Voulant profiter de l'idéologie démocrotte qui vient de permettre à de nombreuses élites de réserve africaines d'espérer gouverner, c'est-à-dire palper, les deux principaux syndicats marocains, CDT et UGTM, lancent un appel de grève générale pour le 14 décembre 1990, ce qui au Maroc reste un défi hasardeux. Le gouvernement le confirme séance tenante, en interdisant cette grève. Les syndicats maintiennent leur mot d'ordre, en signalant plutôt au monde qu'à leur propre gouvernement que, dans la société de l'information occidentale, même si la grève y est une nuisance du sacro-saint libre-échange, le droit d'interdire la grève est interdit. Le gouvernement marocain baisse la tête et l'admet entre les dents, mais menace tous ceux qui auraient l'intention de suivre le mot d'ordre, en rappelant qu'il défendra le droit au travail, donc qu'il ne tolérera pas ceux qui empêchent de travailler, et maintient l'interdit pour les fonctionnaires. Partant de positions si opposées, syndicats et gouvernement n'ont pas réussi à se rapprocher suffisamment pour éviter la grève avant le 14 décembre.
On ne saura jamais, entre le triomphalisme béat des premiers et le ricanement méprisant du second, si ce conflit de travail aura été un « succès » ou un « échec » au sens comptable, car ici comme ailleurs, le bilan de telles manifestations solennelles n'est mesuré que par les nombres très aléatoires de moutons qui suivent les injonctions ou les contre-injonctions. En effet, la grève a été débordée sur le terrain, dans l'information, dans la répression par l'émeute, annoncée et exorcisée, en référence à la dernière grande grève, celle de 1981, qui avait fait des centaines (?) de morts. Et, évidemment, les émeutiers n'ont pas été les grévistes : trop jeunes même pour être ces étudiants qui alors manifestaient leur indignation par quelques turbulences plus spectaculaires que menaçantes, issus de bidonvilles où le travail n'est qu'un lointain mirage collabo, ces gueux dont les références sont l'Intifada et Vaulx-en-Velin (on voit à quelle information ils sont soumis) n'ont attaqué que parce qu'ils avaient cru comprendre que le 14 décembre serait un jour d'offensive, de « révolution » comme le rapporte 'Libération' avec une imbécile condescendance devant tant de naïveté.
C'est à Fès que l'assaut a été le plus violent, peut-être parce que les prévisions policières avaient conclu qu'il fallait surtout quadriller Casablanca et Rabat comme il a été insinué, peut-être pour d'autres raisons, mais probablement pas parce que cette ville a un maire d'« opposition » (et par conséquent l'Etat y aurait été plus laxiste pour nuire à ce politicard), ni parce que Fès aurait une réputation de rebelle qui remonte aux émeutes de 1912 contre l'Etat colonisateur français, et qui lui avait fait perdre son rang de capitale : ce sont là des causes et considérations de journalistes de la vieille Europe, pas d'émeutiers de moins de vingt ans. Des postes de police, des bureaux de poste, six usines, des banques, des casernes, des stations d'essence, des boutiques, grandes et petites, des dizaines de voiture et un hôtel de luxe, qui a été choisi comme témoin photographique et symbolique de la bataille par les médias occidentaux effarouchés ont été pillés, incendiés, détruits. Les défenseurs uniformisé de l'Etat et de la marchandise ont été militairement mis en difficulté au point que certains combats se sont menés à l'arme automatique. D'autres unités « se sont retrouvées littéralement encerclées, alors que leurs voitures étaient renversées et incendiées ». Même la presse occidentale rapportera, à son corps pourtant défendant, le plaisir ludique de cette bataille, qui trahit un réel dépassement de la soumission quotidienne : « La ville est devenue le terrain d'un jeu dangereux entre la police et les jeunes manifestants. »
On se bat aussi, avec moins de bruit et de lumière, à Tanger, Agadir et Kenitra, et peut-être, car la censure a su mieux isoler ces villes, à Casablanca, Meknès, Marrakech. Le 15, lorsqu'avec une journée de retard Rabat s'y met, ce n'est pas encore fini à Fès, même si cette ville est enfin atteinte par le silence des informateurs. Il y eut beaucoup de spéculations sur le nombre de morts, ce qui réussit assez bien à limiter l'approfondissement du contenu des débats. L'Etat en concédera finalement 5, les opposants officiels parleront de 100 et plus, et le score finalement officialisé par la presse occidentale, qui s'est auto-investie des prérogatives d'un tribunal en la matière, sera de 49 tués pour Fès, 15 pour Tanger, et 1 pour Rabat. 670 personnes sont inculpées, et le revanchisme de la justice marocaine, anxiomètre de l'Etat, va augmenter avec le temps, parce qu'avec le temps, l'attention diminue, dans le monde et au Maroc. On juge par charrettes de quelques dizaines à chaque fois, la première dès le 19 décembre à Kenitra va donner jusqu'à cinq mois ferme ; les plus lourdes condamnations de celle du 25 décembre à Fès, vont jusqu'à sept ans ; le 5 janvier, 7 condamnés recevront dix ans ; le 15, toujours à Fès, on arrive à quinze ans ; enfin le 15 mars, 4 inculpés de Fès en prendront pour vingt ans !
Hassan II, le dictateur local, n'est intervenu qu'une seule fois publiquement, le 2 janvier à la télévision, pour y laver les syndicats de toute responsabilité dans la violente nuée qui a secoué son trône. Et c'est peut-être le seul point sur lequel il faut absolument lui donner raison : les syndicats marocains sont du même côté de la barricade que leur ami le roi, exactement à l'opposée de leurs ennemis communs, les émeutiers de toutes les villes de cet Etat.
(Texte de 1998.)
Editions Belles Emotions | |
La Naissance d’une idée Tome I : Un assaut contre la société |
![]() ![]() ![]() |