Notes


 

6. Berlin-Est

Le mouvement qui a conduit à l'ouverture du mur de Berlin se divise en deux temps : d'abord, à la fin de l'été 1989, un exode, une fuite couronnée de succès lorsque l'Etat de Hongrie décide de laisser partir pour l'Occident des milliers de citoyens de la République démocratique allemande, aussitôt imitée par l'Etat de Pologne, qui fit transiter en trains plombés plusieurs centaines d'Allemands de l'Est vers l'Allemagne de l'Ouest. Si ces Républiques alliées avec la RDA ont pu ainsi rompre l'accord qui faisait le rideau de fer, ce ne pouvait être sans que l'Etat soviétique l'ait permis.

Deuxième temps, à partir du lundi 25 septembre à Leipzig, où plusieurs milliers de personnes commencent à manifester contre le régime à l'intérieur de la RDA même. C'est dans les deux semaines suivantes que se joue le succès du mouvement de rue qui va faire tomber le mur de Berlin. Le 4 et le 5 octobre, des émeutes à Dresde, violemment réprimées, ont encore pour objet la fuite, puisque c'est la gare qu'on tente de prendre d'assaut ; mais le 7 et le 8, à Berlin, des affrontements moins médiatisés ont pour cible la politique et les dirigeants de l'Etat stalinien. Dans les régions staliniennes du monde, la police n'est pas le pilier central de l'Etat, comme dans les démocraties occidentales, mais l'Etat est le pilier principal de la police, et la communication entre administrés et administrateurs est d'abord une affaire de police, et non en dernier ressort comme dans les démocraties occidentales. La discussion a donc tourné autour de la répression d'un mouvement qui naissait, jeune, massif, vivant. Mais la police est-allemande n'était elle-même qu'une succursale de la police soviétique. Et l'URSS de Gorbatchev, venu l'expliquer en personne à Berlin-Est le 9 octobre, n'entend plus soutenir une répression aussi frontale, aussi désastreuse en terme d'image. Et à partir du moment où il ne peut plus utiliser le bras armé qui est sa cervelle depuis l'insurrection du 17 juin 1953, l'Etat est-allemand cesse d'exister.

La manifestation du lundi sur le Ring de Leipzig est maintenant le thermomètre d'un rejet du régime qui va devenir la kermesse où tout le monde se rue, peut-être même devant l'impuissance définitive de l'Etat, d'une manière encore un peu stalinienne : aux 50 000 encore courageux du 9 octobre, succéderont les 100 000 qui n'ont pas eu peur le 16 (et le 18, le premier secrétaire Honecker, partisan de taper quand même, est viré par ses acolytes moins en fin de vie), puis les 300 000 conformistes (au sens Bertolucci) des 23, 30 et 4 novembre. Entre-temps, d'autres manifestations pacifiques ont eu lieu dans toute la RDA, où comme à Leipzig les moutons finissent par étouffer les loups, ainsi à Berlin le 4, où se réunissent un million de protestataires, c'est-à-dire 90 % de la population locale.

Le 7 novembre, tout le gouvernement est limogé. Le 8, tout le bureau politique du parti est limogé. Le 9, la RDA abolit toutes restrictions pour les voyages à l'Ouest. Et le 10 enfin, puisque c'est permis, le mur de Berlin est pris d'assaut. La brèche est faite avec un enthousiasme que les médias du monde entier prétendent partager, puisque c'est permis. En réalité, derrière l'image kitsch d'une liberté retrouvée, d'un peuple et de familles réunis, se profile le spectre d'un espace sans police, d'un Kreuzberg de 1er mai 1987 entre 23 heures et 5 heures du matin, étendu à tout un Etat, pendant un temps illimité. Mais les Etats du monde entier, qui l'ont toléré, ont une conscience bien plus nette de ce vide de leur domination que ceux qui l'ont créé en descendant dans la rue, moutons compris. Et la vengeance bon enfant des pauvres de RDA, jouant de manière si attendrissante le ravissement éberlué, qui culmine le 4 décembre avec les attaques contre les bâtiments de l'ancienne police politique, la Stasi, entre maintenant en course de vitesse avec les bureaucraties des grandes puissances. Côté rue, une vengeance ralentie, comme à Kreuzberg, par les plaisirs de la victoire et l'inconscience d'une soudaine ouverture fulgurante ; côté chancellerie, une urgence ralentie par les lourdeurs sempiternelles des administrations qui puent la panique. Cette tortue va l'emporter sur le lièvre qui ignorait, comme toujours, qu'il était dans la course.

Etourdis, les gueux de RDA ne montreront plus qu'une seule fois les dents : le 15 janvier 1990, ils attaquent finalement le QG de la Stasi à Berlin, mais sans même réussir à empêcher la confiscation des archives. Marginalisé, leur radicalisme sera essentiellement canalisé vers les deux ghettos que sont le hooliganisme et le néonazisme. Un an après la brèche dans le Mur, c'est l'Anschluss de la RDA par la RFA, sans que les armées d'occupation de l'ex-zone soviétique n'aient eu à réprimer. Le 3 octobre 1990, l'annexion de l'Allemagne de l'Est par celle de l'Ouest est officielle.

Le mur de Berlin, symbole et frontière du monde divisé en deux de la guerre froide, paraissait absolument définitif à tous ceux qui l'ont connu dans la deuxième moitié de ses vingt-six ans d'existence. Mêmes les plus hardies imaginations étaient accoutumées à considérer qu'à moins d'un cataclysme dangereux pour la planète entière cet infâme monument à la gloire de tous les Etats ne saurait tomber sans la disparition définitive de cette institution. C'est là l'effet d'un système de croyance dominant, lourdement et constamment appuyé sur une information qui reformule sans cesse ce qui ainsi paraît irréversible. A peine quelques mois plus tard on rencontrait déjà de nombreuses personnes affirmant, en majorité de bonne foi, qu'elles avaient toujours été convaincues que cette chute était possible, sinon imminente. Et c'est exactement < par > le même système de croyance que celui qui avait interdit de le penser. Et de cet événement, dont si peu de gens connaissent le déroulement, la plupart d'entre nos contemporains croient qu'il était l'œuvre de dirigeants, et non leur réaction à un mouvement de rue. De la même façon, le monde sans mur de Berlin est plein de murs de Berlin, c'est-à-dire de frontières et de divisions inévitables, infinies, qu'on ne verra jamais changer. Pour le peu que nous sachions apprendre du passé, considérons au moins que ce mur de Berlin, qui s'est écroulé le 10 novembre 1989, était l'une de ces frontières et divisions qui paraissait tout aussi immuable que toutes celles dont une information encore plus omniprésente nous assure aujourd'hui : Etats, peuples, pays, classes, famille, travail, économie, justice, loisirs, voyage, culture, marchandise, bonheur, éternité, infini, tout doit disparaître, et il vaut mieux que ce soit nous qui les achevions plutôt que de subir leur fin, en réformette ou catastrophe.
 

(Texte de 1989, remanié en 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant