plusieurs cordons protecteurs de CNS. (...)

La détermination affichée par cette jeunesse en ébullition est farouche. Les autorités ont retenu les forces de l'ordre qui n'étaient visibles qu'à certains endroits stratégiques : le ministère de la défense, le parti, Ryad-el-Feth, l'agence centrale d'Air-Algérie, la Radio-Télévision algérienne (RTA), etc. Quelques accrochages ont cependant eu lieu ici ou là, alors que, mardi soir, la police avait dû intervenir violemment pour disperser les manifestants qui occupaient le quartier de Bab-el-Oued, à l'ouest de la capitale, pillant les magasins et brûlant des dizaines de véhicules à proximité de la direction générale de la Sûreté nationale, comme s'ils avaient voulu lancer au pouvoir un suprême défi. (...) »

Adreba Solneman commençait à parler de la révolution en Iran de la manière suivante : « Rien n'est plus rare, rien n'est plus mystérieux que la naissance d'une idée. La conscience, en effet, ne conçoit une idée qu'au moment de sa réalisation. Aussi l'origine d'une idée particulière, son germe, est-il toujours dans la spéculation. Elle vient de Dieu, disent les uns, d'une foule de hasards, de conditions, de circonstances, leur réplique-t-on ; pour d'autres, une idée est la propriété d'un individu, comme inhérente à sa naissance ; pour d'autres encore, l'idée est le mouvement de l'esprit se prenant pour objet ; enfin, ceux qui soutiennent qu'un simple regard peut détruire l'humanité font d'une idée l'orphelin et l'achèvement d'une rencontre, la vérité de l'amour.

L'idée dominante de notre histoire est la révolution iranienne. Une fois visible, elle était déjà visiblement dans toutes les têtes, et dans beaucoup de choses. Mais le moment et le lieu de sa genèse et de son origine sont encore à découvrir. La solution de l'histoire est la maîtrise du temps. Cette idée sera découverte en même temps que faite. Voilà ce qui nous sépare encore de notre but. » L'idée de notre temps est restée la même. Mais elle a aussi changé. Elle devient. Car l'investigation sur ce quelque chose de rare et de mystérieux a continué. Depuis vingt ans nous – je veux dire nous tous : ceux qui sont morts alors et ceux qui sont nés depuis, ceux qui sont indifférents et ceux qui sont inconscients, ceux qui sont résignés et ceux qui sont furieux, ceux qui jouent à l'incommunicabilité et ceux qui communiquent l'impossibilité de jouer – œuvrons sans relâche et exclusivement au long accouchement de cette idée, à la recherche de son lieu, à la constitution de son moment, à l'exégèse de son sens. Le 5 octobre 1988 à Alger a été pour l'observateur extérieur, à travers le jargon de l'informateur asservi et inconscient, comme l'un de ces moments de contraction brutale des intestins, lorsque temps et espace se concentrent en une clarté et un parfum qui sont ceux de la synthèse. De tels goulets d'étranglement de l'histoire se sentent avant qu'ils ne se comprennent, pour peu qu'on les reconnaisse, pour peu qu'on explore le monde avec le monde pour objet. Non que les enfants d'Alger auraient dit en langage clair et simple cette chose claire et simple qu'ils ont pourtant pratiquée : reprenons cette idée de la révolution en Iran, dégageons-en le fondement, approfondissons ce débat puisqu'il n'y en a pas d'autre.

Mais en détruisant la rue Didouche-Mourad, eux, pas tous nés quand la révolution en Iran avait commencé, couraient dans le sens de ceux qui n'avaient repris le travail précisément que l'avant-veille à Rangoon, après plusieurs mois de ces réflexions franches et complexes qu'on appelle une insurrection. A peine exilés hors de l'adolescence, les survivants de 1978 voyaient leurs cadets reprendre le bloc informe de la sculpture iranienne en y taillant avec vigueur et en y gravant avec conviction. Et c'est parce que dans les cinq ans qui suivirent, dans presque tous les Etats du monde, des centaines de théories de centaines de jeunes sculpteurs comme ceux d'Alger burinèrent, modelèrent, gravèrent le même ouvrage qu'il prit cette singulière qualité qu'est l'unité de ce qu'on conçoit et de ce qu'on achève, et qu'on appelle une idée.

Voici ce qui distingue une idée à son début : une guerre, une bataille, un conflit. Je ne parle pas du battement d'ailes d'un papillon dans le golfe du Mexique qui déclenche une tempête dans la Vieille Europe, mais de la rencontre d'au moins deux êtres humains capables d'imagination, ce qui, dans l'état présent de notre humanité, est sans doute un peu moins qu'une classe sociale et un peu plus qu'une élite. Si tout conflit ne génère pas d'idée, beaucoup s'en faut, toute idée provient d'un conflit. Il est vrai que nous n'avons aucune chronique de l'amour, et nous ignorons donc si ce corps à corps, le plus intime entre deux pensées qui se pénètrent, on ne sait pas encore très bien comment, se produit une fois, dix fois ou mille fois dans un siècle ; et la visibilité des conséquences dans l'aliénation de ces disputes majeures reste encore dérobée au regard, quoique de fortes présomptions permettent de supposer que ces disputes ont réussi à transcender la gélatine molle du positivisme et de la conservation au point de les mettre en péril. Nous connaissons un peu mieux ces discours collectifs qui ressemblent à des borborygmes pour ceux qui les écoutent avec la raison et à des monologues de phrases courtes, de sentences sans appel et de manifestes insensés, au vocabulaire le plus varié et à la syntaxe de dynamite, pour ceux qui les entendent au-delà de la raison, et dont ce 5 octobre 1988 à Alger a été le meilleur exemple. Certes, nous ne sommes encore capable de suivre les émissions de cette pensée qu'au juger, mais cela suffit pour lui reconnaître un potentiel de ravages qui dégradent en falsifications ses caricatures comme la fission de l'atome ou les guerres d'Etat, qui inversent l'importance entre le choc et l'effet, donnant la primauté au premier, et clamant que puisque l'apparition est si imposante, le fond le serait par conséquent. Mais, fission de l'atome et guerres d'Etat ne sont que de l'écho, pas du sens. Elles ne permettent de réfléchir que sur ce qui était, et dissimulent ou glorifient ce qui est conservé. Nous avons appris, au contraire, que si l'idée venait d'une dispute d'humains, pour proposer une vérité qui fond l'objectivité et la subjectivité, elle doit avoir au moins la perspective de la rue Didouche-Mourad le 5 octobre 1988, dont l'expérience a porté l'horizon au moins jusqu'à ce quartier de Moscou appelé Ostankino en octobre 1993.

Le demi-millier de réflexions et bagarres de l'intervalle, qu'on appelle émeutes quand elles restent limitées à l'expression d'un négatif immédiat et insurrections lorsqu'elles commencent à mettre consciemment en cause ce qui se voudrait immuable, paraissent toutes identiques mais chacune est singulière. Aucune n'est nécessaire, mais leur abondance même a permis de répéter des nouveautés que nous ne rêvions même pas et de dénoncer des archaïsmes pour lesquels nous n'avions même pas de nom. C'est là seulement, dans les quinze dernières années du XXe siècle, que le monde s'est discuté. C'est là seulement que la révolution en Iran a commencé à prendre du sens. C'est là que son idée change de nom.

 

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Si la dispute entre humains est comme l'orgasme qui préside à la naissance, l'accouchement d'une idée est sa formulation. Mais contrairement à l'apparition d'un être humain, une idée ne naît pas de la matrice qui l'a fécondée. L'aliénation, le devenir autre dans la pensée, défigure et occulte la dispute initiale, et transporte l'idée, comme un vent mauvais à travers toutes les pensées de l'époque, à travers de nombreuses têtes où elle fermente, se disloque et se recompose. Lorsqu'elle est nommée, il faut déjà un violent effort d'abstraction pour reconstituer ce qu'elle a pu être, et il faut un regard capable de ne pas s'égarer dans les méandres quotidiens pour distinguer son début à la sortie de cette brume. Ceci a des conséquences fondamentales : la plus frappante est cette habitude de courte vue qui consiste à attribuer une idée à l'accoucheur qui la formule, parce que c'est lui qui lui donne son nom, et par extension à considérer que la formulation, et non le mouvement dont elle est un moment, est l'idée. Mais l'accoucheur qui l'extrait modèle aussi l'idée qu'il manie, à peine avec un peu plus de brutale et maladroite inconscience que tous ceux qui l'ont déjà tâtée, caressée, giflée, défoncée, tronquée et enrichie lors du vortex entre la première dispute où elle était encore dépendante des suivantes et ce moment où, taillée dans des mots et des représentations, elle prend forme. Et l'accoucheur expose le germe à la lumière, c'est-à-dire lui donne un nom, une date de naissance, des traits fixes, un contenu déterminé et conscient, la transforme en référence incontournable. Or, la diffraction du mouvement de la dispute initiale fait que cette activité de la conscience, qui est si surévaluée par rapport à la dispute initiale, va maintenant se multiplier, c'est-à-dire qu'il peut y avoir plusieurs dizaines ou centaines d'accoucheurs, qui produisent souvent des versions contradictoires du même thème, mais qui peuvent aussi se nourrir les uns des autres, par la critique, par le plagiat, par l'aliénation qui agit bien entendu aussi de l'un à l'autre.

Ce moment de la naissance de l'idée où pour la première fois sa réalité est confrontée à son concept, le moment de la reconnaissance, n'est donc cet instant unique et lumineux qui ressemble à l'association d'une ampoule allumée et d'un visage fou de joie en train de s'écrier « eurêka » que dans la métaphore où l'idée serait celle d'un inventeur, créateur unique ex nihilo comme le Dieu des déistes. Une idée comme celle qui est présentée ici, une vérité pour l'humanité, nécessite d'abord beaucoup de disputes, d'affrontements qui mettent la vie en jeu, beaucoup d'orgasmes de ceux dont on ne revient pas, beaucoup d'émeutiers modernes ; ensuite beaucoup de porteurs de pensée, c'est-à-dire beaucoup de pauvres qui évaluent ces disputes, affrontements, orgasmes, émeutes dans la mesure où ils le peuvent, en mêlant dans ce vin pur leur eau polluée ; ensuite, encore davantage de théoriciens, d'accoucheurs qui tirent, qui datent, nomment, confrontent, critiquent, plagient, et portent aussi cette pensée où se glissent aussi leur imagination et leurs rêveries ; mais là sa naissance n'est pas encore achevée : il manque encore que les pauvres qui l'ont portée, souvent leurs descendants, reconnaissent avec leur conscience ce qui n'était passé que par l'esprit. Ce sont donc de nouvelles séries de cadavres exquis, de nouvelles disputes, de longs et complexes débats, des jeux avec la vie et pour elle, des discours difficiles à décoder et à comprendre, dont l'un sera le langage symbolique de l'autre, comme la science matérialiste de notre siècle n'est qu'une traduction symbolique du mouvement de la pensée de notre siècle. Ce sont donc des combinaisons inlassablement répétées et si différemment exprimées que leur identité est souvent déniée. Contrairement à nous, en tant qu'individus séparés, une idée est accouchée des centaines de fois, avortée ou morte d'inanité des milliers de fois avant sa naissance. C'est parce que Goya, Hegel et Einstein travaillaient à la même idée que la rue Didouche-Mourad a enfin été dévastée le 5 octobre 1988. Et c'est cette nouvelle idée-là, la négation du travail de Goya, Hegel et Einstein, que nous commençons seulement à comprendre.

 

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L'idée particulière dont il est ici question, et qui s'appelle maintenant « téléologie moderne », a ceci de particulier que dans sa naissance est inscrite sa fin, c'est-à-dire que son achèvement est son projet aussitôt qu'elle peut être nommée. Les milliers de participants, les dizaines d'années, les innombrables et souvent mortelles opérations de la pensée qui ont constitué son berceau n'ont abouti qu'à cette perspective fulgurante, un concentré de Didouche-Mourad-Ostankino, où la fin préside au commencement. On pourrait dire en raccourci de cette idée, autrefois appelée « de la révolution iranienne », qu'elle est la naissance de la fin. Mais cette naissance de la fin, qui s'est pourtant faite sans programme, sans projet, est un programme, est un projet. La fin n'est plus une apocalypse, une catastrophe, une malédiction. Dès la naissance, la fin est nôtre, l'accomplissement de nos devenirs détermine notre être-là. Il faut une maturité certaine à l'humanité pour pouvoir affirmer que tel est son projet, qui l'oblige pour la première fois à embrasser tout son temps, sans le soumettre à aucune puissance qui lui serait supérieure. A ce moment, crucial et phénoménal, ce sont d'autres courants, c'est un autre grouillement d'humains qui rejoignent les fées du berceau : les idées du passé, les penseurs qui à travers les religions et les mouvements sociaux ont permis de saisir notre essence, de donner un sens à la jeunesse de l'humanité qui s'achève maintenant, nourrissent, souvent comme point d'appui à la négation, notre idée dont on commence à soupçonner l'ampleur.

Et il est moins surprenant, en relisant comment la téléologie moderne a été engendrée, par la turbulente jeunesse de la révolution iranienne, de constater qu'elle s'est donné le moins de formes possible, qu'elle n'a pas produit de « penseurs » utilisables par le monde des idées antérieures, encore moins d'organisations, et que même son discours est resté le plus ténu possible, comme si dire un mot de trop pouvait limiter la grandeur du propos. Le premier volume du présent ouvrage, qui raconte comment « un assaut contre la société » peut générer une idée, montre justement l'unanimité et l'ubiquité de la formulation pratique, et comme une sorte de peur et de respect d'en pousser les conclusions, car pousser les conclusions c'est donner une forme à l'idée, et donner une forme à l'idée, c'est menacer de la limiter, c'est encourir de l'amputer, de la falsifier. Si la pratique orgastique des émeutiers n'avait jamais été plus puissante et plus unanime dans le monde qu'entre 1988 et 1993, avant de s'affaiblir sous les chicanes des employés de bureau que sont devenus les serviteurs de l'Etat et sous les jugements ampoulés et sans imagination des creux moralistes que sont les informateurs dominants, elle n'a jamais été aussi séparée de la synthèse de son discours, de sa théorie. Jamais encore l'accouchement n'avait été aussi éloigné du coït, jamais encore les amants du monde n'ont paru aussi intimidés devant la grandeur de leur progéniture. La naissance de cette idée est une naissance difficile parce que, comme elle contient sa fin, elle contient celle de toutes les autres au point qu'il est permis de se demander si, à côté d'elle, il existe une autre idée, non pas en son temps, mais depuis la naissance du temps.

En n'osant pas formuler, les émeutiers modernes n'ont pas seulement consacré la grandeur de ce dont il était question. Ils ont risqué de le perdre dès sa fécondation en confiant à d'hypothétiques autres la traduction, non, l'interprétation de leur acte et la fixation de sa portée ; en ne soufflant pas mot de la fin, qu'ils ont été les premiers à entrevoir – rien n'est plus étrange que de risquer sa vie en pensant qu'on risque celle de l'humanité – sans conscience, ils ont permis de douter de la fin et de l'avoir entrevue. Ils ont une dernière fois hésité, tout laissé en suspens. Ils se sont proprement laissé battre plutôt que de formuler, parce que, tout comme ces gueux iraniens qui étaient devenus des « gardiens de la révolution » dans une sorte de remords et de terreur devant ce qu'ils avaient contribué à ouvrir et qu'ils s'engageaient ainsi à stopper, les émeutiers d'Alger à Moscou ont préféré la défaite, la soumission, la modestie, le sacrifice d'eux-mêmes que de formuler la simultanéité de leur fin et de la fin du monde.

Si leur timidité a réussi à suspendre leurs conclusions, ils n'avaient plus la hardiesse de reprendre leurs prémices. Mais ils n'étaient plus les « gardiens de la révolution », c'est-à-dire ses conservateurs, c'est-à-dire ses fossoyeurs. Leur germe était déjà le moteur à explosion de l'aliénation et leur idée, nolens volens, commençait son long et bizarre parcours, non plus poussée vers la fin, mais tirée, mais déterminée par elle. Dès qu'elle a été formulée, en plein assaut contre la société, la téléologie moderne a ainsi fait le silence autour d'elle. Personne n'ose la critiquer, personne n'ose l'approuver en public. Même l'information dominante, dont l'indiscrétion ne recule devant aucune approximation, n'a encore osé s'y intéresser alors même que depuis le début de la vague d'assaut gueuse de 1988 elle se lamente sur l'absence d'idées, sur l'inexistence de projets, en feignant même de soupeser avec sérieux une « fin de l'histoire », dont la séduction tient à ce qu'elle éternise ceux qui la proclament. Depuis dix ans, tous ceux qui ont été confrontés, par hasard ou par apostrophe, à l'idée de téléologie moderne en sont retournés avec le doigt sur les lèvres, quelques-uns en jurant ou en dénigrant pour brouiller la compréhension, la plupart à reculons, presque tous comiques, du comique faussement digne qu'a parfois l'ignoble lâcheté.

 

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Mais l'idée de téléologie moderne est née, et nous en avons déjà, avec surprise, appris ce qui vient contredire non seulement nos conceptions d'une naissance, mais nos conceptions d'une idée. Le moment de la pensée où le concept se réalise, le moment de la réalisation du concept, est l'apparition de la fin. C'est le moment où l'idée naît, parce que c'est le moment où elle se distingue du monde, où apparaît en elle la nouveauté pour le monde. Ce constat est très important, parce qu'il est en rupture avec la conception de l'idée de notre monde, le monde de Hegel, et l'idée de Hegel.

Hegel, jusqu'à la révolution en Iran, n'a jamais été critiqué, malgré les ébauches de Cieszkowski et de Marx. Cieszkowski avait montré combien peu la dialectique de l'histoire de Hegel permettait de saisir l'histoire. En effet, chez Hegel toute l'histoire aboutit au présent. Le dépassement du présent, dans la mesure où il est envisagé, est une confirmation du présent : le présent ne se comporte pas de la même manière vis-à-vis du futur que le futur vis-à-vis du présent. Le présent explique le passé, mais comme tout y est acquis, le futur non plus n'a plus d'intérêt. Il n'y a plus de négatif dans le présent. C'est précisément ainsi que l'idéologie dominante présente l'histoire aujourd'hui.

Marx a tenté de critiquer Hegel de deux manières. D'abord, en tant que jeune hégélien comme Cieszkowski, il a pris le monde présent par le négatif. Le monde n'est pas la réconciliation entre le subjectif et l'objectif à laquelle aboutit Hegel, le monde est divisé, et la partie que Hegel montre est l'aboutissement positif, la pensée dominante. Marx aborde le monde de Hegel en ennemi, en désaccord fondamental : ce monde n'est pas immuable, l'avenir est le dépassement du présent, le lieu dialectique où le monde change, le présent n'est que la victoire provisoire du parti dominant, vive le négatif qui va renverser ce parti dominant et la pensée qu'il voudrait rendre immuable. Le négatif comme point de départ est resté à Marx, malgré son autre point d'appui critique, beaucoup plus connu, le matérialisme. Le matérialisme fait finalement l'économie de la critique de Hegel, dont la pensée devient alors un petit pois dans une tête qui marche à l'envers. Cette ridiculisation de la pensée de Hegel, qui réduit le monde qu'a décrit Hegel à une opinion subjective, est l'appréciation dominante sur Hegel depuis Marx. Hegel est ainsi cru critiqué par Marx, une bonne fois pour toutes, inutile d'y revenir. Une autre conception, très minoritaire, redresse Hegel en montrant que notre monde est bien celui décrit dans la 'Logique', et la retourne contre Marx pour prouver que le matérialisme est en fait ce que Marx appelait de l'idéalisme : une idée dans une tête. Mais cet usage de Hegel, encore davantage qu'à travers la pseudo-critique matérialiste, exonère d'une critique de Hegel. Car dans cette façon de voir, Marx n'a tort que si Hegel a raison, et si Hegel a raison, il n'est plus critiqué.

Pour Hegel l'idée absolue devient cercle, son mouvement la ramène au commencement, à la généralité, quoique chargée de toute la détermination du jeu du négatif. La longue dualité entre la forme, qui dans l'idée de Hegel est la méthode, et le contenu de l'idée s'achève dans l'infini de la méthode, de la forme. Les différents contenus, les différentes idées, ne sont que la nourriture de la méthode, et sont supprimés les uns après les autres dans la constitution de ce cercle fermé. La forme a triomphé du contenu, et le mouvement de toute chose n'est qu'un cercle absolu, tourner en rond, à l'infini. Le vrai contenu, pour Hegel, n'est que la méthode, le système, la logique, la dialectique. L'idée de l'idée absolue vient finir la logique, mais ce n'est pas logique, elle n'est pas une fin, mais au contraire un infini, une réconciliation du contenu devenu indifférent sous la forme, une révélation et une confirmation infinie de la méthode. Une fois la méthode énoncée, le contenu de l'idée n'est plus que la révélation formelle de la méthode, tout ce qui est découvert est déjà dans l'idée et la confirme, rien n'est nouveau, tout est conservé. La seule différence imaginable est celle entre ce qui est révélé et ce qui ne l'est pas encore : mais quelle importance puisque ce qui peut être encore révélé et différent ne peut avoir pour but que la méthode infinie, que nous connaissons déjà, et ne peut être par conséquent qu'une différence de forme. Le dépassement, le mouvement trilogique entre thèse, antithèse, synthèse, qui est la forme de la dialectique, s'arrête à l'idée absolue, s'y fige à l'infini : rien n'est moins dialectique !

En définitive, l'idée absolue n'est rien d'autre que l'éternité au présent, et c'est précisément l'idée dominante aujourd'hui : tout aboutit à ici et maintenant, aussi bien le passé que le futur. Le no future des punks, ou la 'Fin de l'histoire' de Fukuyama, ou la communication infinie de Voyer, ne sont que des propositions de nom pour un monde construit sur la position de Hegel, qui en a raboté le négatif à la fin, et propose de le conserver dans une idée sans fin, sans contenu par conséquent.

Au contraire, l'idée de téléologie moderne est l'idée que tout finit, et c'est en cela qu'elle est la seule critique de Hegel. Sa naissance n'est pas un commencement indifférent et n'est pas la généralité sans détermination, mais le négatif de l'idée, son projet. L'idée naît d'une, de dix, de mille disputes, simultanées et successives, dans la conscience, dans la fausse conscience, dans l'inconscience, dans l'absence de conscience, dans le négatif de la conscience. Toute idée est engendrée dans la pratique, est abstraite de la pratique. La pratique, qui est essentiellement pratique de la communication, soulève l'idée. Mais elle ne soulève pas l'idée selon l'idée, elle la soulève bien plutôt contre elle, parce qu'elle la soulève non selon une méthode qui procéderait de cette idée, mais selon une méthode, selon une théorie, selon une science de l'esprit, qui s'était construite avant cette idée. Or la science de l'esprit, la théorie, la méthode avec laquelle se battent les émeutiers d'une époque est celle du débat précédent, qui a déjà trouvé son cercle, c'est-à-dire qui tourne en rond dans sa forme infinie. Les émeutiers modernes ont le monde de Hegel dans la tête, et c'est ce qu'ils combattent dans la rue. C'est bien ce qu'avait observé Lukács, mais il faut en conclure l'inverse : ce n'est pas la conscience de classe qui doit s'emparer du monde aliéné, c'est le monde aliéné qui doit détruire la conscience de classe, parce que la conscience de classe est un paradigme du monde aliéné. La conscience de classe est une insuffisance de l'aliénation, une résistance à l'aliénation, une conservation d'un peu d'aliénation contre beaucoup d'aliénation, qui empêche les pauvres modernes de critiquer le monde de Hegel, le monde de la conscience de classe. En d'autres termes : le contenu d'une idée combat sa forme. L'idée est un contenu qui combat la méthode qui a permis de le découvrir, rappelez-vous la physique quantique. Tout l'intérêt d'une idée est dans son contenu, parce que son contenu est d'abord fondamentalement irrationnel, en guerre avec tout ce qui est connu, y compris la forme avec laquelle elle est énoncée. La logique n'est pas le concept de l'idée, n'est pas le concept du monde, mais la logique est le concept de la conservation, la victoire infinie de ce qui est positif sur le négatif qui supprime les conditions existantes, sur le négatif qui dépasse ou qui réalise. Même la logique de Hegel n'est donc pas logique. Elle s'arrête dans l'infini : elle concède un peu de changement, pour conserver un monde d'un peu de changement seulement. Elle cesse de supprimer sans rien réaliser, et elle cesse de réaliser sans rien supprimer. En tant que méthode absolue, la dialectique conserve tout. Dans la dialectique, l'idée d'anéantissement, qui est l'idée d'une fin absolue, est la seule chose qui est anéantie. Tout est là et tout est conservé à l'infini. Il n'y a pas de sens. La lutte de la forme et du fond n'était qu'apparence, rigolade, spectacle : tout est formel, le contenu n'était qu'une forme grimée, et non l'inverse. Ainsi le contenu de l'idée de Hegel, en devenant essentiellement forme, devient à son tour illogique au sens de la logique de Hegel. Il faut bien reconnaître que l'idée de Hegel est une idée au sens téléologique du concept, puisqu'elle devient irrationnelle en atteignant son fond. C'est en cela que Marx a raison : l'idée de Hegel, la logique, la dialectique, le triomphe de la méthode, n'est que l'idée de Hegel. Mais comme l'absence de critique de Hegel l'a prouvé, c'est déjà beaucoup, beaucoup plus en tout cas que ce que disait la formule polémique d'une « idée dans une tête ». Car l'idée de Hegel, la conservation de la logique infinie par la logique de la conservation infinie, est l'idée de l'époque que la révolution en Iran a commencé à critiquer.

Lorsque quelqu'un s'aventure à critiquer Hegel, on se demande toujours si ce n'est pas une reprise de la critique qu'en avait fait Marx. Mais Marx également voulait parvenir à cette idée infinie qui supprime toute contradiction. Ce que Hegel appelait la dialectique, et qui était pour lui toute pensée de son temps, Marx l'a transposé dans l'avenir, comme dépassement rêvé du temps de Hegel mais qui restait à réaliser, à mettre en pratique, en l'appelant le communisme. Ce monde est celui décrit par Hegel, un monde où la forme conserve et survit à sa lutte avec le contenu, et l'idée de Marx est une partie du monde de Hegel, un contenu qui n'a pas tenu face à la méthode qui l'a révélé. C'est pourquoi l'idée qui contredit ce monde doit passer par la critique de Hegel.

Ce qui réalise la forme et le fond, ou ce qui fonde la contradiction entre le concept et sa réalité, est leur achèvement. Notre pratique crée de la nouveauté, extérieure et contraire aux méthodes auxquelles nous sommes réduits pour l'appréhender. Une idée ne peut naître que d'une nouveauté dans le monde. Cette évidence téléologique ne répond d'ailleurs pas à la question de savoir si le mouvement de la pensée n'est que la révélation de tout ce qui est là, jusqu'à la fin, ou si l'on peut créer de la pensée, ou s'il existe un autre à la pensée, ce qui est assez difficile à penser, car la nouveauté dans l'idée n'est un autre qu'à la pensée connue, qu'à la méthode connue. Mais le contenu de l'idée est le négatif, la critique de la méthode, et les deux parties antagonistes de l'idée ne se résolvent l'une dans l'autre qu'au moment où l'idée s'achève. Une idée, on le voit, est quelque chose d'à la fois jubilatoire et douloureux, bataille permanente, qui ouvre et qui clôt, non comme un cercle mais comme un cœur qui bat, qui renverse et qui fusionne, de sorte à engendrer une inspiration qui vient sur un savoir, jusqu'à ne plus savoir, une tempête qui attaque l'ordre connu, une émeute, une tranchée ouverte entre amoureux et aimé, une colère qui s'en prend à une harmonie, une insurrection, en un mot l'annonce de sa fin à une pensée qui a perdu sa fin et parce qu'elle a perdu sa fin. La forme, la méthode, la science de l'esprit ne deviennent infinies que lorsqu'elles ne trouvent plus leur négatif. L'idée de la téléologie moderne est d'apporter son négatif à tout ce qui est là, d'en finir avec l'infini, avec tout ce qui est là. L'idée de la téléologie moderne est la fin du monde de Hegel.

 

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Le monde de Hegel est tout ce qui a lieu

Au pas de charge léger et ravageur qui raccourcit l'immuable, et qu'on peut appeler Didouche-Mourad, la téléologie, comme un voyou dans une église, renverse quelques fétiches crus éternels, et moleste quelques curés qui ont le malheur de se trouver là. Vite arrivée aux fondations, c'est à la pioche et à la pelle que cette contradiction vivante continue de creuser. Confrontés à l'idée de leur fin, des mythes finissent effectivement : le voyage, la musique, la culture. Au-delà de ces apparences, leurs racines commencent à être attaquées par la même critique. Le sens des concepts est sommé d'avancer, c'est-à-dire de se révéler pour ce qu'ils sont à la fin, ou de changer quand ils sont confondus d'imposture infinie : l'histoire, l'activité humaine, le genre, la religion, la réalité ne seront plus comme avant. L'immensité de l'aliénation commence à se deviner. De nouveaux concepts cruciaux, dont la vérification pratique est l'avant-coureur et le jugement dernier, vont apparaître. L'idée elle-même se retourne contre elle-même, le résultat critique le présupposé. Moins d'un quart de siècle après son fulgurant passage à Téhéran, Matagalpa, Brixton et Gdansk, la même idée attaque déjà le fondement même de l'idée, le concept.

Si Hegel a une telle importance dans notre monde qu'on puisse dire que c'est le monde de Hegel, c'est parce que sa théorie du concept pose la limite apparente de la pensée au-delà de toute limite connue. C'est cette extension, qui est aussi bien hors de soi, en surface, qu'en profondeur, en soi, qui est phénoménale jusqu'aujourd'hui. Ce concept, qui ramène Dieu à un concept parmi les concepts, est habité à tous les étages et porte la perspective au-delà de ce qu'est une perspective, au-delà de ce qu'est un concept parmi les concepts. Comment, aux siècles de Maldoror et de son exploitation culturelle, d'archaïques tentatives d'expression ont-elles pu passer, à côté de la densité insensée de cette immensité en expansion à grande vitesse, pour de la poésie ? Cette prodigieuse explosion de pensée, Hegel en a été en partie le contemporain et, comme l'incapacité à la dépasser depuis le montre, l'annonciateur. L'époque de Hegel aussi avait eu son pas de charge Didouche-Mourad (qu'on n'appelait pas encore Michelet), où la pensée en crue avait débordé les lits paisibles de la sagesse antique et les digues artisanales de la religion chrétienne : la révolution française. Avec le culte de la raison, avec la vérification comme principe de vérité, avec l'opposition de la liberté et de la nécessité, avec un assaut contre la religion qui était le débat préparatoire à sa critique, l'époque éclatait les systèmes qui avaient suffi à contenir la pensée consciente depuis des siècles. La théorie du concept de Hegel est le compte rendu précis de l'ouverture et de la nouvelle étendue possible du territoire de la conscience. Le concept, tel qu'il a été théorisé par Hegel, est le point de vue le plus élevé du monde que nous dépassons maintenant. A son tour, cette pensée en et pour soi est trop courte et trop étroite pour contenir la poussée plus récente, dont la téléologie moderne est l'expression provisoire.

Avant de montrer comment le concept de Hegel ne contient plus l'esprit de notre temps, quelques préalables seront utiles. Tout d'abord, le concept de Hegel n'a jamais été critiqué et n'a jamais été dépassé. La seule critique de Hegel véritablement reconnue est celle de Marx, mais elle concerne les théories de l'Etat, de la religion et de l'idéalisme, qui ne sont pas véritablement critiquées mais reniées, et le rapport entre l'être et la conscience, qui n'est pas véritablement conceptualisé, mais renversé parce qu'il marche sur la tête, et qui ainsi marche, pas mieux, sur une autre tête. Le long détour marxiste, qui présuppose Hegel critiqué, vient seulement de s'achever, et conformément au concept du dépassement de Hegel, y est maintenant supprimé et conservé en même temps. Même si Marx, de la réalité et la pratique à l'histoire et l'aliénation, a tenté de mettre en perspective les principaux concepts de la téléologie moderne, à part le jeu et croire, l'ensemble de sa théorie n'est jamais à l'étroit dans la théorie du concept de Hegel, c'est-à-dire que la théorie de Marx n'arrive jamais jusqu'aux limites de celle de Hegel. Sa critique de Hegel qui mérite d'être examinée ne le mérite donc pas lorsqu'il s'agit du concept.

Il faut rappeler ici que la théorie du concept de Hegel est tout à fait inconnue, en tant que théorie, dans le monde de Hegel. Nos contemporains, même parmi les « philosophes » et les idéologues concernés que sont les responsables de communication dans les entreprises ou dans l'information dominante, seraient bien surpris de vérifier ce que Hegel déclinait sous le nom si commun de « concept ». Mais si la société actuelle n'utilise pas le mot concept dans le sens de Hegel, elle est assurément construite sur ce que Hegel appelait concept. La croyance profonde et véritable de cet aboutissement-là du mouvement de la pensée, dans un monde où tout est pensée, malgré une apparence matérialiste elle aussi très largement crue, est pour ainsi dire universelle, même si fort peu d'individus sont capables d'en balbutier une forme intelligible dans quelque langue que ce soit. Hegel n'a été que l'interprète le plus hardi, le plus Didouche-Mourad, d'une conception on ne peut plus partagée. Et cette conception n'est pas tant sa dialectique – et il faut d'ailleurs rappeler ici pour l'honneur de cette admirable méthode que personne ne peut se dire dialecticien s'il n'a pas passé Hegel au fil de la critique dialectique – mais son horizon, qui permet de dire que Dieu n'est pas moins concept que je, même s'il contraint à concéder que Dieu est au moins autant concept que je. Dans le riche monde de Hegel, où tout un chacun est devenu pauvre, la différence entre les gueux, qui sont les pauvres qui se révoltent, les valets, qui sont les pauvres qui conservent, et Hegel, par rapport à cette conception, tient en ceci : les gueux connaissent l'étendue du concept de Hegel parce que c'est leur enclos, mais ils n'en connaissent ni la limite ni la profondeur ; les valets en connaissent la limite, parce que c'est ce qu'ils conservent ; et Hegel, seul, a tenté de donner sa profondeur à cette limite, pour la nier, et c'est parce que, dans le concept, la limite apparaît comme niée par la profondeur que les valets veulent la conserver et que les gueux en connaissent l'étendue sans en connaître la limite et la profondeur. Pour comprendre la critique du concept de Hegel, il n'y a donc pas besoin de connaître Hegel. Il suffit de connaître le monde.

Il faut aussi brièvement rappeler que le terme concept, tel qu'il est employé couramment dans le monde de l'émeute moderne, est complètement différent de ce que Hegel appelait concept, et ressemble même, en tant que simple idée posée par une conscience sur un objet extérieur, à l'acception de concept contre laquelle Hegel s'indignait déjà. Concept, dans toutes les professions qui ont de la pensée pour objet avoué, signifie une représentation de l'entendement dont le contenu est présenté divisé, et une représentation de l'entendement dont la réalisation est l'objet, un projet, un plan (Hegel, qui pourtant n'hésitait pas à recourir au gallicisme pour différencier – Attraktion, Kongruenz, Realität, etc. –, semble n'avoir pas connu le mot « Konzept » puisque pour dire concept il n'a jamais utilisé que le mot d'allemand courant « Begriff »). L'archétype de cette synthèse a priori est le concept publicitaire, qui est l'unité idéelle entre un texte et un visuel, avec pour idée de réalisation la diffusion de cette unité. Ce Konzept, s'il est intéressant par l'articulation de ses divisions, n'a pas du Begriff la grandeur, le mouvement, la vie, sans parler des qualités qui le couronnent chez Hegel comme la vérité ou la liberté.

Enfin, sur un tout autre plan, si nous avons affublé le mot téléologie du qualificatif désuet de « moderne », c'est seulement pour indiquer qu'il a un homonyme impropre et dépassé. La différence entre les deux téléologies est aussi simple que complète : la téléologie classique ne traite que de la fin d'objets, de la fin de choses séparées, la téléologie moderne traite de la fin de tout. Il faut d'ailleurs signaler que dans la langue française en particulier le mot « fin » appliqué à la téléologie classique est presque toujours synonyme de finalité, alors que dans la téléologie moderne le mot fin ne signifie pas finalité, mais seulement fin pratique, c'est-à-dire dissolution, anéantissement, achèvement, avortement ou accomplissement. Dans la téléologie classique, la fin pratique des choses aboutit toujours à un autre, lui-même infini, que ce soit la nature, l'idée ou Dieu. Cette méthode de pensée, ordinairement opposée à la causalité, ne mérite donc pas son nom de logique de la fin, puisque, justement, elle la trahit toujours à la fin. Là où tout – idée, nature, Dieu compris – n'a pas de fin, il n'y a pas de téléologie véritable. On peut comparer téléologie et dialectique en ceci : chez Hegel et les prétendus dialecticiens qui l'ont suivi jusqu'aujourd'hui, la dialectique est le principe même de la pensée ; et la téléologie est un outil particulier pour l'usage et le maniement de certains types de pensée. Chez les téléologues modernes, la téléologie est le principe même de la pensée ; et la dialectique est un outil particulier pour l'usage et le maniement de certains types de pensée.

Hegel, puisqu'il est question de lui ici, utilise d'ailleurs assez comiquement le terme de téléologie moderne pour parler de la téléologie classique, comme quoi les temps changent. Son mépris pour cette téléologie est encore plus grand que le nôtre, parce qu'elle n'aurait devant soi qu'une rationalité (Zweckmässigkeit) extérieure, finie, même si elle contient « le principe le plus élevé [par rapport au mécanisme], le concept dans son existence, qui est en et pour soi l'absolu (...) ». Pour le reste de son sous-chapitre intitulé « Téléologie », qui clôt le chapitre intitulé « Objectivité », dans la partie de la théorie du concept de sa 'Science de la logique', Hegel développe essentiellement le mouvement du but (Zweck), qui « réalise » là l'unité entre subjectif et objectif, et devient idée ; la téléologie elle-même l'intéresse beaucoup moins. Il aurait été bien étonné de lire 'Teleologisches Denken', écrit également à Berlin, mais un peu plus d'un siècle après sa 'Logique', où Nikolai Hartmann, pourfendeur furieux de la téléologie classique, qui explique par exemple que le passage d'un principe à un principe plus élevé est une « téléologie des formes », où « tout n'est déterminé que par le but le plus élevé, car le plus bas est le non-fini et l'imparfait en soi », fait de Hegel, dont c'est incontestablement la façon de procéder, « le plus grand représentant » d'une telle téléologie !

 

Le concept dans le monde de Hegel

Le concept de Hegel est non seulement l'extension maximale de la pensée de notre monde qui est le monde de Hegel, mais la cohérence interne de sa logique et la profondeur infinie de son propre mouvement, sa vérité, sa liberté, sa conception de la totalité. Mais tout ceci peut se résumer en une phrase qui est presque aussi simple que son contraire, tout a une fin : le concept est ce qui est déterminé en et pour soi.

 

L'être en soi est la substance du concept

L'être en soi n'est pas lui-même un concept en soi. Il n'y a pas d'en soi tout court, c'est toujours quelque chose qui est en soi. L'être en soi est toujours le moment d'un concept. Ce moment est le moment où le concept est posé par un autre, extérieur à soi, le moment où sa substance est rapport intérieur, en lui-même.

Dans la dialectique de la logique, l'être en soi du concept apparaît comme la substance. La difficulté de cette dialectique est que ce moment de l'en soi, la substance, est soi-même un concept en soi et déjà pour soi. La substance en effet est justement « (...) l'absolu, la réalité [1] en et pour soi, – en soi comme identité simple de la possibilité et de la réalité, de l'absolu, essence contenant toute réalité et possibilité en soi, – pour soi, cette identité comme pouvoir absolu ou négativité se rapportant sur soi par excellence ».

Cette substance passive est la substance telle que l'a décrite Spinoza. Hegel affirme que la seule chose fausse dans la substance de Spinoza est qu'elle serait le point de vue le plus élevé ; en effet, le point de vue le plus élevé devient le concept lui-même qui est, comme on va le voir, le dépassement de la substance de Spinoza.

Cette forme primitive du concept, l'être en soi du concept, contient toujours les principaux attributs de la substance : l'absolu, l'universalité, le fait qu'on la retrouve en toute chose, le fait qu'elle est cause de soi et se conçoit elle-même, qu'elle est infinie et indivisible, qu'elle est en soi et pas en autre chose, qu'elle est unique, qu'elle est autosuffisante, totalité. Mais comme résultat préalable, comme posé préalable extérieur au concept en soi, l'être en soi comme substance du concept est un présupposé du concept.

 

La limite de l'être en soi est la réalité

L'être en soi est donc la substance comme présupposé. Depuis Spinoza, dans un mouvement qui s'est accéléré après la révolution française, la compréhension de notre monde tente de se construire sur une telle base stable « qui se tient en dessous » et qui est indifférente aux manifestations variables de son être. Tout le mouvement de cette construction, qui se veut vérification de la substance, ne parvient jamais qu'à la reconnaissance de sa propre opération de division infinie, qui est pourtant l'échec patent de cette vérification. Pourtant, arrivé là, dans la plupart des cas, la démonstration conclut que rien n'infirme le présupposé et qu'il faut continuer à chercher cette substance certaine à l'infini, et dans le meilleur des cas elle conclut, avec aussi peu de vraisemblance, que cette division infinie est elle-même à considérer comme la substance, la base solide et immuable, le véritable positif sur lequel on peut bâtir. Mais qu'il s'agisse de la nature, de la matière, de l'idée ou de Dieu, le monde de Hegel ne saurait dissoudre, anéantir, détruire, éradiquer, en finir pleinement avec le présupposé de la substance.

Sans doute on peut toujours appeler substance ce qui est en tout. La pensée, l'aliénation, la finitude, par exemple, sont en tout et chaque chose. Mais ce ne sont là que des concepts de ce qui est connu, des façons de diviser notre façon d'observer dont le contenu est précisément la rationalité : tout ce qui s'observe, tout ce qui est connu, est tout et donc l'observation, tout ce qui est connu, l'opération infinie de tout, est la substance, pourrait dire une pensée non pas même anthropocentrique, mais conscientocentrique. Or si on ne peut parler que de ce qu'on connaît, c'est bien parce qu'on a observé que tout n'est pas connu. Le possible contient bien tout ce qui est connu, mais aussi tout ce qui n'est pas connu. Ce fameux inconnu du possible, dont l'aliénation apparaît comme le mouvement, montre que la totalité n'est pas une certitude, comme depuis la philosophie allemande, mais plutôt un doute. Il n'y a d'absolu, jusqu'à sa résolution, que la relativité.

Puisqu'il existe un autre en dehors de tout, ou plus exactement, puisque tout se présente comme l'autre qui contient l'en dehors de ce qui existe, l'unité de la possibilité et de la réalité qu'affirme Hegel, c'est-à-dire que tout possible corresponde à une réalité, n'est qu'une extrapolation du point de vue du possible, qui ne peut pas se vérifier dans la réalité. La réalité est sans doute l'unité de soi et d'un possible. Mais la réalité est surtout la dissolution, l'anéantissement (la résolution et la dissolution), la destruction, l'éradication ou la fin pleine du possible dont cette réalité n'est pas le fondement. La réalité, comme vérification pratique du possible, détruit du possible, libère du possible.

C'est probablement du point de vue le plus élevé, celui de la réalité, que le monde de Hegel et Hegel sont le plus séparés, quoique en apparence seulement. Le monde s'est rallié à la version marxiste de la réalité, où la réalité est un présupposé, et même un donné, où la réalité devient ce qui est concret, ce qui préexiste. Dans cette vision aujourd'hui courante, la réalité est bien cette unité entre le présupposé et la substance qu'on peut appeler l'être en soi. Hegel, qui voulait au moins faire de la réalité un résultat, au contraire d'un donné comme le monde de Hegel, n'en est pas moins incapable de dire en quoi ce résultat consiste. Le concept hégélien, dans le cours de son mouvement, forme et fonde lui-même sa propre réalité. Mais, quoique la réalité soit si importante qu'elle est nécessaire au concept, Hegel ne parvient même pas à nommer un contenu de la réalité, et pour cause. Dans son introduction à « L'idée », où il utilise d'ailleurs Wirklichkeit et Realität comme synonymes, Hegel se débarrasse de la réalité, non par un mouvement dialectique où la réalité serait dépassée, mais en invoquant que la réalité est nécessairement inhérente à l'idée, sans quoi ce moment dialectique, l'unité de l'objectivité et de la subjectivité dans le concept, serait lui-même absurde. C'est dans le prétendu absurde de cette démonstration par l'absurde, justement, qu'il se rapproche le plus de ce qu'est réellement la réalité : « Mais ce qu'une réalité [Wirklichkeit] devrait être, si son concept ne lui est pas adapté, et si son objectivité n'est pas adaptée à son concept, on ne peut le dire ; car ce serait le rien. » La réalité est précisément cela : la fin de la chose, plus que son rien, son accomplissement ou sa destruction simple ; et ce que c'est, on ne peut le dire, réellement. La langue elle-même n'est qu'une totalité de propositions, c'est-à-dire une totalité d'images de la réalité. C'est là où, finalement, Hegel retrouve le monde de Hegel : que la réalité soit ce rien issu de la pensée, et que ce rien soit ce dont on ne peut parler, cela, il faut le cacher, à soi-même et aux gueux, qui risqueraient d'utiliser une arme si tranchante qu'elle fait le rien. Le monde de Hegel a peur de la réalité qui est le contraire du concept de Hegel : il préfère qu'elle lui échappe, il préfère en faire un présupposé ou une nécessité dans le cours du mouvement plutôt que ce tranchant qui vérifie du possible, qui accomplit, qui anéantit. Le concept de Hegel et du monde de Hegel est un programme pour échapper à la réalité.

De ces quelques remarques sur l'être en soi il faut donc conclure qu'on peut certainement appeler ainsi le rapport intérieur d'une pensée, qu'elle soit consciente ou non, c'est-à-dire son mouvement propre ; mais que l'absolu de l'en soi, que la conception même d'une substance, doivent au moins être mis en doute. Enfin, et surtout, la réalité n'est pas en soi, elle est seulement l'extériorité simple. La réalité d'une pensée est la vérité de cette pensée, mais elle n'est pas dans cette pensée, sauf sous sa forme d'idée, et plus justement comme une simple fin. Pour saisir, conceptuellement, ce qu'est la réalité, il manque une notion qui soit l'équivalent de l'immédiateté, mais dans le dénouement, après la médiation : soudaine, simple, sans issue ni alternative, mais non nécessaire, sans suite en soi. Mais on a vu que même l'idée de la réalité se conçoit si peu qu'on ne peut dire en effet que la réalité est idée, ou concept en elle-même, ni même qu'elle ait un en soi.

 

L'être pour soi est le négatif qui accomplit

L'être pour soi n'est pas lui-même un concept, ni en soi, ni pour soi. Il n'y a pas de pour soi tout court, c'est toujours quelque chose qui est pour soi. L'être pour soi est toujours le moment d'un concept. Ce moment est le moment où le concept est posé par lui-même sur lui-même et donc le moment de la suppression du présupposé, le moment où sa substance devient rapport intérieur négatif.

Dans la dialectique de la logique, l'être pour soi du concept apparaît comme la substance agissante contre la substance passive. La difficulté de cette dialectique est que le moment du pour soi, le négatif, ne se dissocie que formellement de son résultat, l'acte de poser et de supprimer par là le présupposé, qui est l'en et pour soi. La substance en effet devient justement « cette réflexion infinie en soi-même, que l'en et pour soi n'est que par le fait qu'il devient être-posé [Gesetztsein], est l'accomplissement de la substance. Mais cet accomplissement n'est plus la substance même, mais quelque chose de plus élevé, le concept, le sujet. Le passage du rapport de substantialité se produit par sa propre nécessité immanente et n'est rien d'autre que sa propre manifestation que le concept est sa vérité et que la liberté est la vérité de la nécessité ».

L'être pour soi est une notion primordiale de la pensée occidentale. Il est le négatif qui accomplit. Il est le moment où la substance ayant atteint l'absolu, l'infini, l'universalité, l'ubiquité, l'indivisibilité, le fait de se concevoir soi-même, l'unicité, l'autosuffisance et la totalité, le moment où la substance ayant atteint son extension indépassable est devenue passive, mais par là même retourne en soi sa puissance, son propre mouvement de dépassement infini, se dépasse soi-même. Il est le moment de la transcendance, où la passivité même de la substance se nie en agissant sur soi. Ce que Hegel appelle concept et que le monde de Hegel appelle tour à tour Dieu, nature, idée, économie, communication, humanité, l'en et pour soi, est ce qui se fonde soi-même, c'est-à-dire ce qui est sujet et objet, ce qui s'autoproduit, absolument indépendant, en cela libre, et de manière absolument nécessaire, à la fois en soi et pour soi-même.

 

Le dépassement dialectique est le moyen de conservation de la conscience érigé en concept, en et pour soi

La suppression du présupposé est d'abord suppression. Ce mouvement de suppression, Aufheben, est probablement le plus admiré de la dialectique hégélienne. Il termine une contradiction entre une position et sa négation en devenant un troisième terme qui est l'unité des deux autres dont chacun a alors perdu son indépendance. Cette façon de progresser, à l'aide du contraire inhérent à l'objet, pour arriver à ce qui origine à la fois cet objet et son contraire, est même la seule façon de progresser dans la dialectique. C'est le nombre trois dépassant la dualité, c'est thèse, antithèse, synthèse, c'est la fluidité même qui a permis à Hegel de passer en revue tout ce qui était là, de l'immédiateté de l'être à l'accomplissement de l'idée, en passant par la négativité de l'essence.

Il faut cependant constater que cette progression est d'abord une conservation : ce qui est ainsi « supprimé » n'est pas dissout, anéanti, achevé, mais conservé en tant que supprimé (un des sens du mot Aufheben en allemand est justement « conserver »). Chez Hegel en premier, puis chez tous ceux qui ont utilisé l'Aufheben après lui, ce qui est dépassé peut donc ressurgir dans ce qui le dépasse ou disparaître comme s'il était effectivement « supprimé », au choix de l'utilisateur : la substance, par exemple, est bien dépassée ou supprimée par le concept, mais elle est entièrement conservée en tant que substance, et le concept peut aussi être vu comme une forme particulière, originelle de la substance, selon la logique de Hegel. Le monde de Hegel pratique de la même manière : ce qu'il « supprime », ce qu'il « dépasse » (prenons l'exemple de la religion déiste), peut être réutilisé ou non, au choix, selon les circonstances. Dans le discours dominant et dans la croyance la plus répandue rien ne doit être dissout, anéanti, achevé, tout est ou doit être conservé. Il n'existe pas même de mouvement dans la logique qui permette d'envisager une telle fin. Mais l'ambiguïté de la « suppression », qui existe aussi dans l'allemand Aufheben, permet de faire passer pour conservé tout ce qui a disparu, y compris ce qui est réalisé, ce qui donc est fini, dissout, anéanti, achevé, avorté ou accompli, et qui n'a donc pas été conservé.

Le tout conserver présupposé dans le mouvement du dépassement exprime une autre façon de voir, également très répandue et très peu discutée dans le monde de Hegel : la nouveauté n'est que dans l'apparence, parce que la suppression n'est en fait qu'un mouvement de révélation infini. Tout comme la suppression dialectique conserve tout ce qu'elle supprime, elle ne découvre que ce qui est déjà là. Le dépassement ne permet que de progresser en profondeur, de révéler, et en définitive de nommer, de décrire, de poser du concept existant au préalable dans sa forme et dans son mouvement. Le mouvement du dépassement interdit de concevoir une extériorité, une nouveauté extérieure qui remette tout en cause ; il est lui-même, comme concept, le dépassement de toute extériorité. La rupture pratique de la pensée, et même la création, comme être-là extérieurs, non solubles dans le dépassement, ne sont pas envisageables. C'est pourquoi la vérité du mouvement dialectique, le concept du monde de Hegel est : tout est là, depuis toujours et à jamais, on ne peut que conserver tout ce qu'on dépasse, et on ne peut que révéler des formes nouvelles qu'on découvre dans le cours de ce mouvement nécessaire et inhérent. Les contenus ne sont eux-mêmes que les moyens de ce mouvement infini, où le un se dédouble avec son contraire et où ces deux se réunissent et se conservent ensemble dans un tiers qui devient un nouveau un. Le contenu devient la forme, et la forme devient le véritable contenu. La vérité de la dialectique, c'est la dialectique elle-même : la méthode est devenue en et pour soi. Il n'y a pas d'autre à cette méthode, au mieux on peut y révéler une autre apparence, de ce qui est là, qui sera à son tour intronisée en concept ; mais qu'on fasse ou non une telle révélation ne change rien puisque, quelle qu'elle soit, la révélation ne changera en rien le mouvement du dépassement infini, qui, lui, n'est pas altérable. C'est pourquoi, à moins d'utiliser la dialectique et son mouvement de dépassement explicitement en tant que méthodologie, en tant que moyen, cette logique de la conscience est d'abord un outil de conservation, un parasite de la compréhension de la réalité (qui est fin de la pensée), et enfin un lieu circulaire de la résignation.

Mais ce contre quoi la dialectique et d'ailleurs toute logique se positionnent en niant l'extériorité, c'est le sel de la vie, le génie, l'émotion, l'aliénation. Le brouillard insondé de l'aliénation, justement, est créateur de surprise, de nouveauté, d'esprit, de rupture avec ce qui est cru solide ou éternel, unique et fluide, de bouleversement de la totalité telle qu'elle était présupposée. L'aliénation n'est pas seulement la conscience dissoute, elle est la dissolution de la conscience, le monde dont le monde de Hegel est l'îlot conservateur, le frein, le passé. L'aventure qu'est l'aliénation commence dans le bris des règles du jeu si vite sclérosé qu'est la logique, cette forme de la cohérence de la conscience qui voudrait se soumettre tout contenu.

Sur ce dont on ne peut parler, il faut maintenant rompre le silence.

 

La liberté de poser

La langue française utilise « poser » dans le même sens que la langue allemande, setzen. Mais, en français, il ne représente pas la même puissance qu'en allemand, où il signifie aussi asseoir (le souverain s'assoit devant ses sujets) et dont est dérivé la loi (Gesetz). Quelque chose de posé, en allemand, est donc quelque chose d'institutionnalisé, d'enraciné, le fait accompli. De plus, le poser, en allemand, n'a pas cette frivolité narcissique que lui oppose le français ; mais cette vanité un peu ridicule, cette prétention, en soi et pour soi, est le doute opposé à la confiance en soi – doute qu'on serait bien en peine de trouver dans l'autosuggestion déterminée et péremptoire du setzen. Ce doute, introduit du français, permet d'assurer que l'autosuggestion est la limite du poser.

Le présupposé n'a pas, en allemand, cette composante spéculative introduite par le « supposer » (Voraussetzung devrait se traduire par préposé), mais dit qu'une règle du jeu a été introduite par anticipation, en quelque sorte pour que le jeu puisse démarrer. L'être pour soi est le passage de cette règle du jeu initiale à une règle du jeu issue du jeu lui-même et posée par le jeu lui-même, sans plus aucune dépendance par rapport à l'extérieur. C'est pourquoi chez Hegel le passage du présupposé au posé est une liberté. Cette liberté nécessaire, toute formelle, est issue de la nécessité même du mouvement de la substance, et elle consiste en la proclamation ou nomination ou position (Gesetztsein) de ce qui dépasse ce présupposé. En d'autres termes : le concept est liberté parce que Hegel pose le concept dans le cours du mouvement de la substance, et que ce mouvement s'est affranchi de toute dépendance externe.

 

Suppression du présupposé

Dans la suppression du présupposé on constate donc d'abord que le présupposé est conservé et que la soi-disant suppression n'est que la désignation de son origine, une façon de renommer son fondement, de le poser. Le concept n'est que l'acte autoritaire, l'institutionnalisation d'un fondement présumé de la substance, de la substance en et pour soi. En effet, ce qui est supprimé dans la substance n'est que son indépendance en tant que telle, et son nom. Tous les attributs de la substance, qu'il faut bien considérer comme les véritables présupposés de la substance, sont ainsi conservés. La suppression n'est qu'une suppression dans l'apparence. Supprimer véritablement un présupposé serait en finir avec ce présupposé. Supprimer la substance dans le concept serait en finir avec l'autosuffisance de la substance, avec son absolu, avec son infini, qui sont les véritables présupposés du présupposé. Au contraire chez Hegel et dans le monde de Hegel, supprimer un présupposé revient à le soustraire à sa critique, à sa véritable négation, celle qui rend vrai, celle qui en finit, en laissant supposer que cette négation a eu lieu dans la parodie de négation conciliée de la suppression. Dans le concept de Hegel et le monde de Hegel, la suppression du présupposé est en fait la vérification théorique du présupposé, qui est le contraire de la vérification pratique qui en finit avec ce qu'elle vérifie. Chez Hegel et dans le monde de Hegel, la suppression du présupposé devient au contraire l'affirmation du présupposé. Le concept vérifie l'absolu et l'infini, de manière absolue et à l'infini. Prétendument accomplie, la substance n'est que retirée de la visibilité, ce que Hegel et le monde de Hegel appellent accomplissement est le fait de retirer une chose de la visibilité : la substance accomplie, supprimée, dépassée est seulement retirée de l'apparence, n'apparaît provisoirement plus en tant que telle (en allemand, accomplir se dit vollenden, finir en plein ; lorsque Hegel prétend que le concept est l'accomplissement de la substance c'est un véritable contresens parce que le concept est précisément ce qui ne finit rien, ni de manière accidentelle, ni en plein). Le concept n'est concept que lorsque la substance n'apparaît plus, et même, le concept est la substance où la substance n'apparaît plus. C'est seulement l'apparence du présupposé qui est supprimé dans le mouvement du dépassement, et elle est seulement supprimée provisoirement.

 

Liberté du concept, liberté téléologique

La liberté du concept est évidemment toute liberté chez Hegel et dans le monde de Hegel. Or la liberté du concept correspond à l'affranchissement nécessaire du concept par rapport à l'extériorité et à déposer, voire à imposer cet acte. Tout d'abord on remarquera que la liberté n'est ici en et pour soi qu'en apparence, puisqu'elle dépend de l'affranchissement d'un autre, d'une extériorité. C'est bien là la liberté de notre monde : un affranchissement nécessaire, le fait de supprimer ce qui nous a posés, et de se déposer en soi, de se composer en soi. Cette liberté est émancipation mais sans indépendance véritable, et proclamation, mais sans véritable contenu.

La liberté qu'on appellera provisoirement téléologique est absolument relative, et non relativement absolue, comme celle du concept de Hegel et du monde de Hegel. C'est une responsabilité et une possibilité de choix. Le choix, dans la conscience, est le choix entre ses deux devenirs possibles, l'aliénation et la réalité. Le choix, dans le monde, est le choix entre finir pleinement, accomplir, finir soi-même, ou alors finir accidentellement, prématurément, laisser finir, finir contre soi. La conscience, en passant ou non par l'aliénation, peut aboutir à la vérification pratique, qui est l'accomplissement, ou à la destruction simple, qui sont les deux formes de la réalité. Cette liberté n'est que ce choix, mais tout ce choix, exclusivement subjective. C'est parce que la téléologie est une liberté exclusivement subjective qu'elle contient le moment de la négation de la conscience, la limite du concept.

 

Le sujet-objet, perspective de la conscience

La notion de sujet-objet, inhérente à celle d'une substance capable de supprimer son propre présupposé et de se poser soi-même, est implicitement admise dans le monde de Hegel (Dieu, la nature, le monde se posent eux-mêmes, font tout y compris eux-mêmes, s'autogénèrent et s'autosuffisent, sont le sujet se prenant pour objet), et chez Hegel. Chez Hegel, le sujet-objet n'est pas véritablement Hegel mais, comme il le dit lui-même, je : « Le concept, dans la mesure où il est parvenu à une telle existence, qui est elle-même libre, n'est rien d'autre que le je ou la conscience de soi pure. » Cette identité du concept et du je (ou je accède à la noblesse du concept) est nécessaire pour construire le sujet-objet. La dialectique qui opère cette relation est presque banale : je prends pour objet le concept, c'est-à-dire je conçois, c'est-à-dire je me l'approprie et je lui donne sa forme, sa généralité. Ce n'est que dans ma pensée, qui le pénètre, qu'il devient en et pour soi, véritablement objectif. L'objectivité de l'objet est donc dans son concept l'unité de la conscience de soi, Hegel souligne. « Son objectivité ou le concept n'est donc lui-même rien que la nature de la conscience de soi, n'a pas d'autres moments ou déterminations que le je même. »

Avec Hegel, la pensée particulière qu'est la conscience est devenue la pensée fétiche du monde. Mais si le concept, ou quelque autre que ce soit, devient objectif dans ma conscience, s'objective, ce n'est déjà plus la conscience de soi, c'est la conscience de soi devenue autre, aliénée, c'est l'esprit, qui est aussi ce mouvement de la pensée non consciente dans la conscience. Lorsque le je pose et même présuppose l'absolu et l'infini, ce ne sont que les formes de l'aliénation telles que la conscience se les représente, c'est-à-dire des formes que la conscience donne à la pensée qu'elle ne peut pas maîtriser, qu'elle ne peut pas finir en plein. L'absolu et l'infini ne sont que des représentations posées là de ce qui, dans la pensée, échappe à la conscience. Absolu et infini sont des allégories de l'aliénation, des représentations de l'aliénation dans la conscience. Le fétichisme de la conscience est de vouloir poser, comme conscience de soi, ce qui échappe à la conscience, notamment l'objectivité, l'absolu et l'infini.

Mais la théorie du concept est justement celle de notre monde, et c'est le même projet, parfaitement honorable chez Hegel, beaucoup plus policier dans la société qui défend désormais ce point de vue comme le plus élevé. La théorie du concept est ainsi la portée du je, le point de vue unilatéral de la conscience, le monde vu depuis la conscience, et par la seule conscience. Toute autre forme de pensée agissante est considérée comme une aberration à combattre. La théorie du concept n'est pas seulement en et pour soi, elle est l'affirmation des présupposés de l'en et pour soi dans et pour la conscience : de l'absolu à l'infini, en passant par l'objectivité de l'aliénation, Hegel a tenté de ramener dans la conscience tout ce qui lui échappe. Le monde de Hegel est ce Selbstbewusstsein (en allemand conscience de soi est le même mot que confiance en soi), où la conscience présuppose que tout est conscience.

Le sujet-objet est le mythe immature du monde qui croit que la conscience est l'arme absolue. C'est un mythe religieux, dans le sens où il n'a de vérité que dans le croire en son propre infini, c'est-à-dire dans un mouvement de soi qui est invérifiable par essence. Dieu, la nature, l'économie, la communication sont des sujets-objets : ils sont la totalité qui se fait elle-même, le sujet dont tout objet est l'objet, et l'objet dont tout sujet est le sujet ; ils ne connaissent pas d'extériorité ; ils sont absolus et infinis. Le concept tel que Hegel l'a théorisé est la généralité, la matrice de ces mythes. Hegel, par contre, a mieux compris les exigences de cette généralité que ceux qui l'ont employée dans un sens plus restreint – et tout d'abord il savait que le sens du sujet-objet ne peut pas, une fois qu'il est devenu concept, se restreindre. Si le sujet-objet sous sa forme de concept va bien au-delà de Dieu, contient Dieu, il ne saurait déchoir en économie, communication ou toute autre entité qui se détermine par rapport à un autre. Il a aussi compris que pour parler de ce sujet-objet absolu et infini, il faut être soi-même ce sujet-objet absolu et infini, parce que si je parle d'un sujet-objet auquel je suis extérieur, ce sujet-objet aura une extériorité, ce qui est contraire à son poser, qui est justement la suppression de toute extériorité, de tout présupposé. C'est pourquoi l'identité du sujet-objet avec le je, et donc avec la conscience de soi, est nécessaire. De même, il ne peut y avoir d'extériorité véritable à la conscience de soi. L'être immédiat, qui n'est pas encore existence, et l'esprit, qui dépasse la conscience, sont consciencieusement ramenés dans la conscience. La réalité, qui est la fin de la conscience, et l'aliénation, qui est son devenir autre, sont ramenées à des moments du concept, sont dérivées (herleiten) et engendrées (erzeugen) par le concept, parce que, sans elles, le concept n'est pas accompli, en effet. Mais la réalité et l'aliénation sont en ceci l'extériorité de la conscience qu'elles y mettent fin : la réalité fait sans doute partie de la conscience en tant qu'elle est sa fin, mais la catégorie de la réalité met également fin à la pensée qui n'est pas conscience, notablement l'aliénation ; et l'aliénation, dont la conscience est l'un des commencements possibles, est justement le devenir autre de la conscience, la conscience supprimée au sens de Hegel, la conscience qui n'apparaît provisoirement pas. Réalité et aliénation sont la nouveauté, la surprise, le bouleversement des conditions existantes, la suppression du posé, l'explosion du je, l'éruption de l'irrationalité et de l'incohérence qui dégrade la conscience en simple apparence dont l'essence lui est extérieure. La conscience, comme Hegel le révèle justement, ne peut révéler que ce qui est là. Tout ce qui lui est extérieur, tout ce qui n'est pas là, ne peut être conçu par la conscience autrement que comme limite de son intériorité. La conscience, chez Hegel et dans le monde de Hegel, ramène en elle ce qui n'est pas elle, prétend à son absolu, à son infinité, pose en sujet-objet qui comprend en et pour soi ce qui lui échappe.

L'immaturité du sujet-objet est cette conclusion absurde d'un reportage télévisé : « Ce qui vient de commencer ne peut pas finir » ; c'est de se croire trop au début de soi pour s'envisager en entier, du commencement à l'accomplissement. Le sujet-objet est ainsi l'idée que tout ce qui est là change seulement dans le jeu de ses formes, qui sont à révéler à l'infini, dérive et s'engendre à l'infini, mais ne finit véritablement jamais en plein. C'est le refus de se concevoir en entier. La vision du monde de Hegel est de plutôt conserver du possible que d'en détruire en rendant vrai ; plutôt rêver vivre à l'infini qu'avoir pour projet d'accomplir son existence ; ne rien faire plutôt que de réduire l'horizon. Mais cette vision infantile de l'humanité sur soi-même rencontre sa maturité qui en rit, ici et maintenant, enfin serait-on tenté de dire. C'est le sens de la pensée Didouche-Mourad, dérivée et engendrée par la révolution en Iran, et qui, posée en téléologie moderne, propose de jouer avec tout en partant du tout en entier, comme projet de le finir en plein, de l'accomplir.

S'il y a un extérieur à la conscience, si le sujet-objet n'est donc pas la conscience et le je, il ne peut être que l'unité de la conscience et du je avec la réalité et l'aliénation. L'unité de la conscience et de ce qui la finit et de ce qui la dépasse est la pensée, dont la conscience et l'aliénation sont des moments, et dont la réalité est la fin. Mais la pensée est justement la division entre sujet et objet, la division entre conscience et aliénation, la division entre je et genre. La pensée qui est tout, sauf la réalité, et qui n'est donc pas réalisée, donnée, n'est pas même une substance au sens de Spinoza, mais, au mieux, le projet d'une substance au sens de Spinoza. Nous, tous ceux qui pensent, engendrent, dérivent, véhiculent, et réalisent la pensée, aurons à choisir si le projet de Spinoza, couronné par celui de Hegel, convient à la pensée. Nous connaissons trop peu la pensée, tout ce qui est là, pour savoir si c'est là un sujet-objet selon notre concept, c'est-à-dire dont l'accomplissement est le nôtre.

Ce sujet-là, nous, que nous appelons provisoirement le genre humain, n'est pas la réalité que Hegel fait dériver du mouvement du concept et engendrer par lui. Au contraire, le sujet dont je est un moment n'est qu'un projet. C'est précisément ce qu'est le sujet-objet dans le monde où la vérité des projets est leur réalisation : un projet. Aussi il ne peut y avoir de sujet-objet que posé par un je qui prétend faire partie de ce sujet-objet. Le poser d'un sujet-objet est la prétention à la réalité de quelque chose qui n'est encore qu'un projet, soit par ignorance et horreur de ce qu'est la réalité, soit par cette hâblerie de poseur qui prétend déjà réalisé ce qui est seulement en projet, et qui parle à crédit en partant d'un résultat non encore pratiquement vérifié. Le sujet-objet n'a de réalité que dans l'accomplissement du sujet et de l'objet. Le mouvement objectif du monde a pour objet de finir l'objectivité, ce qui est identiquement le projet de la subjectivité : la fusion, l'identité entre objectivité et subjectivité, le sujet-objet donc, n'est pas un donné ou un être déjà là qui attend seulement sa révélation, comme Dieu, la nature, l'économie, la communication, et comme chez Hegel, mais projet, réalisation, résultat, accomplissement, fin. En d'autres termes : le sujet-objet est un projet ; sa connaissance est sa réalisation, sa vérification pratique ; le sujet-objet n'agit sur soi qu'en tant que projet ; sa réalité est sa fin [2].

Le malheur de cette conscience de soi du je de Hegel est que l'aliénation a continué. C'est parce qu'elle-même est sujet, c'est parce que l'aliénation supprime de la conscience au sens Hegel, c'est parce que l'aliénation a transformé le concept de Hegel en moment dialectique, que le monde du concept, qui est le monde de la conscience, est attaqué jusque dans sa perspective, jusque dans sa conscience, jusque dans son concept. Le malheur de ce monde de la conscience est que ce qui lui échappe lui a échappé. Ce n'est pas je, la conscience de soi qui fait le monde, pour paraphraser l'objection de Marx, c'est le monde qui fait je, la conscience de soi. Mais le monde n'est pas Dieu, nature, économie ou communication : le monde est l'aliénation dont la conscience est un moment et dont la réalité est la fin.

 

Vérité du concept

La vérité objective du concept de Hegel et du monde de Hegel est de faire disparaître dans la conservation ce qui finit la conscience : d'une part la réalité, d'autre part l'aliénation. La vérité subjective de notre monde, ce qu'a théorisé Hegel, est : d'une part, trivialiser, désarmer la réalité (« car l'expression indéterminée réalité [Realität] ne signifie absolument rien d'autre que l'être déterminé »), y compris en prétendant annexer la réalité à la conscience ; d'autre part, résister par tous les moyens à l'aliénation, y compris en prétendant annexer l'aliénation à la conscience.

Est concept ce qui apparaît comme en et pour soi dans la vérification théorique qu'est la dialectique, c'est-à-dire en apparence. Posons que la téléologie est la conception de l'accomplissement, de la réalisation. Posons que la vérité téléologique du concept est son accomplissement, sa vérification pratique, qui, par la perte de la conscience de soi et de la confiance en soi, passe dans l'aliénation pour trouver sa réalité, c'est-à-dire sa fin réelle (ce pléonasme est encore nécessaire dans notre monde où la fin est infiniment différée et conservée dans l'infini), où elle n'est pas conservée. L'être en soi devient l'extension du possible dans lequel est choisi l'accomplissement, l'être pour soi devient l'exigence pratique de cet accomplissement, toute liberté connue, et l'en et pour soi disparaît dans sa vérité, la réalité de la vérification pratique.

 

 

'Téléologie moderne'

'La Naissance d'une idée' est un ouvrage en deux volumes, dont le premier, paru en 1999, s'intitule 'Un assaut contre la société'. Il est le récit d'une courte époque achevée, 1988-1993, qui a été essentiellement un moment de négatif dans le monde. Au-delà du plaisir, qui depuis est devenu une valeur positive de notre société, au-delà de sa jeunesse rayonnante de négativité, qui a trouvé dans le jeunisme une récupération positive, cet assaut contre la société présentait deux grandes caractéristiques.

La première est l'ubiquité. Dans cette courte période, 'Un assaut contre la société' ne recense pas moins de vingt-deux insurrections généralisées sur les quatre grands continents. Le terme « insurrection généralisée » y est défini ainsi : l'insurrection s'est propagée à tout le territoire. Durée : au moins trois jours. La chute du gouvernement est en jeu. La répression est massive. Apparition de revendications abstraites. Débat sur l'organisation de la révolte. Début de débat sur le monde. Prise d'armes. Grève générale. Vengeance. Dans les cinq années qui ont suivi ces cinq années, le monde n'a vu que trois insurrections généralisées, non simultanées : au Bahreïn, en Albanie, en Indonésie.

La seconde est l'ignorance profonde de nos contemporains de ce moment crucial de leur histoire. Non seulement l'idée même de l'histoire, qui est le mouvement du négatif du genre humain, a été perdue, mais la perception et la capacité de hiérarchiser les événements dans la perspective du débat sur l'humanité a disparu dans les consciences, au moment même où cette perspective apparaissait dans la pratique. Le chirurgien principalement responsable de cette lobotomie réussie est devenu le tiers parti, à côté de l'Etat et de la marchandise, de la défense du vieux monde : l'information dominante, dont la montée en puissance date de cette période d'assaut contre la société. En cachant fort peu des événements eux-mêmes, ce médiateur entre ces événements et leurs acteurs mêmes a réussi à isoler, à faire connaître puis oublier, à dissoudre dans divers prétextes insignifiants et contradictoires un mouvement qui, ainsi défiguré, donne raison à la vision du monde de cette information. L'idée d'un mouvement même a si bien disparu dans l'opération que ce mouvement n'a donc jamais eu d'autre visibilité que dans l'ouvrage qui fédère ces dizaines d'assauts en un seul assaut contre la société.

Puisque 1988-1993 n'a été compris comme un tout ni en son temps ni depuis, il est encore moins compréhensible dans sa période historique plus large, qui est celle de la révolution iranienne. Tout comme 1988-1993 est divisé en trois parties, montée, zénith, descente, la révolution iranienne, la seule révolution depuis la révolution russe, peut être divisée en trois parties homothétiques. 1967-1969 est la vague d'assaut avant-coureur, le premier acte de la révolution iranienne, dont on doit remarquer qu'elle est la dernière grande vague de révolte comprise comme historique par ceux qui ne l'ont pas faite. Aujourd'hui, alors que 1968 sert encore de référence mythique, où l'ennemi a puisé l'essentiel de ses conceptions et de sa morale, on en voit plus l'inconvénient que l'avantage. L'apogée de la révolution iranienne est la période de 1978-1982, dont les conséquences sont encore loin d'être achevées et dont la grandeur va maintenant commencer à se mesurer en profondeur. Là, les dysfonctionnements de l'organisation sociale qui s'est réformée depuis 1967-1969 ont commencé à avoir pour résultat policier ce brouillage de l'histoire qui s'est encore si violemment aggravé par la suite. En 1978-1982, un mouvement de révolte massif a impliqué les pauvres modernes là aussi sur les quatre grands continents, et il est allé jusqu'à poser la question du monde. Cette période assez brève et très riche est l'épicentre de la nouveauté de notre époque. C'est parce que la révolte des gueux en Iran s'est trouvée à l'épicentre de cet épicentre que nous l'appelons révolution iranienne. 1988-1993 est la vague qui fait écho à celle de 1978-1982. Moins haute, moins profonde, elle n'en était pas moins la recherche de l'essentiel qui était toujours en jeu, et qui s'y est manifesté débarrassé de vieilles illusions et scories comme le mouvement ouvrier ou l'économie politique. Cet assaut contre la société, distinct et très ramassé dans le temps, est encore la révolution iranienne, déjà affaiblie, quoique poussant certaines de ses conclusions comme on l'a vu dans son absence presque complète de références politiques, culturelles, sociales, psychologiques et économiques, c'est-à-dire religieuses, et à travers les réorganisations précipitées de l'ennemi qu'elle a forcées, du front Iran-Irak à l'Afrique du Sud, en passant par le mur de Berlin, renversé en passant.

Si nous avons pensé urgent de faire connaître le récit de ce moment historique, ce n'est pas seulement parce qu'il était inconnu, ou pour s'émerveiller de sa grandeur, puisque, quelle qu'elle soit, ce mouvement a été battu, malgré le courage du meilleur des trois générations qui ont combattu pour sa victoire. Ce qu'il s'agissait de montrer, c'est comment un tel mouvement crée de la pensée, et quelle pensée, parce que la pensée qui le fonde lui a cruellement manqué au moment d'étendre l'offensive en actes. Dans un monde qui le niait et qui l'occultait, ce mouvement a surtout manqué de se penser lui-même et de penser le monde. C'est seulement après la bataille en surface que son onde de choc, en effet, progresse en profondeur. Si la pratique détruit du possible, elle en crée aussi. Les titres des deux derniers bulletins de la Bibliothèque des Emeutes, parus en 1994 et en 1995, signifient essentiellement ce tragique retard qui n'en est pas moins la continuation de l'offensive par d'autres moyens : « Après l'émeute le débat continue » et « Le véritable contenu de la prochaine insurrection ».

L'incubation d'un moment de l'histoire dure généralement bien au-delà de ses auteurs. Si donc 'la Naissance d'une idée' ne pouvait pas commencer autrement qu'en racontant 'Un assaut contre la société', 'Téléologie moderne' n'est sans doute que la première esquisse du sens de cet assaut. La même idée s'approfondira nécessairement. Et nous sommes convaincus que cette idée n'est pas la seule qui aura commencé dans cette brève et joyeuse série d'intenses combats.

'Téléologie moderne' est un livre incommode. Il ne s'agit pas ici de l'espèce de coquetterie qui consiste à se flatter de n'avoir pas été simple. Il s'agit seulement de rendre compte, avec franchise, des difficultés de la présentation d'une pensée hostile à toutes celles qui sont là et qui trouve son expression dans un ouvrage hors normes, autant en ce qui concerne la construction du contenu que sa mise en forme.

La densité des textes est grande, prendre une profonde respiration ne sera pas toujours suffisant pour arriver au bout, c'est certainement un livre qu'il faut beaucoup de temps, et probablement beaucoup d'efforts, pour lire et comprendre. Ce n'est pas seulement l'exposé d'une thèse, mais c'est la construction d'une façon de voir le monde qui commence ici. Le lecteur attentif aura à lutter contre de nombreuses aspérités, auxquelles les façons de penser établies ne l'ont pas préparé.

La première partie de 'Téléologie moderne' raconte cette interrogation singulière qu'est l'émotion lorsqu'elle est prise pour objet. C'est le premier regard de la pensée sur elle-même, c'est le premier recul de la pratique, qui était encore entièrement l'objet d''Un assaut contre la société', c'est l'expérience de la défaite qui enseigne que se battre ne suffit plus et que, s'il reste des forces après la retraite, c'est pour organiser, pour construire un assaut différent, qui ne se contente pas de l'explosion de colère parce que, désormais, il lui faut rechercher la victoire. On y voit, à quelques années d'intervalle, la prudente réflexion sur l'émeute par ceux qui la respectent, en quoi elle a changé pendant l'époque qui était la sienne, en quoi elle est restée la même, ses perspectives et ses limites. S'il n'y est pas question d'insurrection ou de révolution, c'est parce qu'on entre dans la généralité et que les insurrections et révolutions sont toutes particulières, comme le montre 'Un assaut contre la société'. C'est ensuite l'évocation, encore plus pudique et respectueuse, de l'alter ego de l'émeute, l'amour : introverti, secret, prisonnier de son silence, l'amour est ici interpellé parce que le fond de son discours est un recours, et que, dans les défaites des émotions, l'amour, qui fuit l'histoire, est incontournable. La suite logique de cette appréhension de l'émotion est le constat de l'éclatement de l'individu, la perte de son intégrité, non seulement à cause de la défaite, mais à cause des progrès de l'aliénation, et les premières implications de ce début de désagrégation de l'unité humaine crue indivisible : comment vivre, qu'est-ce que la pensée, quel bien et quel mal nous sont imposés, dans quel but.

Si cette première partie est encore tournée vers le terrain de jeu dont elle est issue, la seconde partie est l'affirmation, la synthèse de ce qui y a été vécu. D'abord, c'est une série de ruptures avec ce qui a été fini, du voyage à la culture, en passant par la communication crue infinie. Puis c'est la généralisation du finir, la téléologie est prise comme objet, comme généralisation de la rupture, comme outil possible pour attaquer dans ses paradigmes le monde qui avait commencé à être attaqué dans ses apparences avec l'émeute. C'est l'utilisation, depuis systématisée (toute la suite est déclinaison de la téléologie), du fait de rompre, de finir, comme moyen pour comprendre les choses. Si tout a une fin, alors que deviennent la vie et la survie, la science et la théorie, l'existence et la réalité, l'infini ? Cette deuxième partie, où la téléologie devient objet du mouvement de la pensée qui a pris pour objet l'émotion, puis méthode pour explorer le monde et le concevoir à partir de la rupture, à partir du négatif qui n'accepte plus qu'aucune dispute soit renvoyée à l'infini, est en vérité la préface de la troisième partie.

La troisième partie est très différente des deux autres. C'est leur fondement. C'est la nécessité d'expliquer pourquoi, si la réalité est la fin de la pensée, la pensée continue. C'est de montrer comment et pourquoi l'aliénation fonde et maintient la conscience. Ce qui revient à dire : pourquoi, si la rupture va jusqu'au refus de toute forme d'infini, l'infini peut continuer d'exister ? Pourquoi, puisque tout est pensée, n'avons-nous pas la maîtrise de toute la pensée ? Les cinq textes qui constituent cette partie sont un cœur de théorie. Mais comme tout cœur, il est appelé à cesser de battre, il est destiné à être à son tour dépassé. En attendant, il pose la mesure générique, l'histoire, l'aliénation comme victoire provisoire et entretenue du possible sur la réalité, l'activité générique, le jeu, la fin de croire comme première critique connue de la religion et le rapport entre conscience et esprit dans le monde où tout a une fin comme inverse à ce qu'il est dans le monde de l'infini cru réalité.

La structure de l'ouvrage n'est pas facilement abordable. Il ne s'agit pas en effet de la construction classique d'une thèse, mais d'une architecture de textes, fort variés quant à leur intérêt, leur forme, leur circonstance, et même l'époque de leur rédaction, qui se situe entre 1982 et 2001. Les trois parties et leur division en chapitres procèdent d'une logique, explicitée par de courtes introductions ; mais à l'intérieur de chaque chapitre des deux premières parties, c'est une logique différente – chronologique – qui prévaut. De sorte qu'il y a d'importantes ruptures de ton, puisque le premier texte d'un chapitre est alors un retour dans le temps par rapport à celui qui le précède, le dernier texte du chapitre précédent. Si dans cette juxtaposition calculée l'idée de téléologie se développe selon la construction phénoménologique du plan, le suspense de la découverte n'existe pas, car dans la plupart des textes, même ceux qui dans le cours de l'ouvrage sont antérieurs à l'apparition de la téléologie, l'idée de téléologie est déjà mentionnée et intégrée, le résultat est prémisse. Il y a donc cette difficulté qui nous paraît cependant inhérente à la naissance de l'idée : elle se construit à travers des étapes, mais à l'intérieur de ces étapes la conscience de l'idée préexiste à l'accomplissement de l'idée. Contrairement à la conception dominante de l'apparition d'une idée, il nous semble qu'une idée nouvelle n'apparaît pas comme l'hydrostatique à Archimède et la gravitation à Newton ou par un renversement de génitif, mais se trouve affirmée, puis oubliée, puis réapparaît sous une autre lumière d'où elle disparaît à nouveau, avant que le discours ne se resserre et ne prenne le sens – critiquable, éminemment critiquable – qu'on lui voit alors arborer provisoirement. La dernière partie est d'ailleurs une juxtaposition simplement chronologique des textes qui nous ont paru les plus fondamentaux, même si cette appréciation est si subjective qu'elle a changé plusieurs fois en cours de préparation de l'ouvrage.

Les textes n'ont pas été écrits pour être emboîtés comme ils apparaissent à première vue ici, et la plupart d'entre eux ont déjà paru, dans des contextes et selon des impératifs très différents. Il y a trois sources principales : 1. 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979', par Adreba Solneman, le seul ouvrage qui analysait ce moment-clé de l'histoire récente, l'apogée de la révolution iranienne qui l'a conduite jusqu'au Nicaragua, édité en 1991 ; 2. le 'Bulletin de la Bibliothèque des Emeutes', qui a accompagné tout l'assaut contre la société dont le premier volume de 'la Naissance d'une idée' relate les faits, bulletin dont les huit numéros sont parus entre 1990 et 1995 ; et 3. l'observatoire de téléologie, qui a vu le jour en 1998, et qui s'est essentiellement exprimé sur son site Internet et quelques forums de discussion. Certains de ces textes sont donc des analyses, c'est-à-dire qu'ils ont été écrits avec ce recul que prend la colère quand elle n'est pas grillée dans l'immédiateté, et les intentions offensives y sont seulement enveloppées, de manière transparente, dans un jargon nécessaire parce que dès qu'on entre dans le jeu des abstractions on utilise un langage qui n'est plus celui du bistrot ou des actions de rue ; d'autres sont des extraits de correspondance, ou encore des extraits de polémique, et ceux-là dépendent par conséquent d'un questionnement, plus ou moins fondé et de bonne foi, et d'un environnement qui sont extérieurs à la position de leurs auteurs. Les thèmes successifs sont donc inégaux, en qualité comme en quantité, et la succession des textes n'est pas ontologique.

Chaque texte lui-même constitue un tout, compliqué à appréhender, et qui nécessite une concentration peu habituelle. Il n'y a pas de repos ou de respiration dans et entre ces textes. Ceux qui s'attendent à un style académique seront les premiers découragés, bon débarras. Le lecteur devra affronter, en général, des phrases plus longues que celles de la grande majorité des ouvrages, et des formulations complexes, parfois avec des tournures ou des expressions bizarres, qui certainement ont l'inconvénient d'arrêter ou de hacher la lecture. Là aussi, la forme traduit le fond : les progrès de la téléologie moderne se font par saccades, en débroussaillant dans la jungle hostile de l'inconnu et dans la densité des haies de protection des pensées conventionnelles, loin des allées de gravillons du jardin à la française, où l'on susurre des demi-mots en étalant du savoir-faire poli et creux. La liberté de la langue y est à la fois la force et la faiblesse des non-spécialistes semi-lettrés que nous sommes.

Il y a d'autres difficultés, plus importantes. Il y a, d'abord, de nombreuses redondances, d'un texte à un autre. Certaines d'entre elles proviennent du fait qu'il a fallu répéter à des interlocuteurs ou à des publics différents des choses identiques à des moments ou des périodes qui avaient changé, comme l'appréciation sur l'Etat d'Israël, cet Etat à la fois chicaneur, minutieux et bureaucratique et qui profite d'une invraisemblable impunité ; parfois il s'agit de réaffirmer une vérité, comme par exemple que nous ne sommes pas des « professionnels » de l'émeute ; d'autres fois encore il a fallu redire telle idée, comme l'impossibilité de la réalité de l'infini, en soutien et en préalable à une autre idée. Certaines conceptions peu courantes dans le monde, mais bases de raisonnement de la téléologie, reviennent comme des leitmotivs : le passage du matriarcat au patriarcat, de la société du refoulement à la société du défoulement, le fait que la middle class fonde sa légitimité dans l'interdit du négationnisme qui est son big bang, dans l'humanitaire qui est son humanisme ; d'autres idées répétées parce que méconnues sont empruntées ou adaptées de Hegel ou de Voyer, comme l'idée que la connaissance est un violent accident du monde, que l'histoire est une progression vers l'origine, que le principe est le contenu de la limite, que la communication est le principe du monde, que l'économie est une religion. D'autres conceptions reviennent, parce qu'elles méritent d'être mises en doute, mais elles reviennent identiques, parce que nous n'avons pas eu le temps de les prendre réellement comme objet : la dialectique, cette méthode de pensée que le vieux mouvement ouvrier a prétendu hériter de la philosophie allemande, continue de nous paraître une méthode, mais une méthode parmi d'autres ; le monde, lui, ne nous paraît pas dialectique, et on trouvera cette opinion répétée et illustrée.

Il y a, ensuite, les distorsions provoquées par les polémiques, notamment celles que nous avons eu à mener sur l'Internet à partir de 1998. Ici, les textes sont tous extraits de leur contexte polémique, mais les traces de polémique restent fortes et conduisent nécessairement à des hypertrophies. La plus importante est certainement la place accordée à l'ex-théoricien Voyer, que nous avons débusqué en train de parader sur un forum Internet, et que nous y avons violemment attaqué. Les trois années qui ont suivi ont permis à la téléologie moderne de confronter ses thèses, et confronter est bien le terme puisqu'elles ont été furieusement agressées, essentiellement par les suivistes de ce Voyer. Comme ces gens-là sont entrés dans nos propositions à reculons, avec l'idée qu'il n'y avait rien là qu'ils ne sachent déjà, et avec pour seule préoccupation d'en retourner des détails, ils n'ont pas réussi l'effort de les comprendre. Ces attaques contre la téléologie moderne ont donc été une somme de naïvetés ridicules, d'imputations mensongères, de dénigrements grotesques, de calomnies insensées et, finalement, de falsifications ; mais aucune véritable critique, ce qui a été très instructif, quoique pas dans le sens où nous l'avions espéré en engageant ces confrontations. C'est donc souvent par rapport aux thèses antérieures de ce penseur (qui a lui-même falsifié dans l'espoir de nous effacer) que nous avons développé nos offensives théoriques ; le revers de ce procédé, que nous ne regrettons en rien, est que Voyer apparaît plus souvent qu'à son tour, notamment à partir de la fin de la deuxième partie, et que quelques-uns de ses suivistes et les éléments de polémique prennent une place qu'ils n'ont jamais méritée par eux-mêmes. Nous ne voudrions cependant pas, maintenant que nous sommes tellement loin au-delà de ses propres résultats, minimiser l'apport de Voyer, qui a été le seul penseur important de la vague de 1967-1969, en lui donnant un fond théorique entre 1975 et 1982. Les limites de sa théorie sont équivalentes aux limites du mouvement dont il est le rapporteur. Et comme ce mouvement n'a été que l'avant-coureur spectaculaire de la révolution iranienne, la critique de l'économie comme réalité et la révélation de la communication comme principe du monde, qui sont les mérites de ce Voyer, ont assez rapidement atteint leur limite et rencontré leur critique, en passant, comme on pourra s'en rendre compte dans cet ouvrage. Il reste à constater que ce Feuerbach moderne, qui a réussi à remettre Hegel à portée de canon du négatif, mais qui est toujours resté impuissant à allumer la mèche, n'aura pas mérité le même respect que le vrai Feuerbach, qui n'a jamais eu besoin de falsifier pour dissimuler qu'il était critiqué de fond en comble.

Une autre complication vient de ce que sur de nombreuses notions nos avis ont changé, dans l'approfondissement de la réflexion, qui a commencé il y a vingt ans. Nous voulons ainsi témoigner, comme partie intégrante de l'idée, de ses hésitations, de ses retournements, de ses erreurs, et de ses fausses pistes, toutes les contradictions d'une pensée en construction, et montrer comment elle interroge ses propres présupposés et a priori. Comme les plus apparentes de ces modifications portent sur des conceptions fondamentales, quelques-unes d'entre elles méritent ici d'être relevées et expliquées brièvement.

Prolétaires : à partir du début de la vague d'insurrections de 1988, nous pouvions constater partout qu'il était devenu impropre d'appeler prolétaires les gueux qui se révoltaient alors. Ce constat s'appuyait aussi sur le raisonnement suivant : le prolétariat est une division économiste de la société ; si l'économie n'est pas l'essence de la société, alors la division essentielle de la société ne peut pas correspondre à des classes économiques. Il faut cependant remarquer que si les classes sociales économistes ont été d'abord des catégories de l'analyse, elles sont devenues, par la croyance en l'économie et par l'activité de diverses polices comme les partis politiques et les syndicats, des catégories et des divisions réelles de la société. Un prolétariat a donc bien existé, quand il existait un personnel suffisamment convaincu pour l'enrôler et le maintenir visiblement dans des organisations qui se prétendaient prolétariennes. Mais les émeutiers et insurgés depuis 1988 ne s'identifient plus que minoritairement à ce prolétariat, parce qu'ils ne se définissent plus en fonction de leur place dans l'économie, et comme aucun encadrement prolétarien n'est arrivé à les subjuguer, on peut donc en conclure qu'ils ne sont pas, majoritairement, des prolétaires ; ni nous non plus.

Spontanéité : lors de la révolution en Iran, nous pensions encore que les révoltes nouvelles qui se généralisaient alors étaient « spontanées », par opposition aux révoltes fomentées et préparées dont fourmillait l'imaginaire des gestionnaires, formés aux méthodes de révolte du XIXe siècle. Mais en se rapprochant du terrain on constate que la spontanéité, qui doit être comprise comme un synonyme d'immédiateté, est un autre mythe, particulièrement pour l'émeute. Bien évidemment, ces révoltes et ceux qui les conduisent sont soumis à de nombreuses médiations, même si celles-ci sont brèves et rapprochées dans le temps. C'est la diversité extrême de ces médiations parfois contradictoires, elles-mêmes non médiatisées entre elles par ce qu'on appelle une idéologie ou une hiérarchie, qui donne cette impression de spontanéité. Graduellement nous en sommes donc venus à une conception beaucoup plus restreinte de la spontanéité : « La spontanéité des émeutes est une façon de parler. »

Gloire : la critique de la célébrité avait d'abord semblé scinder célébrité et gloire, la célébrité étant la gloire spectaculaire, donc critiquable, la gloire étant une célébrité qui transcende l'information dominante, une « célébrité » historique qui échappait aux compromissions de la célébrité ordinaire. Depuis, même si cette distinction entre célébrité, essentiellement médiatique, et gloire, essentiellement historique, reste valide, nous pensons que la gloire rejoint la célébrité sur un point beaucoup plus important, c'est-à-dire qu'elle contient le projet d'une reconnaissance au-delà de la mort. En ce sens, elle est fondamentalement antitéléologique. Arriver à la célébrité, c'est échouer, arriver à la gloire, c'est avoir échoué.

Spectacle : nous avons longtemps utilisé le terme de spectacle dans le sens qu'en avait permis l'interprétation de Debord, à savoir un terme négatif qui contient implicitement la critique d'une forme particulière de médiation ou d'objectivité. Mais confrontant le spectacle à l'aliénation, nous avons restreint son usage en constatant que le spectacle n'était qu'une forme de descriptif, isolé et partiel, du phénomène de la pensée qui s'autonomise. Enfin, nous avons constaté que ce descriptif, spectacle, est une allégorie, assez juste et intéressante, mais dont l'usage s'use si l'on s'en sert. Et depuis que même les médias l'utilisent dans le sens de Debord, depuis que le négatif s'en est donc si visiblement émoussé, nous avons beaucoup moins le goût de cette métaphore. Le spectacle était donc aussi une affaire de goût, un mot d'artiste. Et nous avons ainsi constaté que Debord était venu en artiste dans la théorie, et non pas en théoricien dans l'art, comme son personnage nous l'avait fait croire.

De même, d'une attitude strictement prosituationniste, qui appelait à « ne travailler jamais », nous sommes arrivés à considérer que le travail était nécessaire, mais seulement nécessaire, donc inessentiel et, en tout cas, ne méritant pas d'être le centre de l'organisation des humains, comme actuellement. Nous avons exposé, dans le cours de cette évolution, pourquoi le « ne travaillez jamais » est une vantardise creuse et un non-sens, déjà dans la mesure où le travail n'est une activité individuelle qu'en apparence, mais en réalité une activité de l'ensemble des humains : ne pas travailler individuellement ne supprime pas le travail, et « supprimer » le travail pour toute la société est aussi absurde que de vouloir supprimer le manger ou le respirer. Notre définition du travail a également changé. Elle est passée de « toute activité construite sur le salariat » à « toute activité nécessaire à la satisfaction du besoin ».

Pour communication, ce n'est pas notre position qui a, à proprement parler, évolué, mais notre emploi du terme. Avant le plus ancien des textes de cet ouvrage, nous l'utilisions tel qu'il a été construit par Voyer et comme signifiant l'activité générique, c'est-à-dire que dans la communication chaque activité implique et même présuppose toutes les autres avec lesquelles elle est indissociablement liée. Or nous avons très rarement utilisé le mot dans cette acception, d'abord parce qu'elle confine à une forme de tautologie, où tout est dans tout ; ensuite par provocation, par désinvolture, pour montrer une communication déterminée, et surtout pour donner à la communication son contenu, nous avons utilisé le terme dans un sens beaucoup plus proche du sens courant. On trouvera donc le plus souvent le terme de communication associé à un objet, ou alors affaibli par un qualificatif (comme infinie ou directe).

Nous avons souvent utilisé le mot finalité dans un sens abusif, où il aurait mieux valu dire fin. Un emploi plus juste de finalité ne s'est fait que petit à petit et ce processus était d'autant plus nécessaire que, dans la langue française en particulier, le mot fin justement est souvent employé dans le sens de finalité. Cette confusion du français rend d'ailleurs difficile dans cette langue la compréhension de la différence entre la téléologie classique où « chaque chose a une finalité » peut se dire « tout a une fin » (la confusion entre chaque chose et tout n'est elle pas spécifique au français) et la téléologie moderne où tout a une fin signifie que la totalité finit.

Aliénation : le changement le plus fondamental dans notre façon de voir, et c'est certainement l'un des plus fondamentaux de la téléologie moderne, est celui qui nous a fait mettre en cause l'attitude commune concernant l'aliénation. Le rejet de l'aliénation, comme un mal ou malheur, en effet, nous paraît désormais indissociablement lié à l'ignorance de ce que l'aliénation est devenue. Nous pensons que l'aliénation est nécessaire à la pensée, et que la maîtrise de l'aliénation n'est pas équivalente à sa destruction, ou à quelque « désaliénation » qui n'existe qu'en rhétorique, et n'a jamais paru dans le monde.

Vérification : notre opinion sur la vérification n'a pas changé, mais ce qui a changé c'est l'importance de son rôle. Dans 'Croire' on trouvera très rapidement exposé le sens de cette opération indispensable. Rappelons qu'il ne faut pas confondre la vérification théorique, qui tolère l'infini, avec la vérification pratique, qui finit. La vérification pratique est l'opération qui contient l'accomplissement, la fin maîtrisée. Alors que la vérification théorique rend vrai son objet en apparence seulement, valide son possible, la vérification pratique accomplit l'essence de l'objet, aboutit à sa réalité. La vérification théorique est l'hypothèse de son objet, la confirmation indéfinie de son présupposé, la vérification pratique est la preuve de son objet, la fin de son présupposé.

Existence, réalité : notre mutation sur ces termes est expliquée dans le texte qui s'appelle 'Existence et réalité'. C'est sans doute une des plus importantes ouvertures de perspective qu'a permises pour l'instant la téléologie moderne. Ce qui existe n'est plus ce qui est matériel, mais ce qui est pensée, et la réalité n'est plus synonyme d'existence, comme dans le matérialisme ordinaire, mais devient le moment qui nie la pensée, qui finit la pensée. Dans 'Ali et nation', on peut voir que cette idée était encore insuffisamment développée puisqu'on y trouve cette phrase : « La réalité est le spectacle de l'aliénation », qui fait de la réalité une forme d'aliénation, mais où l'on trouve déjà l'idée, si importante, que ce qui compte est ce qui dépasse la conscience, et qui est soit l'aliénation, soit la réalité.

Concept, enfin, flotte souvent entre le sens de Hegel et celui qui lui a été donné dans cette présentation. Concept, en effet, est le principe sans limite dans la philosophie allemande, et la téléologie moderne est précisément le contenu du principe comme limite de tout. Ces deux acceptions du concept, très proches en apparence, sont évidemment fondamentalement contraires. La critique du concept de Hegel, qui est le dernier texte de cet ouvrage, même s'il figure au début, ne permet pas seulement de comprendre l'essence de cette idée qui vient de naître, mais surtout, comme on peut le vérifier, constitue l'ouverture de cette idée à tout. Désormais, la téléologie moderne est un bien commun. La référence à son apparition, dans le monde de la révolution iranienne, et dans la critique des concepts du monde de Hegel, n'est plus nécessaire à ceux qui voudront, avec l'énergie qui l'a vue naître, la pousser jusqu'à sa fin.

 

Chrétien Franque.

 

[1] Réalité est ici la traduction de Wirklichkeit. Wirklichkeit est le mot courant allemand pour dire réalité, comme Begriff est le mot courant pour dire concept. Mais dans Wirklichkeit, Hegel a joué avec la racine wirken, avoir de l'effet, qui lui permet en même temps de mettre en scène le dépassement de la Wirklichkeit. C'est pourquoi, en français, la traduction habituelle de Wirklichkeit chez Hegel est « réalité effective » ou même « effectivité », alors que la traduction « réalité » est réservée au gallicisme que Hegel emploie, quoique rarement, Realität.

[2] L'expression « réaliser la fin » n'a d'autre intérêt que de se donner la fin, la réalité, l'accomplissement comme projet. En réalité, il n'est pas possible de réaliser la réalité, de « réaliser la fin ». En réalité, il n'y a que le possible qui peut être réalisé, et la réalité achève ce possible, cette réalisation, cet accomplissement. La notion d'accomplissement a ceci d'intéressant qu'elle recouvre le moment de la réalisation jusqu'à son achèvement dans la réalité. Le verbe accomplir a ceci d'intéressant qu'il associe le processus de réalisation à la réussite du projet, au fait de le mener à son terme et de satisfaire le désir, la connaissance. En allemand, accomplir, vollenden (finir en plein), insiste davantage qu'en français sur l'idée de finir, qui n'est pas n'importe quel finir, mais qui n'est pas non plus la fin.

 


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La Naissance d’une idée – Tome II : Téléologie moderne   Table des   matières