Notes


 

37. Bakou

Raconter l'insurrection de janvier 1990 en Azerbaïdjan nécessite malheureusement de commencer deux ans plus tôt. Malheureusement, parce qu'au début de 1988 débute l'érection d'un des principaux fondements de la société actuelle, son ethnicisation moderne ; et cette ethnicisation est sans doute la principale réussite du conservatisme, le meilleur atout de la pérennité de la famille et du racisme, le succès le plus probant de l'enlisement du débat sur le monde, la gangrène de la maîtrise de l'histoire. Du 11 au 26 février de cette année-là, de grandes manifestations de masse quotidiennes se déroulent à Erevan, capitale de l'Arménie soviétique, comme paroxysme d'un mouvement qui s'est constitué pendant l'automne de 1987. Le thème central de ces meetings est le rattachement du Haut-Karabakh à cette Arménie. Le Haut-Karabakh est un territoire autonome qui appartient à la république voisine d'Azerbaïdjan, peuplé à 77 % d'Arméniens, et séparé de la république d'Arménie par un mince couloir montagneux azerbaïdjanais.

Ce mouvement en Arménie s'est distingué par une grande multiplicité de critiques contre l'ordre existant. C'est d'abord un mouvement contre la pollution ; c'est ensuite un mouvement social, qui s'accompagne de grèves ; c'est aussi un mouvement politique, portant sur l'organisation de la société, et par conséquent une critique du stalinisme en vigueur, aussi bien dans l'Arménie soviétique que dans le reste de l'Union. Le « Comité d'organisation » du mouvement, qui deviendra bientôt le « comité Karabakh », est élu par des comités de base qui se sont formés dans les entreprises, lors des grèves, dans les quartiers, et l'une de ses exigences est une Arménie sans parti. Formé d'intellectuels, ou professionnels de la pensée, ce comité a eu beaucoup de mal à se constituer en direction hiérarchique du mouvement, d'une part à cause de la répression, d'autre part à cause de la pression de la base, qui semble avoir disputé la prééminence à ses délégués au moins jusqu'à la fin de 1988. La composante nationaliste du mouvement était certainement la plus importante depuis le départ, unificatrice, et qui a donné son caractère de masse et ces foules immenses jusqu'au conformisme (un million le 26 février 1988, alors qu'Erevan compte environ 1,3 millions d'habitants !), mais on trouve dans la diversité des courants initiaux de nombreuses réticences au chauvinisme, qui peut cependant s'étaler, et prospérer, au milieu de l'effervescence. Ainsi, nettement moins médiatisée, commence ce qu'on n'appelle pas encore une épuration ethnique, l'expulsion de quelque 200 000 Azéris d'Arménie, à l'ombre indifférente des médias occidentaux, qui ne veulent pas déroger à leurs antagonismes d'Epinal : d'un côté ce courageux peuple chrétien, persécuté, victime d'un génocide pas tout à fait reconnu, comme d'ailleurs le confirme son influente diaspora ; de l'autre d'obscurs et perfides descendants des massacreurs turcs, shi'ites donc fanatiques religieux, et particulièrement inféodés au stalinisme.

Le premier grand spectacle est donc l'émeute du 28 février 1988, à Soumgait, à vingt kilomètres au nord de Bakou. Il n'est pas de source fiable connue, et le terme qui est utilisé pour caractériser cette émeute est pogrom, qui rappelle au spectateur occidental les persécutions des juifs par les nazis. Qu'il y ait eu là des « hooligans » selon l'appellation soviétique officielle, un complot du KGB selon les nationalistes arméniens, ou des réfugiés furieux venus d'Arménie, peu importe, puisque les trois tendances (la moins vraisemblable semble quand même le complot du KGB, dont on ne voit pas bien le bénéfice, et qu'on reconnaît mieux dans des méthodes moins périlleuses pour l'Etat que de susciter des mouvements incontrôlés) tombent d'accord pour avaliser le pogrom, dans une fourchette de 32 à 500 morts, où les parts des morts, combien d'Arméniens, combien d'Azéris, combien de forces de l'ordre, sont âprement disputées. Il faut d'ailleurs noter que dans les exactions ethniques qui commencent après ce début, particulièrement au Haut-Karabakh, le mot « pogrom » servira toujours à désigner celles dont sont victimes les Arméniens, mais jamais l'information n'osera associer le mot discriminatoire et infamant à un acte mené par les Arméniens. A Soumgait, selon l'expérience de la Bibliothèque des Emeutes, le plus probable semble une offensive contre les forces de l'ordre – une émeute moderne –, à laquelle ont participé des nationalistes furieux – et donc une mauvaise émeute –, qui s'en sont, ensuite et sans doute pas uniquement, pris aux Arméniens. De ce moment date l'exode d'Arméniens d'Azerbaïdjan, symétrique à celui en sens inverse, et dans des proportions identiques. Ce n'est pas l'émeute de Soumgait qui a été la première victoire des nationalistes des deux Républiques, mais son compte rendu dans l'information dominante.

La suite de l'année 1988 est, en Arménie et au Karabakh, la lutte entre les deux tendances qui vont dominer un étonnant mouvement de rue, la tendance sociale et la tendance nationaliste, qui l'emporte toujours plus nettement, comme dans la société marchande qui s'éternise la quantité l'emporte sur la qualité. Grèves et meetings dépassant presque chaque jour les 100 000 manifestants agitent Erevan, malgré la présence de l'Armée rouge dans la ville. Le point culminant est atteint dans la première moitié de juillet : le 3 a lieu le seul affrontement d'envergure à l'aéroport, où une foule furieuse tente de s'en prendre aux députés qui reviennent de Moscou et auxquels on reproche de n'avoir pas respecté leur mandat. Ce sont alors quinze jours de grèves et de manifestations intenses, avant que le comité Karabakh n'arrive à imposer le calme par le retour au travail, le 18.

Mais à la fin de l'été, en réaction, commence une série de meetings non moins impressionnants à Bakou (300 000 le 14 août, et 600 000 le 19) : alors qu'en Arménie une insurrection vient d'être évitée, plus lente mais bénéficiant de l'antécédent arménien (à la fois leçon et hypothèque), elle se prépare en Azerbaïdjan. A l'automne commencent les vrais premiers combats armés au Karabakh, entre les deux groupes ethniques rivaux, encore armés sommairement. Maintenant Soumgait s'estompe dans les mémoires, et la composante sociale du mouvement arménien revit à travers une nouvelle série de grèves qui menace la récupération nationaliste. Mais le 7 décembre 1988, c'est un tremblement de terre, 30 000 à 40 000 morts, qui met si bien fin au mouvement social en Arménie qu'il est impossible de ne pas supposer que cette catastrophe naturelle n'ait pas été provoquée par un pouvoir central soviétique inquiet devant une liberté de ton et de vue qui le mettent directement en péril. Le 10, les chefs du comité Karabakh sont arrêtés. Et le 12 janvier 1989, le Haut-Karabakh est placé sous administration directe de Moscou.

Il faut attendre mai 1989, et une grève générale au Karabakh, pour voir la reprise de la contestation du pouvoir central. Mais désormais le nationalisme règne en maître sur tous les débats du mouvement arménien en ruines. Un seul objectif subordonne toute action, avec la même détermination que celle d'un Frédéric II de Prusse, qui a mené plusieurs guerres avec pour seul but d'arracher la Silésie à l'Autriche : reprendre à l'Azerbaïdjan le territoire du Haut-Karabakh. Les dirigeants soviétiques s'avouent vite satisfaits de cette restriction chauvine des émotions publiques en la soutenant. Le 28 mai est reconnu fête nationale arménienne, le drapeau tricolore arménien obtient son droit de cité. Le 31 mai, le comité Karabakh est libéré. L'épuration arménienne du Haut-Karabakh est tolérée : comme il y a trois quarts d'Arméniens dans ce territoire, il est maintenant divisé, avec les trois quarts au nord qui sont expurgés d'Azéris, et le quart sud vidé d'Arméniens. Après l'été de 1989 ces escarmouches sanglantes, tour à tour spectaculaires et occultées, selon les intérêts et les prises de parti des informateurs, rétrécissent à l'observation toute autre forme de subversion qui serait présente dans les deux Républiques.

L'alter ego azéri du comité Karabakh s'appelle le Front populaire, grand organisateur de meetings et expression autoproclamée d'un mouvement de fond, où se profilent quelques-uns de ces « intellectuels » qui considèrent toujours la révolte comme une partie de leur carrière, ou l'inverse. Même si elles sont peu significatives, on peut déjà lire dans les deux appellations le vaste élan et sa concentration ultranationaliste chez les Arméniens, et le caractère de grande mouvance imprécise et contradictoire chez les Azéris. Si l'information occidentale est restée trop à l'écart du Front populaire pour qu'on sache si la pression de la base y était aussi puissante que face au comité Karabakh (ce qui avait même permis de parler élogieusement de « démocratie directe »), on sait en revanche que garder le Haut-Karabakh à l'Azerbaïdjan n'y était pas aussi primordial que de le rattacher, dans l'Arménie voisine. D'abord, ce geste seulement défensif n'était plus conforme à l'enthousiasme qui se développait, d'autant que défendre l'intégrité territoriale du Haut-Karabakh était aussi, d'une certaine façon, défendre la légalité soviétique. Mais si l'attention n'était pas focalisée par le Karabakh, c'était principalement parce que l'Azerbaïdjan est un pays divisé entre deux Etats, car au sud de la République soviétique existe une province iranienne du même nom, de superficie comparable, et avec environ les deux tiers de la population de l'Azerbaïdjan soviétique. Le nationalisme azéri est donc tourné au moins autant vers cette réunification que vers la conservation, par ailleurs supposée acquise, de l'hégémonie sur une enclave montagneuse. De plus, la critique de l'Union soviétique s'étant effondrée en Arménie sous les décombres du tremblement de terre, c'est en Azerbaïdjan qu'elle trouvait maintenant son expression et son développement, quoiqu'on soit fort mal informé de cette part la plus subversive de l'effervescence qui augmentait à Bakou. Enfin, à l'instar de ce qu'avait été le comité Karabakh à ses débuts, on trouvait aussi dans le Front populaire une protestation écologique, et un débat sur la religion qui a beaucoup servi à diaboliser le mouvement azéri, à en faire un obscurantisme terroriste.

L'expression de la diversité de la révolte s'étale dès ses prémisses. Le 29 décembre 1989, des insurgés non identifiés prennent d'assaut les bâtiments publics de la ville de Djalilabad, tout près de la frontière iranienne, et sont repoussés de justesse (85 blessés). A partir du 30 commencent, au Nakhitchevan, les émeutes qui ont pour objet et résultat la destruction de la frontière irano-soviétique. Le 11 janvier 1990, le Front populaire (mais compte tenu du peu de fiabilité des informateurs, dont les sources viennent du Front populaire, il peut aussi bien s'agir de la foule) s'empare de la ville de Lenkoran, en confisquant ses bâtiments publics au parti communiste. De nouveaux affrontements ont lieu à Djalilabad, le 12. Entre-temps, les prises d'otages et combats continuent de s'intensifier au Karabakh, entre Arméniens et Azéris, et les armes lourdes font leur apparition.

Le meeting du 13 janvier à Bakou, avec 70 000 personnes, déclenche l'insurrection. Les thèmes du meeting sont mal connus. L'information occidentale est entièrement absente d'Azerbaïdjan, et les deux seuls journalistes présents, de l'agence Tass, se sont fait casser la gueule, dès le début de la colère, qui les a ensuite tenus à distance, on imagine leur objective bienveillance. Ce sont ces deux-là qui ont lancé le mot-clé de « pogrom », immédiatement repris par tous leurs confrères occidentaux, on imagine avec quelle objective vérification. Car l'information occidentale vérifie seulement lorsqu'il y a risque de plainte pour diffamation. Ce n'est évidemment pas le cas avec les insurgés de Bakou, dont la méthode, casser la gueule, ne rétablit la vérité < ... > que dans un périmètre très court, la portée de bras, quoique d'une manière plus probante que n'importe quel tribunal, car dans une émeute, qui est un geste négatif affirmé, il n'est plus besoin de mentir, et c'est justement pour y rétablir la possibilité du mensonge que leurs ennemis voudraient si souvent que les émeutes soient des manipulations. Ce soir-là il y a au moins 25 morts. Dans les quarante-huit heures qui suivent, les derniers Arméniens de Bakou sont suffisamment en péril pour qu'il faille les évacuer sans tarder, sans qu'il soit possible d'affirmer si c'est le but de l'émeute ou la conséquence de son appellation médiatique de pogrom qui l'a effectivement transformée en chasse ethnique.

Le 15, l'état d'urgence est proclamé sur le Haut-Karabakh et toutes les régions avoisinantes, y compris le couloir arménien de Goris, qui sépare le Nakhitchevan, virtuellement soulevé, et l'Azerbaïdjan, ce qui a valu à cette mesure soviétique une critique également énergique en Arménie qu'en Azerbaïdjan. Mais l'épicentre du mouvement n'est plus le Karabakh : alors qu'à Bakou commence une troisième nuit d'émeute, des meetings sont tenus par le Front populaire dans onze villes azéries. Partout on tente d'imiter les renversements de pouvoir de Djalilabad et de Lenkoran. De Giandja, on apprend le plus important pillage d'armes, jeu à la mode depuis quelques semaines dans tout le Caucase. Alors qu'en Azerbaïdjan l'unité semble constituée autour du rejet des autorités soviétiques, le meeting du même jour à Erevan reste focalisé sur le Karabakh, en décrétant une « mobilisation générale ». Les deux gouvernements soviétiques des deux Républiques sont dépassés, seulement capables de former l'arrière-garde de leurs nationalistes, qu'ils soutiennent en hésitant. Le 16, le bilan officiel depuis trois jours s'établit à 56 morts.

Le 17 janvier, l'Armée rouge essaie de pénétrer dans la ville insurgée, « où des manifestations monstres bloquaient mercredi l'entrée des blindés ». 11 000 hommes viennent en effet d'être envoyés dans le Caucase en accompagnement de l'état d'urgence, non sans mal comme on l'apprend non sans mal : dans trois villes d'Ukraine au moins, Rostov sur le Don, Stavropol, et Krasnoïarsk, la levée des conscrits pour cette opération a été annulée après des manifestations, à Krasnoïarsk la colère manquant de peu de ne pas se satisfaire de la capitulation sans condition des autorités sur ce prétexte.

L'information occidentale s'émeut toujours depuis Moscou de l'anarchie qui règne à Bakou. Anarchie signifie ici pogroms antiarméniens, et un certain nombre d'actes illégaux, mais tous subordonnés à ces pogroms : pillages, dont il n'est même pas supposé qu'ils auraient pu inclure d'autres cibles que les seuls appartements d'Arméniens en fuite, prise d'armes et barricades, mais seulement pour empêcher les forces de l'ordre de protéger les Arméniens. Le comble de cette ethnicisation forcée est à mettre à l'actif du 'Monde', qui titre le 19 : « Les Azéris s'opposent par la force à l'intervention de l'armée soviétique », où on nationalise déjà ceux qui s'opposent ; mais cette opposition n'est pas ici honorable, comme par exemple celle tout à fait identique des pauvres de Beijing neuf mois plus tôt contre des chars de même fonction, et que le spectacle a idolâtrée, mais elle sert à continuer les pogroms, comme nous l'indique le surtitre : « La protection des Arméniens au Caucase », qui donne soudain à l'armée soviétique le rôle de protecteur et aux Azéris, en bloc, celui de l'empêcheur de protéger des victimes innocentes. A Moscou, l'information occidentale ne cherche pas seulement des angles ; elle profite de ce séjour pour intégrer l'information locale, signant là la fin de quarante ans de guerre froide. Ainsi, 'Libération' reprend les termes mêmes de la 'Pravda' : « La raison n'a pas vaincu les émotions (…). La foule aveuglée par la haine ignore où elle va, ceux qui la guident sur ce chemin injuste le savent bien (…). » Ce galimatias approximatif et truffé de sous-entendus moraux signifie : Vive l'intervention de l'armée, nous sommes bien d'accord avec l'organe officiel du régime. A la place de l'opposition idéologique entre les informateurs de deux régimes s'installent des joint ventures qui entrent en concurrence. Le lendemain, 'le Monde', le concurrent de 'Libération' en France, fait savoir qu'en réaction il a choisi comme poulain local les concurrents de la 'Pravda' en Russie : « (…) la télévision s'affirme tandis qu'il devient de moins en moins urgent de lire la Pravda. Les informations sont dans les Izvestia, l'organe du gouvernement et du gorbatchévisme, dans le quotidien (presque un vrai journal) des Jeunesses communistes, dans la Russie soviétique, désormais porte-parole des conservateurs – partout sauf dans la Pravda (…) ». 

Alors que l'armée de l'état d'urgence n'arrive pas à s'interposer dans le Haut-Karabakh, où les combattants semblent presque s'allier contre cet intrus qui veut les empêcher de se battre, de quoi je me mêle, on ignore si elle réussit mieux dans son deuxième objectif avoué, fermer la frontière avec l'Iran et la Turquie, puisque 'le Monde' et les 'Izvestia' conjointement en décrivent la vulnérabilité sur des kilomètres, les grillages défoncés, les « émeutes » des 16 et 17, les postes d'armes attaqués, et les ponts jetés sur le fleuve frontière, l'Araxe.

Le 18 et le 19, les insurgés refusent de disloquer les barricades de camions renversés, et creusent des tranchées à l'entrée de Bakou. Un envoyé du Kremlin tente de négocier avec le Front populaire, mais cet ultime dialogue cesse lorsque des dizaines de milliers de manifestants encerclent le bâtiment du Comité central du PC, où il a lieu. C'est le soir du 19, et il y a bien au moins quarante-huit heures que la ville échappe à l'Etat, on imagine les débats et les angoisses, les regards et les sourires. De ce côté-ci des camions renversés, un état d'urgence de la vie, de l'autre des chars d'assaut pointés, un état d'urgence par décret, ici des décisions mandatées, là-bas des ordres, ici l'ouverture du possible, là-bas l'interdiction du possible. A minuit trente, le 20, l'Armée rouge commence à attaquer les barricades. Elles ont apparemment été âprement disputées, si le chiffre de 500 morts, avancé par le Front populaire au petit matin, n'est pas un franc délire. Trois raisons sont invoquées pour cet acte de guerre militaire. En premier, faire cesser les pogroms ; mais même un Garry Kasparov, symbole de la transformation du jeu d'échec en travail, « Mi-juif, mi-arménien, né et élevé à Bakou, en Azerbaïdjan, marié à une Russe (…) » ('le Figaro'), qui a quitté la ville après avoir réussi à évacuer sa famille trois heures avant la fermeture de l'aéroport, le 15 janvier, affirme qu'au moment de l'intervention il n'y avait plus d'Arméniens à protéger dans Bakou. En second, le viol de la « frontière sacrée » de l'Union soviétique ; il est remarquable qu'aucun média occidental n'a rapproché cette volonté de réunification des Azéris du Nord et du Sud, selon le très malléable droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, avec celle des Allemands de l'Ouest et de l'Est, qui venaient de violer la frontière la plus sacrée du monde entre les deux Allemagne, deux mois plus tôt, dans des louanges sans fin et sans modération. Enfin, en troisième, comme le dira le général Iazov, ministre de la Défense de l'URSS, c'est parce que le Front populaire avait prévu de proclamer, ce 20 janvier, la prise de pouvoir ; ce volet politique n'a cependant été signalé qu'après coup, parce qu'à ce moment-là, Etats et information occidentaux soutenaient la revendication indépendantiste et démocrateuse des arrivistes d'opposition lituaniens, mais qui bien entendu ne passait pas par la rue. On peut d'ailleurs supposer que les négociations entre l'envoyé du Kremlin et le Front populaire portaient essentiellement sur qui doit empêcher l'insurrection, des chars soviétiques ou des arrivistes récupérateurs du FP.

Il faut bien entendu supposer que le gouvernement de Gorbatchev n'avait pas seulement averti, mais demandé sa caution aux Etats-Unis. Car pour la première fois, cet Etat, et à sa suite tous ses vassaux occidentaux, ont approuvé publiquement une intervention de l'Armée rouge contre des civils. Mais ce chèque en blanc pour massacrer n'est pas gratuit : il marque l'entrée de l'Union soviétique dans la vassalité américaine. Sans doute la puissance du lobby arménien à Washington et sans doute la peur de voir non la frontière soviétique mais la frontière iranienne s'ouvrir ont fortement contribué à cette décision unique, et les informateurs excuseront même cette anomalie apparente en affirmant combien peu l'administration américaine connaît les problèmes de cette région, ce qui est évidemment insensé. Il faut au contraire supposer que cette administration a pris cette décision en parfaite connaissance de cause, et après avoir évalué les risques que l'insurrection de Bakou ne soit le début de la vraie révolution russe, celle qui rejoint la révolution iranienne. Car quand une ville est aux mains d'insurgés, mal encadrés, et à la recherche du débat sur le monde, pendant une semaine, le monde des Etats, le monde de l'économie, le monde de l'information occidentale sont immédiatement en cause ; et ceci, ses dépositaires américains le savent suffisamment pour non seulement cautionner, mais probablement conseiller l'utilisation des chars. Aussi, la seule protestation audible (les Etats islamiques n'ont pas eu la parole, quoiqu'on ne voit pas pourquoi elle aurait été discordante) contre cette intervention est venue, paradoxalement, de l'Arménie voisine, où l'on imagine les restes du mouvement de 1988 partagés entre nationalistes persuadés qu'après Bakou les chars viendraient à Erevan et les restes d'une base sociale qui soutenait une insurrection contre le régime qu'ils avaient combattu.

Aussitôt l'intervention connue, le Nakhitchevan proclame son éphémère indépendance, le 20 janvier. A Bakou, l'insubordination civile succède à la défaite militaire : des différentes hiérarchies religieuses aux députés soviétiques locaux (qui posent un ultimatum à l'URSS, en menaçant de la proclamation d'indépendance !), la grève générale est prorogée. Le grand port pétrolier de la mort Caspienne est bouclé par un blocus. Et, bravant le couvre-feu, la population sort dans la rue. Le 22, les obsèques des premières victimes des chars auraient réuni un million de personnes, soit la moitié de l'agglomération. La nuit, dans plusieurs quartiers, les jeunes n'hésitent pas à attaquer et harceler les occupants.

Le 23, les autorités tentent d'arrêter les leaders du Front populaire, dont la plupart entrent dans la clandestinité. Le 24, après une âpre bataille, l'Armée rouge débloque le port de Bakou au canon. Mais les gueux, notamment les gangs de motards, refusent la défaite et se livrent à une guérilla contre les forces d'occupation : « La nuit, les opposants sillonnent la ville à moto, attaquent les transports de troupe et disparaissent. Au mur, des tracts identifient les soldats, parfois avec leur photo et le qualificatif d'assassins » ; « Des cocktails Molotov sont lancés sur les blindés un peu partout. Deux militaires ont ainsi été tués et plusieurs autres blessés », les 24 et 25 janvier.

Là cesse la visibilité d'un mouvement qui a été la relève et la radicalisation de celui commencé à Erevan fin 1987. Ceux qui en ont vécu le début en Arménie et ceux qui y ont cru jusqu'aux derniers jours de janvier 1990, en Azerbaïdjan, ont été par la suite frottés les uns contre les autres dans la guerre d'usure du Karabakh, qui sera leur punition collective. Sans doute, l'entrée de l'Armée rouge dans Bakou a été le point d'arrêt, équivalent au tremblement de terre du 7 décembre 1988, dans la République voisine ; mais le pouvoir soviétique lui-même, qui s'y était finalement décidé, hésitant, confus, accusé par tous les nationalistes de soutenir ceux d'en face, et par tous les démocrottes occidentalisées d'attiser la guerre entre les deux pseudo-Etats, n'avait pas de machiavélisme à ce moment où la perestroïka n'était déjà plus que la fuite en avant, sauve qui peut, dans les bras des Etats et des médias occidentaux, en échange de l'obéissance à leurs velléités et approximations, à leurs petites tyrannies et vexations, à leurs fanatismes de modérés, à leurs médiocrités élevées au rang d'idéaux de l'humanité. Ces Etats eux-mêmes commencèrent à gérer l'URSS à Davos et à Washington, mais là encore fortement sous l'influence de ces médias, dont la démagogie ne peut plus être attaquée frontalement.

Les médias occidentaux méritent qu'on revienne sur leur discours. Ils avaient depuis longtemps choisi qu'il ne pouvait y avoir aucune insurrection au Caucase, sauf affrontement ethnique qui dégénère, mais qui reste, au plus fort de la dégénérescence, d'abord un affrontement ethnique. Il ne semble pas y avoir eu là une stratégie concertée, d'ensemble, mais plutôt des sauts de puce d'un spectacle à un autre. Aussi, dès le départ, il était à la fois plus scandaleux, dans le sens presse à scandale, de parler de pogroms que d'émeutes, et en même temps moins impliquant, car quels gueux vont être solidaires d'une lointaine dispute entre deux ethnies qu'ils connaissent si mal ?

Mais alors que tout ce qui n'est pas ethnique est occulté ou subordonné à la dispute ultra-nationaliste ainsi puissamment soutenue par des ah et des oh d'indignation, il n'y a pas eu égalité de traitement entre les deux ethnies ainsi opposées. Ce sont évidemment les Arméniens qui ont la préférence absolue des informateurs occidentaux. Ceux-ci, en effet, sont d'abord un peuple martyre qui a été victime d'un massacre dont l'homologation en tant que génocide leur est encore refusée parce que la place de peuple victime de génocide en ce siècle est actuellement réservée au peuple juif, et que c'est une place qui perd son sens si elle se partage. D'ailleurs, en accordant le label de « génocidé » au peuple juif, la pensée dominante n'a personne à ménager, puisque les massacreurs nazis sont au ban de l'humanité, ce qui n'est pas le cas pour les massacreurs des Arméniens, où il convient de ménager l'Etat turc d'Atatürk. Comme cependant cette homologation reste disputée (et à la limite son refus est un martyre supplémentaire), l'information occidentale pouvait s'appuyer sans crainte sur ce sentiment d'indignation vertueuse qui accompagne comme un halo les peuples martyrs dans des impunités incroyables. Par ailleurs, nombre de rescapés des massacres de 1915 se sont constitués en diaspora aux lieux où se situent les leviers de commande occidentaux. Le lobbying azéri qui tenta péniblement de se mettre en place pendant l'insurrection parut bien dérisoire à côté de son alter ego arménien, quoique non moins odieux. Enfin, les Arméniens sont des chrétiens, et les Azéris des musulmans, pire, des shi'ites, dont on connaît la double propension à l'obscurantisme et au terrorisme. Les déformations proarméniennes furent donc systématiques, quoique encore insuffisantes au goût des nationalistes arméniens, qu'on entendait distinctement maugréer contre la partialité azérie des médias occidentaux ! Toutes les chronologies explicatives dans la presse démarrent les événements par le pogrom de Soumgait, sans que jamais ne soit remis en cause ce concept ou les sources qui l'ont propagé. Jamais non plus on ne prend en compte l'épuration ethnique de quelque 200 000 Azéris d'Arménie, qui était pratiquement achevée au moment de Soumgait, parce que des victimes par définition comme les Arméniens n'épurent pas ethniquement, par définition. Une foule d'autres petites désinvoltures sont toujours à sens unique. Le débat religieux, par exemple, qui n'était qu'en marge de ce qui se passait dans un Bakou largement aussi athée qu'Erevan, fut insinué comme s'il s'agissait d'une sorte de complot sournois, dont nous, Occidentaux si avertis, nous connaissons bien la menace (cf. 'Libération', dans le lead du 15 janvier : « Entre les Arméniens chrétiens et les Azerbaïdjanais chiites, la guerre larvée est à l'œuvre depuis deux ans sur la question du Haut-Karabakh peuplé d'Arméniens et enclavé en Azerbaïdjan », là ami lecteur, si t'as pas compris ton camp, c'est pas la peine de continuer à lire ; ou le 22 janvier, lorsque le même quotidien titre cette menace de cheval de Troie : « Les Azéris, avant-garde des musulmans d'URSS »). De même le thème du « Grand Azerbaïdjan » fut presque toujours évoqué comme une menace contre l'Arménie, alors que ce terme, pour peu qu'il est employé, s'applique à la réunification avec l'Azerbaïdjan iranien. Jusqu'au moment compris de l'intervention des chars dans Bakou, l'information est conclue chaque fois que c'est possible par des articles de manifestations d'Arméniens dans le monde entier, qui donnent aux Arméniens le dernier mot, alors que les évocations de manifestations de soutien aux insurgés sont quasi nulles, et les points de vue réservés aux Azéris sont disproportionnés par rapport à ceux réservés aux Arméniens, sans parler de la qualité de leur contenu. Et il y eut des déformations encore plus mesquines : ainsi, le 15 janvier dans 'Libération', où le Front populaire est appelé Front national populaire, lapsus qui ne manque pas d'évoquer, aux lecteurs de ce torchon de gauche, le Front national d'extrême droite français, jusque dans un article consacré à « La montée fulgurante du Front national populaire d'Azerbaïdjan », où l'erreur est confirmée à plusieurs reprises, notamment par le sigle FNP, sans bien entendu que jamais ce journal ne s'excuse d'une bourde aussi tendancieuse. On eut même des sous-estimations chroniques du nombre d'habitants de Bakou, qui étaient entre 1,9 et 2,2 millions, mais qui sont toujours ramenés à 1,7, comme si on avait pris le nombre minimum, et qu'on en soustrayait le nombre supposé maximum d'Arméniens ayant vécu dans la ville ; ce détail est significatif en ceci que les journalistes, généralement maximisent, de manière souvent éhontée, le nombre d'habitants du lieu où ils sont, parce que plus la ville dont ils rapportent est une mégalopole, plus ils sont eux-mêmes des mégareporters. Et une analyse des titres de journaux soulignerait seulement cette prise de parti unilatérale, qui se retient, par cette sorte d'hypocrisie éthique dont on sent trop l'espérance secrète qu'elle sera encore plus insinuante qu'un franc appel à soutenir ce parti choisi. Il suffit de citer la une du 'Monde' du 16 janvier : « Des dizaines d'Arméniens massacrés au Caucase », comme si tous les morts étaient de cette ethnie, comme si les Arméniens ne massacrent jamais, comme si l'ethnie des morts était le problème, comme s'il n'y avait pas là un problème plus profond, et qui nous intéresse directement, nous gueux du monde véridique, qui n'est pas dirigé par André Fontaine, et dont l'envoyé spécial n'est pas ce Bernard Guetta-pan qui, dix ans plus tôt, avait déjà tant fait pour vaincre les ouvriers polonais au moyen des arrivistes de Solidarité.

Enfin, de la « couverture » de l'insurrection elle-même, il n'y a pas grand-chose à ajouter à cet entrefilet typique de l'autocritique qu'on ne voit pas, mais qui dédouane, paru dans 'Libération', le 22 janvier, c'est-à-dire le surlendemain de l'intervention des chars, vingt-quatre lignes sur une colonne, au milieu de quatre pages sur cinq colonnes : « Moscou. Pour rendre compte de la crise au Caucase, les informations viennent toutes de là. Glasnost ou pas glasnost, les lieux du drame, Bakou et le Haut-Karabakh sont inaccessibles aux journalistes occidentaux. L'envoyée spéciale de France-Infos n'a pu gagner le Haut-Karabakh, déclarée zone “trop dangereuse”. Du coup, il faut se rabattre sur des “informateurs” partie prenante du conflit : la presse soviétique, l'agence Tass, ou quelques coups de fil passés depuis Moscou aux hôpitaux de Bakou et aux mouvements nationalistes. Quant aux télévisions, elles doivent se contenter des reportages de la TV soviétique. Celle-ci a diffusé hier des images de ses soldats avant ou après le combat, jamais en pleine action. 

Un journaliste de l'AFP venu de Moscou a pu entrer au Nakhitchevan et envoyer des dépêches, mais la plupart des informations proviennent de l'agence iranienne Irna. » Ce texte qui ressemble à un mot d'excuse à son rédacteur en chef, et qui est entièrement dominé par les préoccupations nationalistes au détriment de la conscience d'une insurrection, est intitulé « L'absence de la presse occidentale ».

C'est cette même pente qu'ont suivie les gouvernants occidentaux, et c'est donc selon cette grille d'analyses que les leaders soviétiques déliquescents ont traité l'insurrection de Bakou. Celle-ci n'a pas reparu, et n'a jamais fait entendre la voix si allègre de la courte semaine libre du 15 au 20 janvier 1990.


 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant