Tout ce que la Bibliothèque des Emeutes a dit tient en quatre mots : tout a une fin. Je devrais pouvoir arrêter cette introduction là ; et cela ne devrait pas être seulement l'introduction, mais l'ouvrage, mais l'œuvre en entier.
Mais pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que je sois persuadé que ces quatre mots placent chaque lecteur dans un état proportionnel à une implication minimale pour ce que ces mots contiennent, c'est-à-dire dans un état extrême : stupeur catatonique, effroi sans nom, enthousiasme délirant, colère noire. Or essayez par vous-même de dire, avec la plus grande gravité, à quelqu'un que vous rencontrez : « J'ai une idée absolument neuve à énoncer : tout a une fin ! » A ce coup de tonnerre, votre interlocuteur, si vous avez auparavant et par d'autres moyens acquis quelque respect auprès de lui, restera selon toute vraisemblance parfaitement immobile ; c'est qu'il attend la suite à ce préambule sous forme de lieu commun. Si aucune suite ne vient, ou s'il a moins de raison de vous prêter quelque autorité, le plus probable est qu'il éclate de rire ou, d'un sourire de commisération, qu'il vous propose, davantage pour exprimer son amabilité à votre égard que son mépris bien arrêté pour les illuminations, de changer de sujet, d'aller boire un verre, d'ouvrir la fenêtre ou de vous allonger.
Amateurs de paradoxes, s'il est compliqué de dire une chose compliquée, soyez assurés qu'il n'est pas simple de dire une chose simple. A la fin de l'époque qui a commencé avec Musil, Debord le cite ainsi : « Si quelqu'un venait à découvrir, par exemple, que les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu'alors inobservées, peuvent parler, il ne lui faudrait que peu de pages pour décrire et expliquer un phénomène aussi révolutionnaire. » Mais c'est une époque révolue. Aujourd'hui, dans le monde où l'information lave les cervelles, noie les mémoires et engloutit par anticipation les imaginations, le découvreur du langage des pierres serait tranquillement éconduit : les pierres parlent ? Et alors ? Nous le savons déjà ! Et d'ailleurs, qu'est-ce que ça change ? Parlons d'autre chose, d'accord, allons boire un verre, peut-être faut-il ouvrir la fenêtre, ou voulez-vous vous allonger un moment ? Oui, la chose sans doute la plus surprenante aujourd'hui à l'annonce d'une nouveauté est la propension des plus médiocres à prétendre qu'il n'y a là rien de nouveau, qu'ils étaient déjà au courant. Ainsi, « tout a une fin » est soupiré fort complaisamment par de nombreux contemporains, parfois au premier, souvent au second, rarement au troisième degré. Mais ceci n'est consternant qu'au regard du murmure contraire, tout aussi fréquent, et tout aussi fragmenté entre les différents degrés d'entendement, tout aussi doctement asséné par tous ceux qui affirment tranquillement que tout a une fin : tout est infini. Et nous voyons par cette vivante contradiction que si tout cela reste très simple, rien de tout cela n'est très simple.
Pour ceux qui ont participé avec moi dans la Bibliothèque des Emeutes à l'élaboration de son idée simple et étrange, une tentation altière, assez forte je l'avoue, consistait à jeter ce tout dans l'auge ; et qu'il sombre s'il le mérite, et qu'il jaillisse sinon. Seulement, à la différence de Musil et de Debord, pour lesquels le parler des pierres est une hypothèse, nous sommes d'accord avec « tout a une fin », c'est-à-dire que nous voulons en faire une certitude, le vérifier pratiquement. Et si l'affirmation est toujours aussi simple, apparaît maintenant, bien plus compliquée, sa réalisation. A partir de là, il ne peut plus nous être indifférent que cette idée soit rotouillée dans le vacarme ambiant ou ensevelie dans la grasse boue du silence de l'époque post-Musil-Debord. Même si je n'ambitionne pas d'entrer en concurrence avec ce vacarme, il est contraire à ce projet, aujourd'hui, de ne souffrir qu'un fier silence. Il faut donc, au moins, rendre publique cette idée, tout a une fin.
La publicité, depuis que la marchandise y a accédé officiellement, tient beaucoup de la fille publique. La limite entre proclamation et prostitution des idées est devenue une vaste zone d'ombre. Rendre publique l'idée dont il est question ici a donc dû se faire en renonçant à certains moyens, et en se contentant de certains autres, comme cet ouvrage, malgré les inconforts violents et les insuffisances manifestes de ce procédé. La règle était simple : ne pas accorder sa parole, notre parole, à l'information dominante. Mais l'application est plus compliquée, car l'information dominante n'est pas qu'une somme de médias, mais aussi un discours qui vous interpelle. Refuser les sollicitations est chose simple, il suffit d'édicter que les médias peuvent parler de soi, de nous, à condition d'en parler en ennemis, sous peine d'être immédiatement traités en ennemis ; mais un producteur, un éditeur, un distributeur sont tous aussi contraints de pratiquer la publicité de leurs marchandises ; mais même une revue aussi confidentielle que l'était le 'Bulletin de la Bibliothèque des Emeutes' est aussi, d'une certaine manière, un média ; et l'ami sûr d'hier passe parfois à l'ennemi, et dans la confusion des consciences ne le sait pas toujours, entouré d'excellentes excuses. Publier une idée apparaît donc aujourd'hui comme un compromis, tant l'idée dominante a corrompu publier même. Toute la négativité du dernier tiers de ce siècle s'est trouvée confrontée à cette difficulté croissante : jusqu'où pactiser pour se faire entendre – qui est devenu une sorte de pointillisme moral hautement nécessaire même si le recul le rend hautement ridicule. Pas autant que les révolutionnaires d'Iran ou les insurgés de Birmanie, dont l'abondante explosion de pensée a disparu, mais davantage que les organisations issues du vieux mouvement du négatif, de la première Internationale à l'Internationale situationniste, la Bibliothèque des Emeutes avait refusé cet autre lieu commun : la fin justifie les moyens.
Une fois cette limitation entendue, et elle est à la fois immense et dérisoire, il faut faire paraître la profondeur du propos, c'est-à-dire le mouvement de son apparition, sa portée et son essence. C'est pourquoi les quatre mots « tout a une fin » sont devenus deux imposants volumes. Pour soutenir la naissance de cette idée, il fallait au moins décrire le milieu où elle est apparue, objet du premier tome, intitulé 'Un assaut contre la société' ; les premières déclinaisons auxquelles cette idée conduit et qui l'étoffent seront l'objet du second tome, qui aura pour titre 'Téléologie moderne'.
Le mouvement de l'apparition d'une idée n'est pas l'affaire d'un cerveau. C'est le mouvement d'une époque. L'apparition d'une idée, la nouveauté en d'autres termes, est issue d'un débat d'idées, et ce débat d'idées a des apparences de bataille aveugle, ressemble au contraire de ce qu'il est convenu, aujourd'hui, d'appeler débat d'idées. C'est dans notre façon d'agir que nous autres humains créons des idées ; et nous ne le savons pas toujours. Il n'y a pas d'idée exprimée hors de l'histoire, l'histoire est même le catalogue de nos idées. Et c'est le négatif qui détermine le mouvement de l'histoire. Les moments clés de l'histoire sont ceux où le négatif est concentré. Le positif pétrifie l'histoire, la transforme en souvenir, en image, en silence.C'est pourquoi l'histoire est d'abord l'histoire des révolutions, c'est pourquoi la révolte est la vérité de l'histoire. Non que toute révolte soit riche, mais toute richesse est née dans la révolte.
L'époque où naît l'idée que tout a une fin n'est pas n'importe laquelle. Par rapport à l'histoire, en effet, « tout a une fin » est une singulière proposition, qui dénote d'une maturité que l'humanité, qui refuse encore d'envisager son extrémité, n'a pas atteinte. C'est le négatif de ce temps qui a permis à cette perspective de s'installer. Je pense qu'il est impossible de poser « tout a une fin » sans connaître la logique de la révolte de notre époque, qui porte, pour la première fois, cet achèvement et cette plénitude dans ses tentatives désordonnées.
L'idée de la négation de l'infini a été mise en germe par la vague de révolte dont la révolution en Iran a été l'écume. Mais le mouvement de révolte qui a permis de la formuler, et qui a suivi de peu cette vague, est pour ainsi dire inconnu. Malgré sa variété, sa radicalité, son ubiquité, il a disparu à travers le martelage du discours dominant. De 1987-1988 à 1993, c'est une nouvelle grande vague de négatif qui a eu lieu à travers le monde, moins de dix ans après celle qui avait porté la révolution en Iran. Les événements qui l'ont constituée ne sont perçus que comme désarticulés, leur mémoire est accessible mais sans emploi, parce que l'information dominante en a supprimé ou travesti l'éclat. Dans le fait de raconter une émeute, une insurrection, cette information a toujours oublié plusieurs éléments qui sont pourtant la substance de ces événements : d'abord le plaisir d'entrer en guerre, d'exploser, d'ouvrir à la pensée une immensité que notre monde étriqué interdit, plaisir qui est immédiatement présent et presque toujours l'explication la plus pertinente de l'événement que le prétexte affiché ; ensuite l'identité et donc l'unité historique de tels événements, c'est-à-dire qu'ils disent la même chose, qu'ils posent la même réflexion à laquelle Etat, marchandise et information répondent toujours par l'interdit, et qu'ils manifestent par les mêmes actes le même fonctionnement organique (fortement improvisé) et les mêmes cris dans toutes les langues ; enfin leur nouveauté, en ce qu'ils sont un mode d'expression radicalement opposé à ceux existants, et en ce qu'ils sont le discours sans bagage des humains adultes les plus jeunes que la Terre ait connus, une faculté d'abstraire qui ne s'enseigne pas dans les systèmes éducatifs. Le rendu de ces émotions a donc été saucissonné, atrophié et aplati, et leur beauté, qui est dans l'ouverture qu'elles permettent à un discours inédit, parce qu'elles forment un tout, n'est pas aujourd'hui admise.
Le premier volume de 'la Naissance d'une idée' est essentiellement une énumération d'émeutes et d'insurrections. J'imagine que leur ressemblance puisse lasser, et que cet effort vers l'exhaustivité fasse oublier son but. Pourtant, le plaisir est si présent dans cette énumération que, sans doute, on peut la traverser sans tout mémoriser, mais en mémorisant le tout. Dans les Mémoires de Saint-Simon, toute son époque est représentée par une galerie de plusieurs centaines de portraits de personnages ; ici, les portraits sont des portraits d'émeutes, de révoltes collectives, généralement sans chefs, et le plus souvent sans revendications autres que quelques mauvais prétextes. Par rapport à Saint-Simon, c'est notre conception de l'histoire qui a changé, ce sont des événements, produits par des groupes d'anonymes, qui se substituent aux particuliers. Et si l'objet de notre époque est de formuler son achèvement, alors que Saint-Simon voulait au contraire la pérennité de la sienne, je revendique une autre similitude entre les deux galeries de portraits : l'amertume douloureuse qu'avait notre mémorialiste de constater que, déjà moins d'une vie d'homme plus tard, la plupart des personnages qu'il a connus et décrits, y compris les plus éminents, étaient oubliés et ignorés peut se rapporter aux émeutes et révoltes de notre époque ; et si pour Saint-Simon il s'agit d'une perte tragique d'un patrimoine, ici c'est la perte non moins tragique d'un outil de débat, du lien organique avec le négatif déjà exprimé, et qu'il faudrait, si cet ouvrage n'était pas lu, retailler sur le terrain.
Ce premier tome, la rupture pratique et sans théorie avec la pensée dominante, est lui-même scindé en trois parties, qui reproduisent la montée, le zénith et la descente du mouvement. Jusque dans le style on peut vérifier cette construction. Au début, les textes sont joyeux, brefs, claquants. Dès le zénith, le retard entre l'événement et l'écrit s'allonge, la gravité vient ralentir la fraîcheur et l'enthousiasme, les fouilles commencent, et les interrogations aussi. Enfin, plus la descente est admise, plus les textes deviennent chargés, plus le son devient mat et sans écho, plus les fausses révoltes gagnent de la place dans l'exposé de celles qui représentent encore l'offensive.
La montée est toujours la partie la plus difficile d'un mouvement, parce qu'elle le détermine sans le savoir, et parce que l'on n'y réfléchit pas encore au possible avec la parcimonie des étapes suivantes, plus contraintes par la pression ennemie. La Bibliothèque des Emeutes, d'ailleurs, ne s'était exprimée publiquement que vers la fin de ce premier temps, essentiellement parce qu'il y a toujours un retard entre la perception du rythme des faits et son écho dans l'expression consciente ; mais aussi parce que nous voulions alors, en priorité, faire connaître notre méthode de traitement de l'information, non sans nous illusionner lourdement sur la capacité des émeutiers modernes à l'adopter et à l'utiliser. Les deux premiers bulletins de cette Bibliothèque des Emeutes étaient davantage destinés à rendre compte de nos travaux qu'à soumettre nos conclusions, et ce ne sont ici que les quatre textes consacrés à ces conclusions qui ouvrent la « Montée ». Comme ils ne contiennent cependant que de très brèves allusions à presque tous les événements les plus riches et les plus joyeux de cette époque, nous avons cru devoir, pour le présent ouvrage, en proposer les analyses sous forme de notes, inégalement détaillées. Cela correspond à deux préoccupations de principe majeures : d'abord le plaisir, moins présent certes dans l'analyse que dans la pratique des insurrections décrites, mais tout de même bien là ; une règle méthodologique ensuite, qui avait déjà paru nécessaire à Adreba Solneman dans son ouvrage sur la vague de révoltes précédente (1978-1982), et qui stipule qu'il ne faut pas supposer connu un événement négatif moderne, mais qu'il convient toujours de le décrire, pour permettre de comprendre en quoi il mérite l'allusion, sans cependant se substituer à la propre vérification du lecteur, que je convie instamment à contredire et à critiquer ici toutes les informations que de trop hâtives recherches ont ainsi rassemblées : étendue, durée, déroulement, importance, radicalité, etc. C'est pourquoi le chapitre « Notes » est le plus important de cette première partie, en qualité et en quantité d'événements décrits, mais aussi le moins dans le ton de la « Montée », parce que presque entièrement écrit huit à dix ans plus tard.
Ces « Notes » ne tiennent pas rigoureusement compte des ruptures chronologiques entre les trois périodes. C'est que la durée d'un événement peut être très variable : parfois ce ne seront que quelques heures, parfois plusieurs années. Aussi, si toutes les révoltes contenues dans ces notes ont eu leur centre de gravité pendant la montée de la vague d'insurrection, nombre d'entre elles n'auraient pas pu être racontées sans leur suite pendant le zénith, voire pendant la descente, ou alors au prix de deux nouvelles séries de notes, qui n'auraient cependant ajouté que de la quantité au propos, en le saucissonnant, et donc en le rendant souvent encore plus difficile à lire : même si nous sommes par principe opposés à mettre en valeur des révoltes par Etat, présentation qui gomme l'universalité et l'identité des émeutiers du monde entier, il a semblé plus clair et plus judicieux de présenter ainsi l'unité de certains de ces événements, quitte à franchir les limites des périodes que nous avions remarquées pour cette époque, et qui n'en perdent pas pour autant leur validité.
Le texte intitulé « Mise au point » clôt la première partie. En principe, puisqu'il n'a pas été écrit si tôt, on devrait le trouver un peu plus loin. Mais il ne traite pas d'événements spécifiques, et son contenu plus programmatique correspond à ce que nous pensions déjà pendant l'année 1990, en pleine montée. D'autre part, pour montrer comment la Bibliothèque des Emeutes observait avec inquiétude la façon dont elle était comprise pendant toute cette période, il a paru intéressant d'attribuer à chacune des trois parties d''Un assaut contre la société' les trois textes qui se rapportent à cette introspection. De même que « Mise au point », « Programme » et « De la méthode » viennent clore les deux autres parties, et à travers ce leitmotiv, à chaque fois légèrement avancé ici par rapport aux dates de sa rédaction, on pourra mesurer la nécessité et l'inutilité de l'exhortation dans le rappel du projet. Et quoique l'objet du dernier texte de l'ouvrage, « La Bibliothèque des Emeutes du début à la fin », soit plus vaste, il rappelle par son discours sur ses auteurs et par l'exposé de leurs façons d'agir que l'« Epilogue » est conclu sur le même mode que chacune des trois parties.
La seconde partie, « Zénith », débute avec les « Trois occultations » qui, en entier, avaient constitué le 'Bulletin no 3 de la Bibliothèque des Emeutes'. Il est bon de rappeler que ce n'est qu'à ce moment là, et sous l'impression assez vive du scandale de ces occultations, que nous avions jugé nécessaire de rendre accessibles les conclusions de ce que nous savions, au-delà de la confidentialité extrême dans laquelle les deux premiers bulletins étaient restés confinés. C'est la même gravité, alliée à l'importance de ce qui se jouait maintenant, avec l'insurrection en Irak pour épicentre, qui nous a obligés de quitter notre réserve de froids archivistes. En effet, davantage encore que l'ignorance de ce qui se passait, c'en est l'incompréhension qui nous choquait alors. Et je pense qu'on sent toujours à travers ces textes que c'est la profondeur de cette époque, et par conséquent la superficie de la nôtre, qui se jouait là.
Le second chapitre de cette partie, « Grands spectacles de 1991 », rend compte spécifiquement, pour la première fois, des manœuvres des ennemis du mouvement que nous soutenions. La nécessité de parler en détail de la politique des gestionnaires, et non plus seulement en réaction à des offensives de gueux, est la première indication du déclin du mouvement, au moment de son apogée. Mais c'est aussi le signe qu'à ce paroxysme toute décision ennemie concernait maintenant le mouvement des émeutes. C'était bien la planète entière, c'était bien l'ensemble de l'humanité qui était prise dans ce jeu, qui allait se décider là, et les réorganisations de gestionnaires ne pouvaient plus être considérées seulement comme un inutile spectacle où quelques fétichistes politiciens mettent en scène leurs petites préoccupations en actes historiques, mais comme des faits de guerre, des contre-offensives, des leurres intéressés ou même calculés.
Le troisième chapitre de « Zénith » reste étonnant par la profusion, l'extension et la profondeur des soulèvements qui lui ont donné sa noblesse, dans un laps de temps dont on oublie qu'il a duré moins d'un an, et qui s'est partagé sur les quatre principaux continents. Nous savons malheureusement que les mouvements précédents n'ont jamais servi de leçon aux suivants, sinon ce petit chapitre-là serait le meilleur enseignement pour ceux qui changeront le monde, et par conséquent le texte que toute police devrait interdire, si elle manifestait un jour autant de lucidité que de brutalité.
« Descente » est la partie la plus longue, et la plus amère. Elle commence par une série de quatre événements où l'on a vu l'efficacité minutieuse de nos ennemis lorsqu'ils se réorganisent, et comment ils ont appris à prendre la mesure de la révolte moderne, soit en l'applaudissant à outrance, soit en la diffamant, soit en la pourrissant, soit encore en la transformant en son contraire, une guerre étatique. Les événements plus joyeux, qui n'ont pourtant pas manqué, même s'ils n'ont plus eu la portée de ceux qui les précédaient de quelques mois seulement, sont ici ramenés autour de la floraison étonnamment épanouie d'émeutes du seul mois de mai 1992, fort inégales en intensité et en importance, et qui ont coïncidé dans ce grand crépuscule, davantage par hasard que parce que, enfin, la vague de révolte serait arrivée à converger. La suite de cette partie montre alors comment l'ennemi achève le négatif, par la répression et par le silence, et comment, inévitablement, la résistance contre le ressac s'organise, malheureusement en dehors de toute vue d'ensemble, et de toute pensée stratégique. Et puis il a aussi fallu décrire ce qui a été le glas de cette belle offensive, sa dernière tentative, dont je ne dirais pas qu'elle était perdue d'avance, et que la défaite y était aussi prévisible qu'engagée déjà sur l'ensemble de la Terre, parce que je suis convaincu qu'en toute guerre un seul engagement avec une fortune inattendue peut transformer une défaite quasi certaine en victoire. Les gueux de Somalie, qui ont renversé la fatalité, ne l'ont pas prouvé, ce qui ne retire rien à ceux d'Algérie, qui ont entamé alors leur longue défaite, ni à ceux de Russie, dont l'engagement à l'automne 1993 a été beaucoup plus court, mais autour d'un Etat-pilier, l'un des principaux de cette société, et le plus vacillant de ceux qui n'avaient pas encore été attaqués.
Nous nous sommes résolus à un bref « Epilogue » pour montrer comment la défaite a été aussi ignorée que l'offensive, et comment cette ignorance génère ses illusions, parfois tragiques, souvent grotesques. Il a suffi pour cela de montrer comment les émeutes en France devenaient après 1992, à tous les sens du terme, des « émeutes soft » ou des « mini-émeutes », qui pourtant s'institutionnalisaient, se multipliaient, et allaient donc laisser à l'avenir la marque déformée, parfois dans le sens de la caricature, du grand mouvement achevé. C'est également en France que nous avons pu, dans la lente dégénérescence qui a suivi, observer comment, après le danger, la middle class, qui s'est cimentée face à ce danger, et qui y avait baissé tête et pantalon, s'est mise à maugréer et grogner en décembre 1995, singeant là la révolte qu'elle n'avait plus ni à redouter ni à combattre. Enfin, c'est plutôt en conclusion de l'ensemble de l'époque qu'en conséquence de la défaite que figure en dernier le texte où la Bibliothèque des Emeutes – auteur des trois quarts de l'ouvrage – raconte comment et pourquoi elle est née et a traversé cette époque, et comment et pourquoi il était devenu impossible qu'elle survive aux derniers éclats de l'offensive où elle s'était commise, avec un succès dont elle ne se sentait pas lieu d'être satisfaite. Et c'est un bien pénible constat que de devoir reconnaître, après coup, que nous avons moins de responsabilité dans les victoires des nôtres que dans leurs défaites. Car dans nos vies nous n'avons pas pu nous consoler de serrer les poings en silence en promettant : « ce n'est que partie remise » et « c'est nous qui aurons le mot de la fin ».
Chrétien Franque.
Editions Belles Emotions | |
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société |