Le beau mois de mai 1992


 

D - Islam encore rouge

8) Bakou et Douchanbe

Deux émeutes d'une grande similitude ont eu lieu au mois de mai 1992, à Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan, et à Douchanbe, capitale du Tadjikistan. Celle de Douchanbe sera ici davantage détaillée que celle de Bakou, car l'Azerbaïdjan étant en guerre contre l'Arménie, à propos du Karabakh, et l'information occidentale ayant pris parti pour l'Arménie, tout ce qui se passe à Bakou est comme voilé par cette particularité.

Le Tadjikistan, comme le Malawi, est une sorte d'exotisme. Mais contrairement à l'exotisme africain, qui fait sourire, celui d'Asie centrale, avec son « communisme » mafioso, son néo-islam embusqué, son paysage de catastrophe écologique, de steppe, de froid, paraît au loin comme quelque vague menace, une boîte de Pandore entrouverte. Cette satrapie montagnarde et agricole, aux confins de la Chine et de l'Afghanistan, vient d'entrer dans l'histoire, en février 1990.

L'année 1989 avait été marquée par des émeutes et des grèves, à travers toute l'URSS ; la Pologne, la RDA, la Tchécoslovaquie avaient commencé leurs dérives accélérées vers les réserves policières de l'exploitation marchande et spirituelle qui garantissent à leurs pauvres toute la misère sans ressource, ni révolte, qu'on leur voit développer aujourd'hui ; le mois de décembre avait même vu l'éclat majeur de cette dissolution, lors de l'insurrection roumaine. En janvier 1990 eut lieu la principale révolte en URSS, depuis la révolution russe : l'insurrection azérie, qui fut l'unique occasion où les chars de l'Armée rouge ont pris d'assaut une ville insurgée avec la bénédiction expresse et publique du président des Etats-Unis. Lorsque l'insurrection éclata à Douchanbe, le 11 février, cela paraissait devoir être une nouvelle amplification, une seconde révolution russe.

Mais là, déjà, avec beaucoup de vigueur, et un soutien sans faille de l'information occidentale, le gouvernement de Moscou avait compris que le spectacle du prétexte pouvait se substituer à la réalité de la révolte, et que si le prétexte paraissait odieux, il pouvait séparer l'exaspération libérée à Douchanbe de celle retenue partout ailleurs, jusqu'à Moscou. Le déclencheur de la révolte avait été la rumeur que des Arméniens d'Erevan allaient être relogés en priorité à Douchanbe. Le spectacle a porté sur les Arméniens, alors que la révolte avait porté sur le fait d'être doublé dans la file d'attente du relogement. Une publicité exclusive d'affrontements « interethniques » réduisit aussitôt, comme le mois précédent en Azerbaïdjan, les mobiles de la colère en « pogroms » et « lynchages », qui plus est contre de bons Arméniens (européens, chrétiens) par de mauvais Asiatiques (les Tadjiks sont iraniens de souche, ce qui fait déjà frémir, et musulmans sunnites pour le peu de religion qu'ils ont). Il a fallu reprendre aux insurgés la capitale de cette République fédérée, où le bâtiment du parti communiste et de nombreux commerces avaient été détruits, par des parachutistes envoyés de Moscou. Il fut avoué, au terme de quatre jours d'insurrection, entre 22 et 50 morts. L'étendue de la répression subséquente n'est évidemment pas connue si l'on excepte quelques intellectuels opposants de la mafia locale, car partisans de la mafia mondiale du mensonge assisté, démocratiquement, par l'information occidentale. Ces récupérateurs, poussés par une si puissante urgence, s'attaquèrent aussitôt à la révision du prétexte. Ils décidèrent ainsi que la rumeur antiarménienne était l'œuvre du gouvernement, afin de pouvoir instaurer l'état d'urgence, afin de les persécuter eux, bons opposants occidentalisés. Depuis, officiellement pour l'information occidentale, ces émeutes sont devenues rétroactivement anticommunistes. La thèse du complot, aussi insuffisante que la thèse du pogrom, s'y superpose ainsi, l'une complétant l'autre, et dans les rédactions et dans les mémoires.

Quoique fortement concurrencé par ses voisins, Ouzbékistan et Kirghizistan notamment, on peut en conséquence attribuer la palme de la République à population la plus turbulente sortie de la léthargie bureaucratique d'Asie centrale, au Tadjikistan. Indépendant après le putsch de Eltsine en août 1991 à Moscou, abjurant le « communisme » soudain interdit, mais conservant les mêmes dirigeants faute de mieux, cet Etat a travaillé depuis à rendre encore moins enviable la survie de ses citoyens, en contribuant à assécher les échanges à l'intérieur de l'ex-URSS, comme une nouvelle mer d'Aral. En proportion inverse, ce petit Etat s'est vu courtiser par des gestionnaires du monde entier, qui ne savaient pas seulement en février 1990 si les Tadjiks étaient plutôt turcs ou mongols, s'il y avait du pétrole ou de l'atome sur ce territoire dont le nom est aussi difficile à retenir que Kirghizistan, ou Turkménistan, et dont la capitale, une oasis, tire le sien d'un relais cité par Marco Polo, d'un général soviétique, ou d'un ustensile d'hygiène balnéaire, en forme de B, au choix. Bref, pour les chancelleries, il y avait là un marché à prendre, et pour les ex-staliniens, les libéro-démos et les néo-islamistes, un marché à vendre.

Le 8 mars 1992, après le massacre de Khodjaly par les miliciens arméniens, la rue à Bakou, par une manifestation dont la colère ne passe pas à l'acte, chasse le président Moutalibov, tenu pour responsable des revers azéris au Karabakh, les milices de cet Etat qui n'a pas d'armée étant alors régulièrement battues par leurs homologues arméniennes mieux équipées.

Le 20 mars, un meeting permanent commence à Douchanbe, sur la place Shahedan (place des « martyrs », les martyrs étant ceux de février 1990). Il est fort difficile de caractériser ces soulèvements dont d'autres exemples avaient déjà eu lieu à Tbilissi, en Géorgie, et à Grozny, en Tchétchénie. Ils n'ont pas la spontanéité de l'émeute moderne, ne s'en prennent que rarement à la marchandise et semblent des tremplins de carrière pour démagogues, qui n'obtiennent cependant l'investiture occidentale que s'ils en suçaient déjà les godasses avant. Les meetings, qui sont leur moelle, sont composés de jeunes, devenus mobiles à travers les fissures de la bureaucratie effondrée, et qui ont commencé à piller les armes de la partie armée de cette bureaucratie, l'ex-Armée rouge. Ces foules sont donc hors la loi, contre l'Etat, frondeuses contre leurs chefs, armées et belliqueuses. Elles vont à l'affrontement, mais de manière concertée, même si cette concertation est certainement des plus sommaires. Mais leurs armes nécessitent, y compris apparemment pour leur propre sécurité, qu'elles se laissent organiser, ce qui, en soviétique ancien, se prononce hiérarchiser ; et c'est ainsi que de l'Italie à la Chine des milices moitié apprivoisées moitié sauvages ont fait leur apparition sur toute la frontière méridionale de l'ex-URSS.

Au bout d'un mois tout rond, 50 000 personnes sont ainsi attroupées chaque jour contre le silence, la misère, l'Etat. Elles ont l'air de s'amuser du printemps, de sorte qu'elles découvrent ainsi l'une des plus graves parties du programme pour sortir de la gueuserie, car des plus difficiles à réaliser dans le monde actuel : s'amuser du printemps, qui a par exemple pour contraire travailler, ou télévision, ou respecter le printemps. Sa revendication est la démission du président du Parlement, Kendjaev. Cette fieffée salope, dont la seule existence prouve qu'il n'y a aucune contradiction entre politicien stalinien et démocrate occidental, peu habituée à écouter les meetings, s'en fout. Le 21 avril, la foule prend en otages 18 ministres et membres du Parlement, le seul à avoir réhabilité le parti communiste, non pas pour s'opposer à la nouvelle langue de bois eltsinienne, mais pour marquer crânement son indépendance face à toute opposition, la pleurnicho-fielleuse des rédactions occidentales aussi bien que la grondeuse et pétulante de la rue. Cet enlèvement, pourtant, marque le danger physique à mépriser ceux qui s'amusent du printemps. Même le président Nabiev, ex-brejnévien réélu en 1991, est maintenant admonesté : « Nabiev, tu es le Président. Le Parlement est du mauvais côté, ne l'écoute pas. Nous savons que tu es au troisième étage du palais. Viens au peuple. S'il y a un seul mort, nous lutterons contre toi. Si tu commences à tirer, nous resterons jusqu'au dernier. » Cette violente et naïve franchise est évidemment incompréhensible pour un brejnévien, qui n'a jamais ouï dire que le KGB, l'armée et la police réunis pouvaient connaître un rapport de forces défavorable contre une foule ! Aussi, l'état-major bureaucrate louvoie. Kendjaev démissionne le 23, les otages sont libérés. Mais le 24, Kendjaev est nommé à la tête du Comité pour la sécurité, c'est-à-dire qu'il est promu chef de la répression. L'insolence d'une pareille provocation rappellerait les plus audacieux défis nobiliaires de l'époque où l'on tirait l'épée, s'il était porté par le seul courage et non la seule bêtise. Cette mesure s'accompagne d'une autre, imitée de Tbilissi et Bakou, le contre-meeting progouvernemental. Si la clientèle des mafieux de l'opposition s'infiltre en ce moment place Shahedan, à partir du 26 avril, on débarque par camions entiers la clientèle des Nabiev-Kendjaev sur la place Ozodi (place de la « liberté »). La morgue altière du Parlement ne connaît alors plus de mesure : le 3 mai, elle rétablit Kendjaev à sa tête ! 

Le 5 mai, c'est l'insurrection. Les émeutiers s'emparent de la télévision, des armes sont distribuées place Shahedan. L'état d'urgence est décrété, le couvre-feu entre en vigueur. Pendant trois jours, les affrontements font fuir les informateurs qui n'en sont plus qu'à spéculer sur le lieu de retraite de Nabiev. Le 7, depuis les caves du KGB, le président forme un gouvernement d'union avec l'opposition, dont la maîtrise sur la situation est à peine plus que théorique. Le 8, alors que le contre-meeting en est à son treizième jour, les « dirigeants » de l'opposition échouent dans leur tentative d'empêcher le quarante-quatrième de la place Shahedan.

Face à ce désaveu embarrassant, l'information occidentale démantèle sa poussive production 'Shahedan, le retour de Tien Anmen'. Un contre-éclairage désobligeant vient soudain fouetter cette opposition dans le dos. D'abord, il s'avère que le parti de l'information occidentale y est absolument négligeable, alors qu'une semaine plus tôt prévalait l'impression que non seulement il était la place Shahedan, mais tout le Tadjikistan. Ensuite, on apprend que ce sont d'horribles islamistes qui sont fortement majoritaires dans ce mouvement ; et que les bons citadins n'ont pas bougé, là aussi la foule n'étant constituée que de provinciaux recrutés à vil prix, et débarqués par fournées entières pour effrayer les bons démocrates de la capitale, et des capitales occidentales. Mais cette foule-là ne lit pas cette presse-ci. Le 10 mai, elle attaque le bâtiment du KGB, où elle est accueillie à la mitraillette. Le 11, le commandant des troupes de la CEI à Douchanbe annonce qu'en six semaines de face-à-face, il y a eu 108 morts. Comme nous ne lui voyons aucune raison de gonfler ou de minimiser ce bilan, prenons-le pour bon : il est le double de celui de Los Angeles, la décade précédente. Le 13 mai, le meeting permanent s'autodissout finalement.

Le 15 mai, à Bakou, Moutalibov, alors que les défaites dans la guerre de diversion du Karabakh continuent comme à l'époque où il les gérait, croit pouvoir revenir, en décrétant le régime d'autorité qui sied aux apparitions martiales de certains sauveurs. C'est aussitôt l'émeute. Radio et télévision sont occupées par les insurgés ; le Front populaire, ramassis d'opposants nationalistes, a bien du mal, comme déjà en janvier 1990, à se mettre à la tête de cette poussée soudaine, qui inflige au Napoléon bureaucrate Moutalibov un Waterloo qui n'aura même pas attendu cent heures. Et qu'il sera difficile à ce Front d'user ces accès de fierté irascible d'une rue sans voirie sur cet autre front qui en est la seule police possible !

La similitude, jusque dans les dates (janvier-février 1990 ; mars 1992 ; mai 1992), des événements de Bakou et de Douchanbe n'a pas été plastronnée par l'ennemi. Mais nous, nous n'avons pas intérêt à perdre la mémoire de ces coïncidences, ni de leur séparation. Car ce sont des potentiels qui peuvent non seulement s'additionner, mais se mettre en puissance s'ils arrivent à se savoir, se conjuguer, se parler. Alors seulement la critique de ces mouvements pourra surgir de ces mouvements mêmes et en finir avec leur positivisme, leur crédulité, leur nationalisme, leur religiosité, leur économisme, et leurs chefs.

Dès mai, au Tadjikistan, commence une guerre civile. Les villes de Kuliab et Kurgan-Tiube, à mi-chemin entre Douchanbe et l'Afghanistan, apparemment tenues par les partis officiels opposés, en sont l'épicentre. L'Afghanistan voisin est en guerre, comme chacun sait, quoique la raison de la guerre, le gouvernement stalinien, ait disparu. Mais les sponsors de la guérilla n'ont aucun intérêt à une République islamique afghane, par contre une guerre qui sépare Chine, Pakistan, Iran, ex-URSS est depuis quinze ans une bonne affaire, notamment pour les marchands d'armes. Etoffer ce conflit dans le petit Tadjikistan limitrophe ne comporte, pour ces promoteurs, aucun inconvénient. Et même, voici une contrée rase et sèche qui va paralyser dans son vortex sanglant toute l'Asie centrale soviétique, dont tout géopoliticien est si peu sûr. La guerre, comme frontière, comme débouché marchand, comme pacification de furieux, est donc fortement encouragée, même subventionnée, depuis mai 1992, au Tadjikistan. Les partis en présence sont étiquetés ainsi : « néocommunistes » contre une alliance « islamistes-démocrates-nationalistes » ; mais la même information se conserve un peu de flou, en sous-entendant d'ataviques luttes et appartenances claniques, et fait état de « purification ethnique » concernant par exemple les Ouzbeks, qui constituent le quart des citoyens tadjiks. La guerre au Tadjikistan devient un croisement entre la guerre d'Afghanistan et la guerre de Bosnie. Seulement, c'est un poste de défense si éloigné de la forteresse européenne elle-même, à laquelle toute information sur ce nouveau laboratoire de conservation est destinée, que l'ignorance contribue massivement à la manœuvre.

Pourtant, la jeunesse turbulente de Douchanbe va tenter, une dernière fois, à force ouverte, de reprendre l'offensive. Alors qu'il y a 700 morts depuis la mi-mai, et deux troupes de 3 000 hommes constituées, c'est le 31 août qu'un mouvement intitulé les Jeunes de Douchanbe (ou Mouvement extrémiste des jeunes de Douchanbe) s'est emparé du palais présidentiel et de quelques-unes des salopes qui y œuvraient. L'appellation floue du groupe peut recouvrir des intentions bien opposées ; mais, en tout cas, elle nie toutes les divisions qui sont prêtées aux Tadjiks, ethniques, religieuses, claniques, politiciennes, au profit d'une division selon l'âge, et d'une appartenance à la ville. Ceci est suffisamment rare, et mérite d'être déjà considéré comme d'une radicalité étonnante. Nabiev est en fuite, et l'opposition, avec le grand Kazi, Touradjonzoda, occupe la capitale. Cette dernière offensive à Douchanbe est exemplaire : elle a fait peur à tous les dirigeants, qui se savent désormais plus à l'abri dans une guerre civile, que sous la menace permanente de la rue ; et les auteurs de cette offensive ne semblent pas avoir eu la lucidité de savoir que leur effort, s'il retombait, ne pouvait retomber que dans cette répression qu'est la guerre. Le 7 septembre, Nabiev, qui a visiblement, quoique en secret avec l'opposition complice, troqué sa présidence contre la liberté et la promesse qu'il va tenir de mener la guerre civile, réapparaît à l'aéroport de Douchanbe, où il démissionne, puis quitte la capitale pour son Nord natal, et la guerre. Quant à la Russie, qui commande la seule armée officielle sur territoire tadjik, elle confirme l'intérêt que le monde porte à la guerre au Tadjikistan, en adoptant l'attitude de la CEE en Yougoslavie : parler contre la guerre, feindre l'indécision, et soutenir en douce les injections d'armes et en public de nourriture, médicaments, vêtements pour la poursuite du conflit.

Il importe de savoir que les guerres ethniques échafaudées sur les marches de l'URSS ont toujours commencé par des émeutes ou des soulèvements. Ceux qui ont oublié les émeutes de Belgrade et de Sarajevo oublieront les émeutes de Tbilissi, Bakou et Douchanbe. Mais partout, c'est au moment de ces émeutes-là que la guerre se décide. Car si la révolution est en germe dans chaque émeute, la guerre d'Etat l'est aussi, en tant que réaction. Les émeutiers modernes ne doivent pas l'ignorer. A l'inverse, qu'ils sachent aussi que là où aujourd'hui on est contraint de choisir entre deux ethnies presque partout un instant d'offensive contre le vieux monde des classes et des ethnies a précédé. Et la vigueur qui a forcé l'alliance entre serviteurs de l'Etat, de la marchandise, et de l'information dominante à juger leur sécurité mieux assurée par le moyen extrême et hasardeux qu'est une guerre, cette vigueur y est probablement encore en vie.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant