Notes


 

20. Kenya

Il existe deux grands mouvements de squats. Le premier est proche du sens étymologique anglais, « s'établir, s'installer sur un terrain qui ne vous appartient pas ». Cette occupation de terrains est un corollaire des augmentations démographiques galopantes et a donc été vécue dans presque tous les Etats du monde, à des moments divers pendant ce siècle. C'est une des expressions caractéristiques de l'exode rural, lorsque les nouveaux arrivants s'installent en bordure des villes, y occupant des terres apparemment vierges. Bâtissant des bidonvilles, ensuite souvent en dur, les habitants de ces nouveaux quartiers sont soudés par une solidarité inhabituelle qui provient principalement de la précarité légale du statut de leur communauté. L'Etat, sollicité par les propriétaires fonciers spoliés, reste souvent dans l'irrésolution devant une telle urbanisation sauvage : d'un côté, il n'y a nulle part où renvoyer ces nouveaux citadins qui prennent en charge des problèmes d'infrastructure qui lui incombent, ce qui a parfois pour conséquence que l'Etat rachète les terres et légalise les intrus en leur permettant de payer des impôts ; d'un autre côté, outre l'offense à la propriété privée, cet afflux de population menace sa propre planification, parfois ses spéculations foncières et immobilières, en un mot son contrôle. C'est alors que les forces de l'ordre sont envoyées dans le quartier pour expulser ses habitants, voire le raser. Ces délogements donnent lieu aux combats les plus farouches parce que, pour beaucoup de contemporains, l'intégrité du lieu d'habitation, même s'il est en tôle ondulée, est à défendre en priorité sur tous les autres biens, après sa propre existence physique. Parmi ces émeutes particulières les mieux connues sont celles, à répétition, de Téhéran en 1976-1977, premiers gestes avant-coureurs de la révolution en Iran. Plus près de nous on peut aussi citer le 3 janvier 1989 à Djibouti, tout le printemps 1989 à Frounze, au Kirghizistan, le 25 mai 1990 à Nairobi, au Kenya, et le 11 juillet 1990 à Johannesburg. Mais dans toute l'Asie, et notamment en Chine, dans toute l'Afrique, et notamment en Afrique du Sud, dans toute l'Amérique latine, et notamment au Brésil, ce type d'affrontements, souvent meurtriers, se poursuit dans un silence presque total de l'information qui ne va jamais si loin. Apparemment défensives, ces émeutes ont pourtant, contrairement aux mutineries de prison, pour résultat de souder les insurgés, parce qu'il s'agit de les exclure et non de les réintégrer au contrôle de l'Etat. Leur influence sur le degré de conscience et d'expérience des gueux d'Iran reste exemplaire.

Un deuxième mouvement de squats est né, dans le dernier tiers du siècle, dans les Etats où le ralentissement démographique était le plus fort, c'est-à-dire essentiellement en Europe de l'Ouest. Là, en effet, la progression du parc immobilier stagne juste après avoir atteint ou dépassé le nombre d'habitants à loger. Mais, à cause de la spéculation immobilière, les deux statistiques ne se superposent pas. Les exclus, plutôt des jeunes qui quittent leur famille, commencent donc à occuper des appartements, parfois des immeubles, et très rarement des rues entières, inoccupés. Le mouvement de squats de ce type le plus retentissant a eu lieu à Berlin-Ouest en 1980-1981 lorsque, essentiellement dans le quartier de Kreuzberg, il y eut plus de cent immeubles occupés (plusieurs milliers d'habitants). Une très forte solidarité unissait les occupants, avec des mobilisations très rapides et énergiques, chaque fois que la police tentait d'évacuer l'une des maisons squattées ; le Sénat de Berlin n'eut finalement raison du mouvement qu'en rachetant la plupart de ces immeubles et en les revendant à leurs squatters vieillissants, depuis installés en petits propriétaires. Mais le squat le plus emblématique d'Allemagne, donc d'Europe du Nord, est à Hambourg. C'est la Hafenstrasse, la « rue du Port », dont l'occupation date des années 70 et qui est le haut lieu des autonomes. Ceux-ci, vieillis, s'adonnent encore, contre la police, à quelques rares affrontements ritualisés, limités, sans perspective autre que de soutenir leur petite notoriété dans l'information dominante. Beaucoup plus jeune, la Mainzer Strasse est une rue de Berlin-Est dans le quartier de Friedrichshain, qui jouxte Kreuzberg depuis que le Mur ne les sépare plus. Profitant d'un vide légal sur la propriété depuis l'effondrement de la RDA, venus de l'Ouest comme de l'Est, ils ont en quelques mois occupé cent vingt-huit maisons dans l'ancienne capitale de l'Allemagne de l'Est. C'est dans la Mainzer Strasse que l'Etat d'Allemagne de l'Ouest concentre le cœur de son offensive de reconquête contre les squats. Mais le premier assaut, le 12 novembre 1990, échoue, et le second, le 14 au matin, donne lieu à une furieuse bataille, où la police finit cependant par reprendre l'ensemble de la rue (au total de ces deux affrontements, 200 policiers blessés, 300 arrestations). Une troisième émeute, offensive mais moins acharnée, a encore lieu le soir du 14 dans un quartier bouclé, qui ne permet pas aux émeutiers de reprendre leurs logements évacués.

Actuellement, d'Oslo à Lisbonne, en passant par Londres et Paris, Zurich et Milan, il n'y a pas une grande ville d'Europe de l'Ouest où il n'y ait pas au moins un immeuble entier squatté.
 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant