Comment contrer la révolte moderne


 

C – Fonder la mauvaise émeute à Rostock

1) Travaux de fortification

La vieille Europe, foutre Dieu qu'elle est vieille, poursuit avec application sa fortification. La guerre en Yougoslavie est son fossé extérieur, son carnage anti-albanais. L'émeute de Rostock est sa police intérieure, son contre-espionnage anti-albanais (albanais est le néologisme qui signifie « sauvage moderne à préjugés réduits » ; le sauvage moderne à préjugés réduits est jeune, violent, il ne respecte rien, se déplace au détriment de la marchandise et semble contagieux).

La population qui habite et fabrique la forteresse se divise fondamentalement en trois strates : ouvriers, contremaîtres et ingénieurs. Aussi étrange que cela puisse paraître : il n'y a pas de promoteurs. Ou bien, le promoteur est une abstraction. Ou bien encore, ce sont ces trois groupes collectivement qui promeuvent cette forteresse. Cette corporation mentale croit le monde divisé en nationalités ou en races. C'est en fonction de cette croyance qu'elle construit sa forteresse. Mais elle n'est que divisée en ces corps de métier associés. Le travail ne s'y oppose plus au Capital, et, si les ingénieurs et les contremaîtres tirent fermement du côté d'une exclusive intolérante, les ouvriers sont définitivement divisés. C'est que la division réelle du monde est selon ce qui y est réel. Et ce qui est réel dans le monde n'est pas la matière mais la pensée, n'est pas le besoin alimentaire mais la communication. Nos ingénieurs l'ont fort bien compris : la vieille division des humains qui fonde le communisme, la classe sociale, ne fait plus illusion après cent cinquante ans d'assauts, de défaites, d'usures. Ceux qui dominent la pensée de l'espèce, ces ingénieurs et contremaîtres, essaient de retapisser le paysage selon un autre besoin, le besoin de reproduction, où les humains sont divisés selon leur sang, leur arbre généalogique, leur race et, par amalgame, leur ethnie, leur nationalité. C'est tout autant une division des humains par la pensée que celle en classes, qui n'a jamais eu d'autre réalité que policière. Mais si toute réalité est la pensée, c'est selon la pensée que réellement se divisent les humains. C'est ce que ne savent pas encore les ouvriers qui contestent la forteresse, et c'est ce qu'ils ont intérêt à apprendre vite, avant que la forteresse ne soit construite. Car alors, pour les récalcitrants, ce sera le poteau.

Pour l'instant, ceux qui contestent la frontière de la forteresse, ce sont les « latinos » de Los Angeles, les émeutiers de la frontière mexicaine, les Haïtiens échoués à Guantánamo, côté américain de l'Europe ; et dans la partie européenne proprement dite de l'Europe, les albanais de toutes nationalités. Le constat de l'absence des habitants de l'intérieur dans cette contestation s'impose. Ils croient que des frontières vont tomber au moment même où on les fortifie, qu'on va leur unir les Etats d'Europe alors même que le nombre d'Etats y a augmenté de 30 % en deux ans, qu'ils seront bientôt aussi libres qu'une marchandise alors que la marchandise se libère de plus en plus d'eux. « Fin de l'Histoire », « maison commune », « nouvel ordre mondial », ils comprennent les mensonges de la pensée dominante comme des mystères après avoir dénoncé les mystères de leur propre pensée comme des mensonges. Ils regardent vers l'Irak, quand ça se passe en Somalie, vers Carpentras quand ça se passe en Irak, vers la Yougoslavie quand ils ne veulent plus voir le Zaïre et l'Algérie, vers Los Angeles au moment où il y a du Nigeria, du Malawi, vers Rostock quand il s'agit de Bosnie. En fait ils, soyons plus sincères, vous ne savez pas très bien ce qu'il faut regarder ou faire. Vous suivez les doigts pointés du spectacle, ou le refusez, pour regarder, suprême révolte, le bout de vos souliers. Au-delà de l'assurance et de la méthode, il vous manque la simple connaissance.

La ligne de démarcation du donjon eurocentrique commence là, à cinquante kilomètres de Berlin. Un autre mur, une nouvelle muraille de Chine est à l'œuvre. La conception des ingénieurs est apparemment simple : d'un côté on Rostock, de l'autre on Bosnie. Votre existence est un peu mortier, un peu truelle. Mais le spectacle qui illumine ce projet complique les choses, que sinon tout un chacun pourrait comprendre. Ce monde est compliqué comme l'aliénation qui le gouverne. A bas la simplicité du bon sens des matérialistes qui le gèrent.

L'Allemagne, du fait de son implication dans la division précédente, est l'Etat le moins préparé à la nouvelle division. L'idéologie de la RFA était de détruire le Mur, il faut désormais en construire un. L'annexion précipitée de la RDA par les services secrets de RFA (si bien peu de contemporains sont capables de mesurer le danger qu'a fait peser la menace d'une révolution allemande en 1918, les gérontocrates de l'unification ont été élevés au sang de cette terreur et formés à la prévention de cette apocalypse), si elle a eu l'avantage – c'est le vrai miracle allemand – d'empêcher une insurrection généralisée, subit maintenant les inconvénients de la précipitation. Indépendamment des mensonges de diversion sur des impôts supplémentaires ou sur de nouveaux progrès économiques, le constat est le suivant : à avoir attiré brusquement sur le bord intérieur de la forteresse la tour mobile branlante qu'est la RDA, on crée un palier par où pénétrer dans la forteresse. Le staff responsable du chantier (Mitterrand, toi t'es cerné, prétend faire croire que ce qu'il appelle pudiquement « maison commune » irait jusqu'au bout de la Russie, et d'ailleurs au bout du monde, pourquoi pas, car qui en serait exclu ?), somme le chef des travaux local, Kohl, de mettre à niveau et de fermer prestement cette plate-forme d'accès. Ses réticences portent sur l'insuffisance de l'aide des responsables des autres quartiers de la forteresse, qui pourtant se servent du sien comme bouclier. L'Etat italien, par exemple, prétendait que ses capacités d'accueil étaient épuisées par 30 000 Albanais, alors que l'Etat allemand a reçu, en 1991, 250 000 immigrés, il est vrai probablement un peu moins albanais, record battu chaque année ; « Le Kenya abrite dans ses camps près de 340 000 réfugiés, aux trois quarts Somaliens et s'estime complètement débordé » ('Libération', 22 août 1992). Notez simplement la différence entre les chiffres, ajoutez à cela que la sécheresse et la famine règnent au nord-est du Kenya, et remerciez les journalistes de manipuler avec une ardeur si contraire des problèmes si similaires : sinon nous pourrions tous croire que l'immigration est vraiment un problème.

2) L'idéologie néo-allemande

Aucune différence spécifique ne distingue le matérialisme néo-allemand de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par la matière, que la matière et le travail sont des principes déterminants, que les matières déterminées constituent le mystère du monde spirituel accessible aux économistes.

Marx avait parachevé le matérialisme positif. Pour lui, tout le monde spirituel ne s'était pas seulement métamorphosé en un monde de matière, et toute l'histoire en une histoire de la matière. Il ne se borne pas à enregistrer les faits matériels, il cherche aussi à analyser l'acte de conception.

Quand on les secoue pour les tirer de leur monde de rêve, les matérialistes néo-allemands protestent contre le monde de la matière que leur impose la représentation du monde réel, spirituel.

Egarés par le monde marxien de la matière, devenu le leur, les penseurs néo-allemands ne protestent plus contre la domination de la matière, de l'économie, du travail, qui jusqu'ici, selon eux, c'est-à-dire selon l'illusion de Marx, ont donné naissance au monde réel, l'ont déterminé, dominé. Ils ne déposent plus aucune protestation et périssent.

Les « matérialistes », « idéologues », « penseurs » néo-allemands ne sont justement pas des penseurs au sens où par exemple Marx aurait employé ce terme. Ce sont des travailleurs de la plume, des matérialistes du papier, des penseurs de salaire, des journalistes par exemple, ainsi que d'autres vulgarisateurs, ou rapporteurs. Ils n'ont que des noms de profession, pas de face, ils n'ont que des signatures de best-sellers, pas de style. Ils n'ont plus pour objet des idées fixes, comme la valeur, ou le prolétariat, mais des idées fugitives, comme tel scandale, élevé au rang d'une révolte, ou telle révolte, abaissée au rang d'un scandale. Ils sont allemands comme vous et moi, c'est-à-dire de circonstance : l'idéologie néo-allemande est appelée ainsi selon le bastion du même nom, en chantier sur le bord de la forteresse. Ils sont la personnification du magma de poix bouillante qu'est la dernière réalisation du matérialisme : une pensée.

Les idéologies sont issues des révolutions. Ce sont les enveloppes de compromis de ces explosions de pensée. Depuis la conférence de Yalta (pour l'émeute de Yalta, les 8, 9 et 10 août 1992, voyez le dossier correspondant de la BE), qui consacra la « guerre froide » comme si la précédente avait été chaude, ce fut d'abord la défaite de 1968 qui a produit une génération d'idéologues fermentés. Comme une dure pluie qui tombe, et qui est effectivement tombée à cette époque, l'idéologie mouille d'abord la surface de la société, le haut des crânes, les crânes du haut, avant de s'enfoncer à la recherche de quelque nappe plus phréatique, avec la lenteur des générations, dans l'épiderme mou des pauvres modernes. En Allemagne, l'idéologie de 1968 a pris douze ans pour infiltrer la couche de la population située entre les gestionnaires célèbres et la classe ouvrière qui se dissout, entre la génération de 1945 et la génération adolescente lors de la révolution iranienne. Lorsque cette pensée a tenu cette lourde couche, et cette couche a encore alourdi cette pensée, comme un nourrisson la sienne, l'odeur, dans l'Allemagne, « patrie moderne de la vieillesse », était bien celle d'une couche de nourrisson. Bourrée d'approximations, de bêtise, bornée de fausse conscience et de tranquille certitude de soi, cette pensée de gauche, « alternative », tiers-mondiste, écologiste, féministe, autogestionnaire, égalitariste, est devenue ce qui est enseigné dans les écoles, parce que c'est l'idéologie des profs, que les parents ne savent pas discuter, parce qu'ils la partagent, ou tout simplement parce qu'ils ont partagé la défaite de 1968, qui leur a coupé la langue, on le comprend. La révolte de la jeunesse, en Allemagne jusqu'à la caricature, est donc principalement révolte contre cette couche de pensée, de récupération, de honteuse collaboration, qui a pour principale fonction de séparer selon un bien et un mal que son verbiage important a pour mission de fixer. Comment provoquer un prof, une mère, un bistrot « alternatif » ? En étant encore plus à gauche qu'eux ? Essayez, amateurs d'illusions ! Claquez des talons, tendez le bras en faisant le salut, criez Heil Hitler au contraire, et toutes les rages minuscules et impuissantes des quadragénaires ratés et satisfaits qui font tant rire les adolescents s'étaleront dans leur inconscient appel à la surenchère. Succès garanti ! Car Hitler est à cette gauche alternative la mauvaise conscience, qu'ils étendent et ont héritée généreusement de la collectivité illusoire ou prétendue. Leurs parents, en effet, ont voté Hitler, et eux n'ont pas rompu avec leurs parents. Leurs enfants ressortent, par plaisanterie psychique, ce pan de leur infirmité soumise, et par misère sociale, cette ruine de leurs prétentions. Le punk, cette provocation de gauche, est devenu une mode salonnarde. Le skinhead, non : dans un monde de gauche, c'est-à-dire de salons de gauche, le skinhead est resté à la rue.

Les malentendus et blocages conceptuels contemporains ont fait de l'émeute de « droite » une gadoue dont les dangers sont évités par un panneau d'interdiction morale. Mais si la Bibliothèque des Emeutes ne s'y risque pas, qui le fera ? Des « antifascistes », nous récusons donc d'avance l'accusation d'être déjà un peu complices des « néonazis » puisque nous refusons de condamner avant de comprendre. Seul – au milieu de la tyrannie de la bicyclette alternative et des émeutiers rituels autonomes berlinois – le groupe allemand Wildcat (cf. 'Wildcat' no 60) a tenté d'expliquer et simplement de nuancer une situation, que le spectacle de l'indignation chargeait de plus de menace que de recours. Effort louable mais insuffisant, parce qu'insuffisamment extrait des œillères de l'idéologie néo-allemande, qui nous incite donc à le doubler par la bande d'arrêt d'urgence, elle-même bien embouteillée sur cette Autobahn encombrée.

Bien que doublement honteux parce qu'éducateurs et de gauche, Farin et Seidel-Pielen ont réussi en tant qu'auteurs d'un ouvrage intitulé 'Krieg in den Städten' à rendre compte des gangs d'adolescents en Allemagne en dénonçant la logorrhée de lieux communs qui y est officiellement attachée par la pensée néo-allemande. Fascisme, nazisme, néonazisme, hooliganisme, xénophobie, skinheads, c'est une véritable fantasmagorie de svastikas, uniformes, cris, chants, bruits de bottes et échos précataclystiques que l'information a construite, à la va-vite comme à son habitude, pour habiller un phénomène basé sur la délectation dénonciatrice, la vertu offensée, et la nécessité de refaire une police adaptée à la forteresse en construction sans rien céder des prérogatives coercitives déjà en vigueur. En Allemagne, contrairement à Los Angeles, les gangs sont couverts d'un fort vernis politique. Mais ce vernis n'est qu'un vernis. L'information a tenté d'en faire un fond. Les vitupérations au premier degré du néonazisme deviennent fascinantes en ersatz de philosophie pour journalistes exorciseurs. De l'idéologie frustrée de 1968 vaincu, troussé, retourné et de l'agressivité marchande des journalistes nationalistes, sensationnalistes, moralistes naît ce monstre de notre époque, moitié arraché au passé, moitié à crédit sur l'avenir, moitié burlesque et marginal, moitié dramatique et international, moitié pantomime, moitié poker, moitié vrai et moitié faux, le néonazisme. Le néonazisme est l'alibi de l'idéologie néo-allemande. Comme il n'y a pas de retour au Moyen Age dans l'islam iranien, il n'y a pas de retour au fascisme ou au nazisme. Comme le néo-islam, le néonazisme est d'abord le spectacle de l'apparence de ce retour ; mais leur essence est marchande, policière, journalistique, bien de nos Etats de droit, qui ne contrôlent plus la douce anesthésie propagée par plusieurs décennies d'abstraction historique parmi nous.

Un peu de vocabulaire nous évitera quelques glissades dans la fange. « Fascisme » est un mouvement de masse : il n'y a pas de fascisme en Allemagne aujourd'hui. « Nazisme » est le diminutif de « national-sozialist » (qui aurait dû être « naso »), qui vient de NSDAP, National Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei, c'est-à-dire le parti ouvrier national socialiste allemand, feu le parti dirigé par Hitler ; le terme « nazi » permet de dire moralement mal, politiquement parlant, sans utiliser les termes « national », « socialiste », « allemand », « ouvrier », « parti », tous considérés comme moralement bons, on se demande bien pourquoi. Les « punks » portent des crêtes ; les « skinheads », comme leur nom l'induit, ont des crânes rasés. L'ignorance sur cette double évidence est en train d'être exploitée massivement. En août 1992, lors d'un concert dont la bagarre a manqué de peu tourner à l'émeute, à Biganos, dans le sud-ouest de la France, toute la presse quotidienne a attribué les affrontements aux skinheads, 'Libération' reprenant même le synonyme « crânes rasés » ; or ces jeunes étaient principalement des punks, et leurs crânes nullement rasés. Seul 'Sud-Ouest' s'en est excusé, 'Libération' et 'le Monde' dédaignant de rectifier leur témoignage faux de la montée de l'extrême droite. Les « hooligans » sont rarement skinheads, et tous les « skinheads » ne sont pas d'extrême droite, puisque les « redskins » se disent d'extrême gauche. Cette petite minorité de minorité, plus pittoresque que significative, se fait d'ailleurs bastonner par les autres « skinheads », ainsi que par les « autonomes » et « antifas » d'extrême gauche, qui évidemment jugent à l'apparence. Le « nationalisme » quant à lui n'est pas le « racisme ». Les critères génétiques qui prétendent définir une « race » vérifient déjà qu'une même « nation » en contient presque toujours plusieurs. En effet, la « nation » est un mélange circonstanciel d'individus ayant une même origine généalogique, tout au moins en théorie, et d'individus d'origine généalogique autre, ayant acquis la citoyenneté en fonction du territoire de l'Etat. La « xénophobie » est le rejet des étrangers à ce territoire, ou plus exactement, à cette citoyenneté. De la « race », il faut savoir qu'il n'existe actuellement aucun gène connu qui permette de faire des différences qui recouperaient les filiations généalogiques ; si bien que le terme de « race », pris dans l'acception génétiquement la plus large sans être en contradiction, est synonyme d'individu. Enfin, une « ethnie » est un « groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène, et dont l'unité repose sur une communauté de langue, de culture et de conscience de groupe ». Tout ce qui caractérise l'« ethnie » est donc purement arbitraire : une structure familiale homogène est malheureusement actuellement encore le cas du monde entier, une structure économique et sociale homogène est une invention religieuse, une culture de groupe est un fétiche de même religion que « structure économique et sociale », et une conscience de groupe n'existe dans aucun groupe constitué, sauf sous forme de conscience du groupe de quelques-uns du groupe, ce qui est bien différent. N'importe quel groupe d'individus selon n'importe quel critère et peut faire et fait l'affaire en tant qu'« ethnie ».

De la confusion de cette masse de concepts émerge l'idée de l'idéologie néo-allemande : diviser les individus de ce monde selon ses concepts, qui ne sont pas ces concepts. « Racisme », « xénophobie », « néonazisme », etc. sont amalgamés dans ce qui est le mal moral, ce qui a pour conséquence de situer l'idéologie néo-allemande en apparence hors de ces concepts, mais ce qui a également pour conséquence essentielle de les réaliser négativement, de donner une existence à ce qui n'était que fantômes. Si le mal est d'un côté, alors ce côté existe. Cette figure de la réalisation de l'idéologie est l'une des plus courantes de notre époque. L'idéologie néo-allemande est donc le néonazisme, sa négation spectaculaire, et leur unité devenue réalité concrète, bastonnante.

L'idéologie néo-allemande est pratiquée en Bosnie comme en Allemagne. La décision dont héritent avec tant de fracas ses tenants explique par son importance ce fracas : il s'agit de diviser les individus de la planète selon des critères qui justifient un intérieur et un extérieur de la forteresse Vieille Europe. Et à l'intérieur devront cohabiter des gestionnaires et des services d'entretien, des hauts policiers et des gardiens de la paix. C'est pourquoi les Serbes peuvent pratiquer la purification ethnique. Cela signifie que Serbes est une division réelle du monde : la purification ethnique des Serbes est une purification dont les Serbes sont les acteurs dans le spectacle, et les victimes par le spectacle. A l'intérieur de la forteresse, l'extrême droite joue le rôle serbe : elle agit en apparence d'elle-même, mais essentiellement elle est l'objet du spectacle ; c'est ce dédoublement, d'un côté néonazisme, de l'autre purification ethnique qui est l'unité d'intention profonde de l'idéologie néo-allemande. Ainsi, la comparaison se poursuit : l'extrême droite de l'extérieur ce sont les Serbes, l'extrême gauche ou alternatifs allemands ce sont les Croates, et le silence des citoyens allemands ce sont les femmes « musulmanes » de Bosnie, violées massivement et systématiquement.

Comme la division en classes sociales, telles que l'économie politique la plus critique les avait définies il y a cent cinquante ans, s'était réalisée en grande partie de manière policière (notamment en URSS et en Chine, mais aussi en Europe, où la volonté de cette dichotomie a longtemps précédé sa vérification généralisée ; et rappelons qu'il y avait alors consensus entre les penseurs de la « bourgeoisie » et ceux des partis ouvriers), la division actuelle « ethnique », donc selon des critères purement idéologiques, se fait également de manière policière. L'extrême gauche sert ici de repoussoir. Elle défend les classes sociales économiques, ce qui n'est plus ni visible ni voulu. Car le caractère policier et discriminatoire de la division en classes sociales, s'il n'a jamais été consciemment dénoncé comme discriminatoire et policier dans les classes inférieures, alors même que cette discrimination y était affirmée par toutes les polices, est aujourd'hui encore ressenti dans ces classes qui se dissolvent comme un joug insupportable. La division en classes, se posant comme le seul recours contre la division ethnique, la soutient donc ainsi, au contraire. L'idéologie néo-allemande n'a pas les pieds dans les nuages, cocasse figure de l'absurdité : c'est la police de la pensée de notre temps. La mauvaise émeute de droite est son intérieur, qui allie un mauvais factice à l'émeute, et la guerre de Bosnie est son champ d'intervention extérieur, qui esquisse à quel point cette réorganisation de l'espèce humaine menace d'être sanglante.

3) Antécédents

Le phénomène des gangs de jeunes, surtout d'étiquette d'extrême droite, a allègrement pris de l'ampleur depuis 1990 dans l'Allemagne unifiée policièrement. Berlin est le principal terrain de pugilat de cette jeunesse belliqueuse. Les bandes y sont plutôt éphémères (l'invincibilité est leur ciment le plus fort : elles survivent généralement mal à l'humiliation de la première raclée) et mouvantes : à quinze ans, selon Farin et Seidel-Pielen, affinité et fascination passent de l'extrême gauche à l'extrême droite et vice versa, davantage semble-t-il au rythme d'une libido encore fluctuante que selon la profondeur des fossés idéologiques qui ont séparé les générations précédentes. Depuis l'automne 1990, la bataille y est provisoirement terminée : les gangs turcs alliés aux autonomes ont nettoyé l'Alexanderplatz des skins et autres gangs claqueurs de talons, qui sont désormais tricards dans la plupart des quartiers ouest de la ville. Dans le reste de l'Allemagne, surtout à l'Est, la publicité dont jouissent les gangs « néonazis » devrait leur attirer des succès territoriaux qu'il est pourtant fort hasardeux d'affirmer. Car dans cette guerre urbaine, seul l'aspect néonazi, en dehors même de la réalité des affrontements qu'il génère, intéresse l'information. Il est donc impossible, dans un milieu si constamment changeant et informel de savoir quel est le déroulement d'opérations manifestement sans stratégie, où le noyautage des politicards adultes n'a pas pris. Par rapport à Los Angeles, il y a beaucoup moins de morts. C'est que les armes à feu sont ici remplacées par la propagande.

Le 16 mars 1991, à l'issue d'un match de football à Rostock, les fans de Berlin, refoulés du stade où ils voulaient resquiller, s'en prennent en représailles au centre-ville, où ils dévastent les commerces et livrent dix heures de bataille de rue à 600 policiers ; le 20 avril, anniversaire de Hitler, est devenu la deuxième date d'émeute rituelle en Allemagne, après le 1er mai, mais dix jours avant. Et c'est toujours l'extrême gauche qui, pour la refuser, en fait la commémoration dans un affrontement contre la police à Berlin, encore en 1991. Cette même année, le rituel du 1er mai a lieu comme toujours depuis 1987 dans Kreuzberg, à Berlin, en de violents affrontements avec la police par la même extrême gauche, qui décidément se fige, en vieillissant, dans ses marottes. Une fête de quartier, toujours dans Kreuzberg, entraîne une nouvelle émeute et les mêmes affrontements extrême gauche contre police en septembre. Le 21, un foyer d'immigrés est attaqué à Hoyerswerda, près de la frontière polonaise. Contre-manifestations et indignations n'atteignent le point culminant de leur spectacle que le 28, lors d'affrontements entre extrême gauche et police. Le 14 mars 1992, à Passau, une manifestation d'extrême droite est à nouveau l'origine d'une émeute, qui est elle-même le débordement de la contre-manifestation d'extrême gauche que la police charge. Enfin, le 1er mai 1992, et l'Euro 92 le mois suivant, dont l'Allemagne est finaliste, sont de nouveaux prétextes à émeutes dans Berlin. Le 28 mai, à Mannheim-Schönau, dans l'ancienne RFA, 500 personnes parties d'une fête populaire se réunissent devant un foyer d'immigrés dont la police va empêcher l'assaut : ce face-à-face, entrecoupé de contre-manifestations, va durer une semaine. C'est la répétition générale pour Rostock.

L'Allemagne, en même temps que tous les Etats occidentaux, est rentrée dans une période de petites émeutes endémiques. C'est une des caractéristiques du vieil Occident qui se mure. L'émeute, il y a cinq ans encore, était considérée comme un événement qui révélait une grave faillite de gestion. Aujourd'hui, elle s'assimile à la honte d'un décor en ruines, à la distance grandissante que la séparation a mise entre les gouvernants et les gouvernés, dont le langage est si écarté. Mais en Allemagne, les émeutiers sont encore davantage barbouillés d'idéologie qu'en France, ou au Royaume-Uni. L'extrême gauche y joue le récupérateur de la révolte radicale des vingt-quarante ans, alors que le costume d'extrême droite va à ceux qui ont quinze-vingt ans. C'est pourquoi ces deux extrêmes politiques, qui ne démentent pas cette place que le spectacle leur attribue, sont mêlés dans la rapide chronique qui précède. Ces vociférations idéologiques, et si l'extrême droite ne paraît pas particulièrement sérieuse elle a au moins la jeunesse qui lui évite de paraître aussi bouffonne que l'extrême gauche, semblent pourtant tenir leur gravité du sol bien meuble de la réunification anormalement tranquille. L'Etat allemand, qui comme tout regroupement de politiciens a perdu dans l'abondance du spectacle le contact avec les pauvres modernes, craint l'explosion à retardement. Il donne l'impression de vouloir prendre l'offensive contre ces émeutes à répétition, dont le fusible d'extrême gauche a passé maintenant l'âge et l'usure que couvrent les assurances.

L'information, depuis 1989, avance dans la même direction, avec des objectifs moins vastes, mais plus convaincants. L'extrême droite, avec ses partis d'une part, avec ses gangs de jeunes présentés comme la base potentielle de ces partis d'autre part, fait ses délices de ce retour en arrière, face à un public national et international qui semble se délecter de sa chair de poule. Mais, alors que l'extrême gauche, après avoir été de longues années à la mode, se plaint de l'indifférence générale des médias, l'extrême droite ne justifie pas encore réellement toutes les cajoleries, horrifiées s'entend, qui l'entourent. Aussi l'information force-t-elle le trait : une scène filmée par une équipe de télévision, où des hooligans, à l'intérieur du stade de Hambourg, chassent des skinheads aux cris de « nazis dehors », a été coupée parce qu'il s'agissait de démontrer dans l'émission combien les hooligans sont nazis ('Krieg in den Städten' ; les groupuscules d'extrême droite s'arment avec les honoraires de la presse : 450 Deutsche Mark pour une heure d'interview avec le chef de Deutsche Alternative, 100 pour un « crâne rasé » ordinaire ('Libération', 7 septembre 1992) ; le moindre braquage d'un « étranger » par un « skin » est exploité en tant que xénophobe, et passe des pages « Faits divers » à « Politique » ou « Politique internationale ». Et la jeunesse voit dans un phénomène si négatif et si porteur, comme à Los Angeles, l'accès le plus direct à la célébrité télévisée. La place que l'information dominante accorde aux faits divers de cette « scène » est à l'évidence le facteur principal de leur multiplication. Sans qu'il y ait encore eu de spectacle orchestré par les services secrets de l'Etat, comme la profanation du cimetière de Carpentras en France (la profanation d'un cimetière, quelle importance !), c'est un faisceau de petites touches outrées qui conduit à aplanir une à une toutes les aspérités qui pourraient s'opposer à l'ouverture pour les riverains, dont nous sommes, du chantier d'un grand spectacle.

4) Samedi 22 août 1992

En début de soirée, à Lichtenhagen, quartier-dortoir de Rostock, principal port de l'ex-RDA, 150 à 200 jeunes attaquent le foyer de demandeurs d'asile. Un coup de téléphone anonyme en début de semaine avait averti de cet événement, la police était sur les lieux dès vendredi soir, et la presse locale parlait, samedi matin, de la manifestation du soir. Ce premier soir s'avère donc exempt de toute spontanéité.

L'« attaque » elle-même n'est vraiment qu'un simulacre d'attaque, il n'y a pas de blessés, et les envahisseurs ne parviennent pas à l'intérieur du bâtiment. Elle consiste davantage dans une démonstration d'illégalité collective, une audace contre la loi, et un irrespect contre l'idéologie dominante. Ce sont donc les policiers qui s'avèrent les vrais ennemis. Alors que les « étrangers » sont essentiellement insultés et sommés par vocifération de quitter le pays, c'est contre les forces de l'ordre que de sains affrontements se poursuivent tard dans la moiteur de la nuit.

Ce qui a immédiatement été isolé dans le spectacle est la présence de 1 200 « badauds » qui applaudissaient les attaquants. Ce phénomène tient d'abord à ce que le foyer était l'un des blocs de béton d'une cité de blocs de béton. Il s'agissait d'habitants du quartier qui étaient devant leur porte en cette chaude soirée d'été. Ensuite, dans toute manifestation violente, une petite minorité participe activement aux violences, alors que la majorité les soutient seulement de fait, par sa présence. Mais quiconque a déjà été dans une émeute sait que personne n'y combat tout le temps, et que rares sont ceux qui ne jettent pas au moins un petit pavé ; la majorité se situant entre ces deux extrêmes, selon des paramètres changeants comme la fatigue, les rencontres, le degré d'alcoolémie, les conditions atmosphériques, etc. De fait, si on voulait séparer les combattants des suivistes d'une émeute, le mieux serait de condamner séparément et spectaculairement les seconds comme il a été fait à Rostock ; ensuite, parmi les combattants restants, les mêmes diviseurs peuvent séparer selon le même procédé la première ligne de la dernière ; et ainsi de suite. Les émeutes de Rostock ouvrent la voie à une telle pratique policière, parce que ce qui devient intolérable dans les émeutes dans la vieille Europe, c'est qu'elles commencent à bénéficier du soutien de la population non émeutière, ce qui n'était pas le cas il y a encore trois ans. Les raisons de ce renversement de tendance ne sont encore qu'esquissables, mais leur importance en mérite l'essai. La génération des parents des adolescents d'aujourd'hui s'est révoltée en vain. Les adolescents d'aujourd'hui, en refusant le discours dominant de leurs parents, se révoltent aussi contre l'insuffisance de la révolte de leurs parents. Ceux-ci, résignés à applaudir, ne sont pas aussi satisfaits que leurs applaudissements. Et adolescents comme parents commencent à le sentir, et à le partager. Si les adolescents d'aujourd'hui refusent d'emblée l'idéologie de leurs parents, ceux-ci commencent à concéder qu'ils se sont trompés, plus exactement qu'ils ont été trompés. Etat, marchandise, information ont négligé avec désinvolture le sort de la majorité incapable de collaborer dans l'arrivisme commerçant ou désillusionnée par l'œcuménisme égalitaire de gauche. Depuis l'effondrement des vieux corsets récupérateurs de la classe ouvrière, pour la première fois depuis la révolution russe, le mécontentement de nombreux groupes de pauvres est à l'abandon. D'où ce début de connivence à Rostock, que le spectacle a immédiatement présenté comme haïssable. Pour l'héritier des syndicats et des partis de masse, l'information, il s'agit de diffamer cette entente trop visible, d'abord en traçant une frontière rigoureuse qui les oppose entre activistes et badauds, ensuite en clamant que le badaud, le parti des plus nombreux, encore indécis et qu'il s'agit de retourner, est « pire » que l'activiste, parce que lâche, parce que hypocrite, sous-entendu fasciste dans l'âme, au profond de lui-même. Il est notable que les pauvres de Lichtenhagen ont manifesté franchement alors cette fascination que la presse allemande leur servait faussement, force incantations scandalisées, tous les jours depuis Hoyerswerda. Et la volonté de diviser badauds et activistes en est arrivée aussitôt au projet de loi, qui permet à la police d'arrêter les spectateurs passifs, mais qui manifestent leur bienveillance pour ceux qui attaquent l'Etat. Mesurez l'ampleur de la menace qu'il s'agit ici de briser : les promoteurs du spectacle vont désormais arrêter des spectateurs qui applaudissent ! Nous verrons si cette contradiction d'un genre particulier va réussir à repousser le spectateur dans la solitude exclusive du téléviseur, ou si elle va imploser. En attendant, elle est la première tentative ouverte d'interdire d'applaudir le camp opposé à l'Etat, en Occident. Oui, le stalinisme est en bonne voie d'intégration dans notre charmante forteresse naissante.

L'extrême gauche allemande joue à présent le rôle du cocu du spectacle, en même temps que du dernier corset-fusible de la révolte, non pas le plus solide, mais celui qui sert en dernier, lorsque les autres ont sauté. Son point de vue est donc capital, si l'on ose dire. Elle soutient, comme des seins qui tombent, son passé léniniste. Sa thèse, en ce qui concerne Rostock, y compris pour 'Wildcat' est le complot d'Etat. C'est qu'il lui est inconcevable qu'une révolte dans la rue lui échappe aussi complètement, sans être quelque odieuse manigance. La thèse du complot repose sur plusieurs arguments : la police était prévenue dès lundi ; le même samedi 22, Björn Engholm, chef du SPD (résumons ici en une brève liste commémorative quelques salopes de ce parti depuis Wilhelm Liebknecht : Bernstein, Kautsky, Ebert, Noske, Brandt, Schmidt), accepte publiquement ce que son parti avait fait sa chochotte à accepter jusque-là, une loi sur la restriction de l'immigration. En Allemagne, la loi existante est jugée très libérale comparée à celles d'autres Etats occidentaux : elle prévoit en fait un très long délai (jusqu'à deux ans), indemnisé parfois mieux que le chômage des Allemands de l'Est, avant qu'un dossier ne soit accepté ou, plus généralement, refusé. Dans tous les cas, c'est déjà une restriction très dure par rapport au « libre droit de circulation » des droits de l'homme et du couillon, puisqu'elle enferme dans des foyers provisoires ces immigrés qui sont donc longtemps « demandeurs d'asile » ; enfin, le laxisme de la police pour l'extrême droite et sa dureté pour l'extrême gauche, qui seule défend pourtant physiquement l'antinazisme, dominent sur le terrain.

Que la police ait été prévenue dès lundi plaide absolument contre le complot. S'il y avait eu un « complot », elle n'aurait pas fait savoir qu'elle était prévenue ; elle n'aurait pas non plus été présente inutilement et préventivement le vendredi, où il ne s'est rien passé. Si elle voulait laisser attaquer le foyer, elle aurait dû être absente et surprise. Si la présence massive de la police suffit à déclencher des émeutes et qu'elle utilise sa simple présence comme provocation indispensable à l'exécution d'un complot, alors la décomposition de ce monde est bien plus avancée que la BE ne l'espère, et l'on y a passé le cap où un complot ne sert plus à rien.

Que le SPD ait fait coïncider son accord pour durcir la loi sur l'immigration, le jour de la première du spectacle, a plutôt développé ce spectacle qu'il n'en a été cause. 'Wildcat' fait une fort pertinente analyse du « problème » de l'immigration en Allemagne. Le capitalisme allemand a intérêt à l'arrivée sur le marché d'une main-d'œuvre qui concurrence la piétaille idéologique des vieilles organisations ouvrières en déconfiture. Dans toute l'Europe libérale, on assiste depuis cinq ans à l'effondrement de cinquante ans d'« acquis » de « haute lutte ». Pour 'Wildcat', la hiérarchisation des salariés est le principal but poursuivi par le Capital pour parvenir à ce résultat. Différents étages de statuts et de salaires, dans lesquels les immigrés sont immédiatement des concurrents, qui tirent tout l'édifice vers le bas, se constituent dans une réorganisation effrénée. A Schönau, par exemple, les assaillants du foyer étaient en partie les fils des immigrés de la génération précédente, qui sentent leur statut en lisière dégringoler au même purgatoire que celui de ces nouveaux venus, et cherchent donc à se démarquer d'eux. D'une manière générale, ces immigrés des pays de l'Est ne sont évidemment pas en mesure de partager la critique, ou la paresse, des salariés les plus opposés à cette société. Avant leur caractéristique d'« étrangers », ils sont pour le patronat, et pour les autres salariés, une formidable armée de « jaunes » en puissance. A la merci de l'Etat et du patronat, qu'ils viennent courtiser, ils ont en même temps fait la preuve de déserter l'affrontement social dans leur Etat d'origine, pour venir offrir leur approbation aux règles marchandes occidentales. Par rapport à cette question, parce qu'elle tend en apparence à un soutien des agressions des foyers, l'extrême gauche allemande, y compris 'Wildcat', se tait. Cette extrême gauche sacrifie cette problématique au spectacle de la xénophobie : elle accentue le caractère « étranger » des « jaunes » au lieu d'accentuer le caractère « jaune » des « étrangers ». Pour prouver combien elle est contre la xénophobie, elle évacue avec une générosité qui doit ravir le patronat allemand cet aspect occulté, qui semble la cause principale de la xénophobie des pauvres d'Allemagne. Ces étrangers d'ailleurs n'ont nullement l'homogénéité d'un troupeau de brebis à l'abattoir, comme l'information les présente. A Schönau, au moins, il semble y avoir eu de violents affrontements à l'intérieur du foyer entre « communautés », que la police a dû séparer par la force. Il est difficile de dire si les foyers reproduisent les divisions nationalistes ou ethniques dominantes, ou bien si d'autres formes de division ont conduit à cette extrémité. En effet, pendant tout ce spectacle, tous les propriétaires d'une parcelle de débat en Allemagne ont confisqué leur voix à ces demandeurs d'asile, y compris l'extrême gauche, qui en vieille léniniste n'hésite jamais à parler en leur nom. C'est véritablement pourquoi ils sont transformés en brebis victimes, dans le spectacle : les Occidentaux se disputent le fait de les voir ou de ne pas les voir ; en aucun cas il ne s'agit de les entendre. Etat et patronat le refusent parce que ce serait déjà la fin de la discrimination, et l'extrême gauche le refuse parce qu'elle craint que le discours qui serait entendu la démente complètement.

L'opposition entre Etat et patronat tient dans ce que l'Etat indemnise les demandeurs avant de se prononcer sur leur droit d'asile. Il a donc besoin d'une main-d'œuvre déjà formée, opérationnelle et peu nombreuse, qui cotisera rapidement, de préférence davantage que ce que coûte l'indemnité, tout le contraire du bas de gamme que nécessite la « restructuration » de l'industrie et des services en Allemagne. C'est le sens de la redéfinition d'une nouvelle loi sur l'immigration, qui devra être un compromis entre ces deux exigences. Comme l'extrême gauche soutient le patronat en escamotant la lutte contre les « jaunes », le SPD de gauche soutient la libre concurrence contre l'intérêt de l'Etat, intérêt de l'Etat soutenu par la CDU libérale de droite contre la libre concurrence. On voit combien la façade morale du spectacle tourne toutes les positions, et pourquoi le SPD rallie le projet de modification de la loi. Maintenant on n'imagine pas l'Etat allemand lancer un « complot » contre le patronat allemand, ni du reste l'inverse. Leur intérêt est si mêlé qu'ils n'arrivent pas eux-mêmes à le démêler. Et si, en Allemagne, Etat et Capital « complotent » de concert, ce serait contre qui ? L'idée légèrement infatuée de l'extrême gauche allemande est que ce serait contre elle, et plus généralement contre la classe ouvrière, qu'elle représente, comme chacun sait.

5) Quatre jours d'émeute (du 23 au 26 août 1992)

Le laxisme de la police est généralement un argument qu'on peut qualifier de kurde. Les Kurdes, dans leur lutte pour l'indépendance, se sont systématiquement appuyés sur les Etats voisins, où une partie d'entre eux était opprimée. Ainsi les différents Etats où survivent des Kurdes ont au contraire facilement divisé ceux-ci et démoli leurs velléités d'indépendance divisées. Aujourd'hui encore, les Kurdes font de ces alliances kurdes : ceux d'Irak permettent à l'armée turque de poursuivre et de bombarder le PKK kurde de Turquie sur le sol irakien, car ils en espèrent une hypothétique reconnaissance d'on ne sait quelle misérable autonomie rêvée ; en attendant, ces Kurdes d'Irak et de Turquie sont inconciliables, il y a de quoi, et c'est tout ce que demandent l'Etat turc et l'Etat irakien. Chaque fois que gauche ou extrême gauche sont confrontées à une émeute qu'ils n'ont ni prévue ni noyautée, ils crient au laxisme de la police. La police leur donne raison. Vous êtes donc d'accord pour renforcer la police ? Oui, oui, crient les imbéciles. Eh bien, bande de Kurdes, vous allez nous aider à renforcer la loi. Oui, oui. Il faut un bâton plus gros, qui fasse plus mal sur la tête, n'est-ce pas ? Oui, c'est ce que nous demandons, c'est ce que nous exigeons. Du coup, on peut se demander si ce sont simplement des imbéciles.

Le soir du dimanche 24, second soir du spectacle, est véritablement le premier soir d'émeute. Les effectifs des attaquants sont passés à « plusieurs centaines ». Dès la veille, l'information a tenté de pimenter ses rapports de « skinheads », parce que les skinheads c'est vraiment l'horreur. Mais à Rostock, « ce ne sont pourtant pas ces skinheads néo-nazis dont on parle tant. Ce sont des jeunes du quartier, des petits blonds aux cheveux ondulés » qui sont « prêts à affronter les renforts de police arrivés de Hambourg à défaut de s'en prendre aux demandeurs d'asile roumains et aux immigrés vietnamiens, évacués pour la plupart ». Sur 250 occupants du foyer, en effet, il ne reste plus que 50 Vietnamiens. Aucune source d'information n'explique pourquoi cette minorité n'a pas été évacuée en même temps que la majorité, mais quand on sait qu'il y avait également une équipe de télévision de la ZDF à l'intérieur du bâtiment, il serait inconséquent de ne pas au moins émettre l'hypothèse que c'est cette équipe qui a quelque peu agi pour faire rester cette minorité, devant ses caméras. Le foyer est attaqué, incendié, les deux côtés de la caméra et de l'émission s'enfuient par les toits, la police n'intervient que trop tard au goût de l'information, et c'est ce retard qui est attribué à un parti pris. Il est fort étonnant de constater combien peu l'incapacité de cette administration est reconnue, et que ceux qui la subissent préfèrent subodorer quelque machination lorsque cette incapacité se manifeste, d'autant que cette paranoïa est alors relayée jusque par les membres, ô combien douteux, de cette administration elle-même. Ici ainsi, devant un scandale où des journalistes de télévision n'ont pas été correctement défendus, une enquête est ouverte, et les policiers, s'ils veulent éviter de passer pour incompétents, n'ont que le recours de laisser entendre qu'ils ont obéi à un ordre d'en haut, vous comprenez bien qu'on ne peut vous donner aucune précision, aucun nom. Ces escarmouches entre information et police sont celles de deux institutions devenues concurrentes qui se disputent comme des particuliers l'honneur de la prééminence ; et ici, on peut autant s'étonner de la présence de l'équipe de télévision dans le foyer que de l'incapacité de la police à le défendre. Première sur le terrain, l'information hurle que la police ne l'a pas suivie afin qu'on n'entende pas la police lui reprocher sa folie et son insolence de l'avoir précédée. L'émeute, elle, a profité jusque fort tard dans la nuit du 23 de ce manque de concertation dans les rangs ennemis.

La xénophobie des émeutiers, et des badauds, est indiscutable. C'est le seul élément d'idéologie manifeste de cette émeute. Il y a deux façons de le considérer : soit c'est l'élément central de l'émeute, et l'émeute est mauvaise, soit l'élément central est ailleurs, et l'émeute peut basculer de mauvaise à bonne. De l'extrême droite à l'extrême gauche comprise, en passant par l'ensemble des partis politiques et de l'information, la xénophobie a été mise en exergue. L'extrême droite, dès le lundi 24 a envoyé ses militants et ses skinheads. L'extrême gauche ne fait pas autrement quand elle reconnaît une bonne émeute : elle accourt le deuxième jour donner la couleur et la raison à l'immédiateté qu'elle supprime. A Rostock, l'extrême gauche a diabolisé l'émeute, sans rejeter le moins du monde l'argumentation autour de la xénophobie. De même qu'elle a condamné la révolution iranienne, une des principales sources de son déclin, dès qu'elle eut entendu les premiers « Allah Akbar », de même son obstination plate, bornée et vertueuse a condamné sans comprendre les premiers « Ausländer raus ». Elle n'a pas été des moindres, par son rejet outré de cette sotte provocation, à faire de ce premier drapeau venu une conviction profonde, et elle a contribué par la valeur et le sérieux qu'elle a prêtés à cet argument superficiel, à en faire un argument valable et sérieux. Le gouvernement allemand et son opposition social-démocrate n'ont eu pour seule difficulté qu'à dissimuler leur satisfaction. Quant à l'information occidentale et « démocratique », elle est depuis trois ans le principal moteur, et parfois même carrosserie, des divisions nationalistes et ethniques dans le monde. Sa promotion continue du spectacle d'extrême droite en Allemagne trouve à Rostock son premier grand accomplissement, avec la garantie d'un effet durable. Elle était donc à l'opposée de révéler le caractère accidentel et passager de la xénophobie à laquelle elle s'est offerte comme un mégaphone.

Les deux motivations principales, mais plus difficiles à avouer sous cette forme, des émeutiers de Rostock sont l'ennui et la fascination du spectacle. C'était un jeu grandiose, tout à fait comparable au « joyriding » d'Oxford l'été précédent, avec gradins remplis d'admirateurs, puis en direct, comme à Los Angeles. Car après l'évacuation définitive des 50 Vietnamiens et de la racaille du ZDF, le 23 au soir, l'émeute dure encore trois soirs pleins. C'est-à-dire que pendant trois soirs et demi des quatre soirs d'émeute (si, comme la BE, on ne considère pas comme tel le soir du prélude), il n'y avait plus d'« étrangers » à la ronde. C'est, devant le foyer désert, un affrontement avec la police seule, qui est attendue et combattue ; et la même foule soutient ce changement principal de cible, avec la même ardeur, et aux mêmes cris xénophobes. Et le plaisir, qui est toujours scandaleusement occulté dans les comptes rendus d'émeute, est croissant, car ce n'est plus Lichtenhagen qui est spectateur, ce n'est plus l'Allemagne, c'est le monde entier. Est-ce que la fable du roi qui est tout nu contient tout l'aveuglement de ce monde entier ? En tout cas, alors que tout le monde contemplait médusé cet affrontement devenu pour la galerie, explicitement pour ce monde (« Au moins, Lichtenhagen sera demain matin dans les journaux du monde entier. Nous allons être célèbres, maintenant »), le prétexte continuait à être soutenu, en dépit de sa disparition complète, autant par les acteurs que par les spectateurs.

Chaque soir, les 24, 25 et 26, les effectifs augmentent pour atteindre 1 000 émeutiers et 1 500 policiers. Il n'existe pas de statistiques sur le nombre d'informateurs, qui ne sont pas considérés comme badauds. Le nombre des badauds est monté à 3 000. Ils protègent efficacement les replis des émeutiers-combattants, la pérennité du jeu. Les skinheads, dont le nombre n'est pas connu – ce qui semble indiquer qu'il n'allait pas dans le sens de la thèse dominante, qui veut prouver la montée de l'extrême droite –, du fait de leur apparence, ne peuvent pas avoir recours, évidemment, à ce stratagème. 185 policiers ont été blessés, selon la police blessée. Le seuil de ce qui est tolérable, en effectifs, étant atteint, ceux de l'Etat ont étouffé de renforts un cinquième soir de réjouissances.

En contrepoint, pour les souligner de leur ombre triste, les après-midi du 25 et 27, ont eu lieu des contre-manifestations antixénophobes dans Rostock, réunissant respectivement 200 et 3 000 manifestants. Le 25, les locaux d'un journal jugé trop favorable à l'extrême droite sont détruits, et le 27, à Berlin, un commando d'extrême gauche empêche les invités néonazis d'une émission de télévision d'y prendre part. Si ces sabotages sont de notre goût en général, ils ne sont pas de celui de notre intelligence dans ce cas particulier : pour souligner la xénophobie et le spectacle, pour les renforcer, il est difficile de s'y prendre mieux. L'extrême gauche s'est plainte d'avoir plus de militants arrêtés que le total des émeutiers et des militants d'extrême droite présents, ce qui est vrai. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? L'Etat aurait-il dû arrêter encore plus d'individus du camp spectaculairement opposé pour le proportionner à sa présence sur le terrain ? Quand on se plaint de l'injustice de l'Etat, cela suppose qu'on pourrait accepter comme juge cet ennemi, qui d'ailleurs est souvent combattu avant tout à cause de son injustice ! Pourquoi les Etats occidentaux en veulent-ils tant à la Serbie ? Parce que les « Musulmans » bosniaques leur paraissent plus gentils ? Mais non, extrême gauche allemande, c'est parce qu'ils veulent équilibrer cette guerre qu'ils maîtrisent et nécessitent ; à l'intérieur de la forteresse, il n'en va pas autrement : l'extrême gauche allemande est un peu plus nombreuse, l'extrême droite un peu trop faible. Et il s'agit de répartir les émeutiers entre ces camps ici et ces camps de concentration là. Il n'y a pas de complot en cela. Il y a des intérêts qui se découvrent au fur et à mesure : pour l'Etat, le meilleur moyen de la paix sociale est une guerre sociale endémique contre laquelle une croisade permanente mobilise et anesthésie, et quant à sa police, elle préfère encore taper sur le gaucho que sur le facho, par habitude, par sympathie, par facilité ; pour l'information, il y a spectacle à monter, à entretenir, et aussi à représenter, tout un travail qui doit en plus se justifier au jour le jour. Personne n'a besoin de comploter pour qu'il y ait des émeutes xénophobes tant que ceux qui les condamnent le plus fort sont ceux qui les encouragent ainsi le plus fort.

Comme si elle était incrédule sur son étoile pâlissante, l'extrême gauche a concrétisé son fiasco en manifestant après l'émeute, et contre elle, à Lichtenhagen. Le samedi 29, le ban et l'arrière-ban des habitués de la « lutte antifasciste », 15 000 pèlerins venus de la Hafenstrasse de Hambourg, et de Kreuzberg à Berlin, ont déployé leurs drapeaux rouges, qui ont produit l'effet désastreux qu'on devine dans cette banlieue qui a subi plusieurs décennies de RDA. En traînant les pieds dans la solennité morale de gauche, l'information a croqué comme un repentir cette galette rance, qui ne réfléchissait que la tristesse et l'incompréhension. Les gens de Rostock n'ont pas participé à ce refus de leur plaisir, et ceux de Lichtenhagen n'ont même pas condescendu à faire les badauds ailleurs que derrière leurs fenêtres, à ce nouveau spectacle, pourtant déjà moisi, qui les invectivait de son impuissance.

6) L'information exploite les conséquences

Depuis le mois d'août, sous cet effet de spectacle, les attaques contre les foyers d'immigrés se sont effectivement multipliées. S'il paraît tout à fait improbable que la colère des jeunes de Rostock ait été manigancée par l'Etat allemand, il paraît tout aussi improbable que les puissants services secrets de cet Etat n'aient pas depuis introduit ce trouble faisceau d'affrontements dans leur ligne de conduite concertée. La digestion de la Stasi par le BND n'est pas encore tout à fait terminée (le second craint toujours que des archives de la première le concernant soient rendues publiques : on y comprendrait notamment que pour que des « terroristes » de la RAF soient tranquillement installés dans l'anonymat de citoyens moyens en Allemagne de l'Est la connivence des services secrets staliniens n'est pas suffisante ; et pourquoi le spectacle de l'accusation de droit commun contre quelques responsables de la Stasi est nécessaire quoique insuffisant pour dédouaner le BND ; mais ce ne serait pas l'indifférence de l'opinion qui rend aujourd'hui ces procès ridicules, mais sa colère qui les rendrait périlleux). Les attaques contre les foyers constituent une diversion bienvenue, et une occasion de reprendre l'offensive pour la police de l'Etat unifié. La structure même des événements paraît singulièrement modelée : un foyer principal est attaqué à la fois, pendant quatre ou cinq nuits consécutives, et contrairement à Rostock, c'est seulement à ce moment-là, lorsque l'intensification du spectacle met en péril les coulisses et les vestiaires, que l'administration l'évacue. Les administrations locales sont d'ailleurs ouvertement accusées de se réjouir de ces attaques, pour se débarrasser de ces encombrants et coûteux hôtes forcés. Mais au contraire encore de Rostock, l'évacuation met fin à l'affrontement. C'est d'abord Eisenhüttenstadt, ensuite Quedlinburg près de Magdeburg, puis Wismar, dont le foyer est évacué le 22 septembre, qui relaient ainsi le spectacle de la xénophobie, certifiant rétrospectivement que Rostock était xénophobie et rien d'autre. Personne ne s'est interrogé pourquoi ces trois foyers-là ont été attaqués l'un après l'autre. Cette linéarité est rendue invisible par de nombreuses attaques isolées et sans lendemain, qui semblent être de véritables copycats. Personne non plus ne met en évidence que jamais le nombre d'attaquants, à l'exception du samedi soir 19 septembre à Wismar, ne dépasse 100. Profitant de cette volonté généralisée de construire une xénophobie estampillée extrême droite durable, des attaques fort différentes sont agglomérées à cette rubrique. A Senftenberg notamment, les samedis 19 et 26 septembre, 80 jeunes environ attaquent le commissariat, qui ne peut pas être suspecté d'être un haut lieu de l'immigration ; chaque agression particulière commise contre un étranger est également comptabilisée comme xénophobe, ce qui est le même procédé que de compter au nombre des accidents de la route dus à l'alcool ceux où les victimes qui ne sont pas en tort ont de l'alcool dans le sang. Ces nombreux faits divers amalgamés sont grossis des toujours tristes, stériles, et peu populeuses contre-manifestations de gauche, qui vont également à l'escarmouche.

L'information dominante est partie en croisade contre le « néonazisme ». Mais ce nazisme-là est encore beaucoup trop insignifiant pour mériter cette croisade. Il faut donc le gonfler. Le 29 août, après la contre-manifestation de l'extrême gauche à Rostock, le chef de la police de cette ville révèle que deux chaînes de télévision américaine et française ont payé des figurants pour faire le salut nazi, interdit par la loi allemande, devant leurs caméras. Il se garde bien de dire lesquelles, au moins les françaises ont démenti le plus vite possible, et cet épisode supplémentaire des rivalités de frontière entre Etat et information en est sagement resté là. Mais on ne voit pas quel intérêt pourrait contrebalancer le risque d'une telle affirmation si elle était fausse ; il semble plutôt que si ce fonctionnaire n'a pas été acculé à la démission par un scandale de presse, c'est qu'il a facilement convaincu ses supérieurs que son incapacité à juguler l'émeute dans l'œuf était due en part principale à l'intérêt des informateurs à attiser par tous les moyens ce spectacle radical. Dans le même ordre de procédés s'inscrit la spéculation, qui marche à tous les coups, sur l'incapacité du public à comprendre les chiffres. La technique consiste à rendre « impartialement » un fait divers, sans dire qu'il s'agit seulement d'un fait divers. 'Frankfurter Rundschau', 19 octobre : « Avec une brutalité hors du commun, dix jeunes radicaux de droite ont attaqué samedi un foyer de demandeurs d'asile habité principalement par des Vietnamiens à Thale dans le Harz (Saxe-Anhalt) et ont commis de lourdes déprédations. Selon la police de Halberstadt, trois Vietnamiennes ont été victimes de brutalités sexuelles. Un viol a été évité au dernier moment par l'intervention de la police. Les habitants masculins du foyer ont été battus et piétinés. 1 demandeur d'asile a dû être soigné médicalement. Auparavant, les agresseurs avaient saccagé le foyer. 4 jeunes ont été provisoirement arrêtés, parmi lesquels 2 jeunes filles de 13 et 14 ans. » Ce n'est même pas au niveau de ce qui se passe trois fois par an dans la plupart des bistrots d'Europe, et c'est bien en dessous de la moindre bataille entre gangs : ils ne sont que 10 ! Dont 2 très jeunes filles, ce qui semble indiquer que l'âge des 8 autres a beaucoup de chances d'être en dessous de la majorité pénale ! Ce journal de gauche fait là un morceau de propagande pure pour mobiliser autour de son thème favori, la xénophobie. On notera aussi que la passivité des victimes n'étonne même pas. En effet, le seul aveu d'autodéfense d'un foyer est rapporté d'Ellenberg près de Dresde, où, le 24 octobre, les demandeurs d'asile ont repoussé une quarantaine d'assaillants, ce qui semble les avoir découragés : l'autodéfense est du sabotage de spectacle, la dévictimisation est une offensive contre l'indignation criée, les victimes le sont d'abord du spectacle. 'Libération', lundi 26 octobre : « La police de Greifswald (ex-RDA) a interpellé 34 jeunes dans la nuit de samedi à dimanche pour prévenir de nouveaux affrontements entre extrémistes allemands et étudiants étrangers. Déjà, jeudi et vendredi, de violents incidents avaient opposé plusieurs dizaines de néo-fascistes à des étudiants étrangers dont le foyer avait été agressé. » 34 arrêtés, ce n'est pas même l'équivalent d'une noce un peu arrosée ; préventivement, c'est-à-dire que 'Libération' remplit ses pages « Monde » avec un non-événement qui n'a pas eu lieu ! Du coup, ce qui est appelé « violents incidents » et « néofascistes » mérite la plus grande méfiance. 'Le Monde', peu en reste le 15 septembre, écrit en toutes lettres l'inverse de ce que les chiffres expriment : alors que depuis Rostock les effectifs des agresseurs n'ont cessé de décroître d'une scène à la suivante, ce journal rapporte que « Les attaques racistes contre les foyers d'étrangers sont de plus en plus violentes ». Ce qui est de plus en plus violent, c'est la délectation de l'information à ces attaques, et ses efforts pour leur remonter les bretelles. Résultat ? Le pompon du grotesque, un commando d'une organisation juive, c'est-à-dire se disant telle, française, sous la direction éclairée de Beate Klarsfeld, venu le 19 octobre, soit deux mois après l'émeute, insulter les habitants abasourdis de Lichtenhagen et y molester quelques jeunes pour délit de cheveux trop courts. Arrêtés, puis relâchés, ces purs produits du spectacle participent intensément et en l'ignorant au délirant brouillage qui fonde les dichotomies raciales auxquelles ils contribuent.

L'émeute de Rostock a également terminé l'errance de la semi-rébellion de l'extrême gauche allemande née en 1968. Devant le choix, rejoindre l'émeute ou entrer dans l'opposition spectaculaire à cette émeute, l'extrême gauche allemande a choisi l'opposition spectaculaire. C'est que la vieille gauche syndicale et des partis ouvriers a déserté depuis longtemps cette place sur le poêle, douillette et indispensable : celle de la fausse conscience, qui a toujours fait la honte et l'échec, du SPD au KAPD, en passant par la RAF, de tous ceux qui ont combattu puis voulu ressusciter cette révolution allemande manquée de 1918. Aujourd'hui, la « scène » alternative radicale, les autonomes et quelques organisations « antifascistes » ne forment qu'un bouillon réduit où mijote ce dernier renoncement. A partir du moment où cet amalgame a choisi le spectacle de l'antinazisme contre l'émeute, il y est rivé. C'est la priorité absolue. Ainsi, susciter et soutenir le spectacle « néonazi », c'est enfermer dans une fausse dispute la jeunesse la plus radicale des deux extrémités du spectre récupérateur. Dans ce bac à sable suréclairé, les conservateurs de cette société ont réussi à enliser l'essentiel du mécontentement violent, et en grillageant autour, de façon durable.

C'est l'émeute, qui tendait à se généraliser et à devenir endémique dans les Etats occidentaux, qui est ainsi marginalisée en Allemagne. Cet Etat avait un champ fertile pour cette expérimentation qui doit bien séduire quelques voisins, n'en doutons pas (la même odeur de pourri se dégage des premières attaques xénophobes spectaculaires en Suède, Autriche, Pologne, Tchéco-Slovaquie). Information et Etat allemands avaient déjà mené une semblable contre-offensive après 1968, pour contenir une révolte qui, là aussi, cherchait son fond. C'était le terrorisme d'extrême gauche qui avait alors ligoté de même manière toute une génération dans un cul de basse-fosse, où était exigé à tout moment de réaffirmer, en priorité, opposition ou soutien, face à ce faux problème. Seuls l'Etat, qui semble avoir contrôlé de l'extérieur et réorganisé la RAF de l'intérieur depuis 1976-1977, et l'information spectaculaire en sont sortis vainqueurs. En assimilant, comme c'est en cours, l'extrême droite au terrorisme, Etat et information tentent d'abord d'y assimiler l'émeute moderne : aussitôt après Rostock, la commission de l'Intérieur du Parlement, soutenue par les syndicats de police (ce pléonasme), demande à mettre en place une unité spéciale, 1 000 hommes, contre le « terrorisme de la rue ». Comme à Los Angeles, où l'extension de l'émeute était paradoxalement son étouffement, Etat et information consolident actuellement l'extrême droite en Allemagne, mais en l'amenant sur un terrain qui va ainsi permettre à l'Etat de contrôler par la même occasion l'ennemi dont il commence à prendre conscience. Contrairement à la montée de Hitler, celle du « néonazisme » est voulue, précédée et contrôlée par un Etat et une information, qui ainsi reprennent l'offensive contre leur public, après un bref instant de flottement. Et contre l'émeute, le procédé va plus loin qu'à Los Angeles, puisqu'il la charge d'une préméditation et d'un sens idéologique concret.

Si à Los Angeles l'information a fait le travail de la police défaillante (là aussi avait cours la thèse comme quoi la police aurait laissé faire exprès), elle a cependant été débordée avant de récupérer le terrain avec vigueur et originalité ; mais à Rostock, la contre-offensive n'est pas une parade-riposte, mais une succession de fentes destinées à acculer l'ennemi. La suite met en évidence cette différence : Los Angeles a disparu du discours officiel, le néonazisme s'y est installé en position privilégiée. Et le fond idéologique du débat, dont la fonction principale est d'éviter tout débat, est l'alter ego interchangeable, à l'intérieur de la forteresse, de la Bosnie à l'extérieur.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant