Trois occultations


 

Période historique actuelle

Le seul moment du débat de l'humanité, où l'humanité s'est prise comme objet, et qui est contemporain à la majorité de nos contemporains, est la révolution iranienne. Cet événement est le centre de notre temps. Un tel sommet de la parole se manifeste par des conséquences fort variées dans le temps. L'aliénation, avec la liberté qu'elle a acquise dans notre monde, en fait passer le choc de la surface à la profondeur, d'où il se manifeste sous des formes qui contribuent à en faire oublier le début, comme le retour d'un rêve en état de veille, ou comme un traumatisme. Le moment où le point culminant de la révolution iranienne semble passé, où l'essence du débat n'est plus la nouveauté, est l'été 1981. Sa première répression massive indirecte a été mise en place en septembre 1980 : c'est la guerre Iran-Irak. La fin de cette guerre, en 1988, signale l'épuisement de ceux qui ont lancé et inspiré le débat. La contre-révolution iranienne qui bride, frappe et étouffe depuis dix ans paraît maintenant seulement assurée d'avoir triomphé de la conscience de cette révolution (mais l'ampleur de la vague de répression qui a suivi cette guerre indique que l'Etat islamique iranien n'a toujours confiance qu'en sa méfiance, tant il se sent toujours menacé par des irruptions dont il n'a jamais élucidé l'origine, et que le reste du monde refuse de voir) ; mais elle est loin d'avoir triomphé de son esprit, diffus et impalpable, qui a contaminé la profondeur de la pensée humaine, et qui se manifeste maintenant essentiellement hors d'Iran, sans référence ni rapport immédiat ou visible.

La guerre Iran-Irak s'est arrêtée, parce que le noyau de ce débat, qui l'avait fondée, avait disparu. Mais, comme casser le noyau d'un atome n'anéantit pas ce qui le constitue, là, le débat s'est évaporé, et il n'existe encore aucun outil pour en cerner les nuages. Sa première retombée venait d'avertir les Etats iraniens et irakiens que leur guerre risquait maintenant de se retourner contre eux : l'Intifada commence en décembre 1987. L'Intifada est la constante de la période qui dure depuis.

Si l'on considère cette période, de fin 1987 à fin 1990, comme second contrecoup de la révolution iranienne (telle la « révolution russe », la « révolution iranienne » doit être comprise comme ayant deux sens : en tant qu'événement précis, il s'agit du mouvement à l'intérieur de l'Etat d'Iran ; en tant que période, il s'agit du monde de ce mouvement, de 1978 à 1982. En ce sens, le mouvement polonais en 1980-1981, ou les émeutes de Brixton et Toxteth en 1981, font partie de la révolution iranienne, de même que l'insurrection spartakiste de Berlin en 1918 fait partie de la révolution russe), elle se divise en trois parties. Premièrement (de décembre 1987 à avril 1989), une période de grandes insurrections spontanées, qui ont durablement effondré les Etats qu'elles ont combattus : Intifada, Birmanie, Algérie, Venezuela ; cette période est celle où ralentissent un certain nombre de guerres d'Etat, dont la fonction s'est effondrée : Iran-Irak, retrait soviétique d'Afghanistan, négociations en Angola, Mozambique, Sahara occidental, Tchad, Cambodge ; ne nous oublions pas : ce n'est pas par hasard que s'y fonde une Bibliothèque des Emeutes. Deuxièmement (d'avril 1989 à décembre 1989), une période où l'information s'érige en parti dans la dispute dominant le monde, comme parti de l'unification, avec un programme en mots-clés : ce sont les spectacles de Chine et de Roumanie, la publication officielle de la fin officielle du stalinisme, de Berlin à l'Abkhazie. Troisièmement (de janvier 1990 à décembre 1990), les désillusions de ce parti : « crise du Golfe » ; une vague d'émeutes sans précédent traverse l'Afrique, l'Asie et les banlieues, y compris des Etats de vieux.

La période suivante commence le 30 décembre 1990. Les ennemis du débat iranien dans le monde la font commencer le 17 janvier 1991, date à laquelle débute le bombardement américain sur l'Irak. La différence est dans l'insurrection de Mogadiscio. Cette deuxième guerre du Golfe est le premier et principal déplacement de la répression contre la révolution iranienne. Ses ennemis, qui ont mené cette guerre, dans une Sainte-Alliance des partis de l'Etat, de la marchandise, et de l'information, ont confusément cru qu'elle venait de la fin du stalinisme. En vérité, elle provient de leur peur de la fin du stalinisme, bras policier précieux, qui leur manque déjà, malgré le sursis que lui donne cette guerre. Mais il y a chez les ennemis du débat téléologique des places à prendre, des réorganisations indispensables qui demandent du temps. Et comme être ennemi du débat sur la fin de l'humanité n'est pas encore une position consciente, un projet, mais simplement un conservatisme de fait, il y a, dans la laborieuse impuissance à reformuler une position historique, le besoin de frein et de diversion face à la formulation dont la multiplication d'émeutes est le redoutable épigramme. Etat, marchandise, information, mais aussi les partis plus anciens, cristallisés depuis la révolution française, économistes, religieux, nationalistes, s'observent en se replaçant, s'imitent, s'épient, trois pas à gauche, trois pas à droite, pirouette.

Leurs ennemis, les émeutiers modernes, sont opposés à leur conservatisme, eux aussi de fait seulement. La guerre du Golfe a eu sur eux peu d'effets, sauf, sans nul doute, une légère paralysie (le nombre de jours d'émeute recensés en février 1991 est le plus faible depuis novembre 1989) et une répression localisée : à portée de scud de l'Irak, il n'était pas imaginable de se soulever alors. Mais les pauvres modernes semblent pendant cette manœuvre ennemie s'être décalés encore un peu davantage des représentants de ce coup de frein présenté comme un coup d'accélérateur.

L'Intifada est le meilleur révélateur de ce décalage. Ce n'est plus le langage le plus radical de notre époque. Cette révolte, sans changer fondamentalement de moyens, de méthodes, ni même sans renier sa spontanéité, pourtant cible de tant de récupérateurs et de policiers dans le monde, a pour la première fois massivement pris parti dans une dispute qui ne dépendait pas d'elle : en soutenant l'un des deux belligérants, les insurgés de l'Intifada ont parlé, pendant la guerre du Golfe, un petit-nègre entre leur révolte et les réformes ennemies. Ce nouvel idiome est la langue médiane de notre temps, la langue du compromis. Toute révolte est loin d'y être récupérée ou vaincue, mais un discours ennemi de toute révolte y est toléré.

En dehors de l'Intifada, et des trois événements majeurs analysés ci-dessous, le début de 1991 n'a pas manqué de mouvements passionnés : ceux de l'île de la Réunion [note 61], de Corée [cf. « Usure en Corée »] et du Cameroun [cf. « Etouffement au Cameroun »] sont les plus longs ; ceux de Bauchi [in « Etouffement au Cameroun »], au Nigeria, de Haïti [cf. « Drame en Haïti »] et du Mali [cf. « La foudre au Mali »], les plus sanglants. De l'insurrection malienne, notamment, il mérite d'être ici confirmé que son intensité et son radicalisme ont eu de quoi frapper tous ceux qui s'en souviennent.


 

(Extrait du bulletin n° 3 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant