Algérie 2001

Cartes :
Algérie
Kabylie

 

 

A – De 1962 à 2001

L’Algérie en particulier

C’est en 1962 que l’Etat colonisateur français, à la suite d’une longue et sanglante guerre de « libération », rétrocède le territoire appelé Algérie au parti militarisé appelé Front de libération nationale, qui avait mené cette guerre pour que ce territoire devienne un Etat géré par des gestionnaires autochtones. A la fois socialiste et arabo-islamique, l’Algérie sacrifiait d’entrée aux pires modes idéologiques de l’époque qui commençait alors : stalinisme, ethnicisme et religion, la sainte Trinité de l’oppression.

A l’époque du passage de Sukarno à Suharto en Indonésie, l’Etat algérien, lui aussi un des leaders du tiers-mondisme, suit à peu près une logique identique, marquée par un coup d’Etat à peu près similaire lorsqu’en 1964 le stalinien plus militaire Boumediene remplace à la tête de l’Etat le stalinien plus démagogue Ben Bella : ce sera un quart de siècle de dictature hypocrite, policée jusqu’au pompon des babouches ; tentative forcenée d’industrialisation comme lubie de gestion ; et, parallèlement, la grande vague de poussée démographique qui commence, et qui, quarante ans plus tard, ralentit seulement, transformant en minorité les salariés exploités comme des citrons, face à une majorité de jeunes, turbulents et indociles, et, à tous les sens du terme, sans emploi.

Reprenant la vigueur des émeutiers de Sétif et de l’Est algérien en 1945, ces nouveaux venus sur la planète, nés dans l’Etat constitué en 1962, attaquent et ébrèchent l’Etat-FLN en 1980, au moment de la révolution en Iran, dans ce qui a été appelé le « printemps berbère », parce que l’épicentre de la révolte ouverte, émeutière et moderne, c’est-à-dire sans chefs ni idéologie, a eu lieu en Kabylie. Quatre jours de rage joyeuse et vandale comme point culminant entre le 20 et le 24 avril à Tizi Ouzou, après quarante jours de gestation où, déjà, dans les localités plus petites l’impatience adolescente avait outrepassé la protestation silencieuse pour s’en prendre aux symboles et aux biens de l’Etat, vont rappeler que les décalages tiers-mondistes sont abolis par l’ubiquité de la critique. Mais le prétexte avait été culturel, et la répression et la récupération réussirent, de concert, à ensevelir l’ensemble du mouvement dans la revendication culturelle spécifique des Kabyles.

Le coup suivant est moins connu aujourd’hui parce qu’il a été moins médiatisé et moins bien encadré par les récupérateurs. Ce sont les émeutes de Constantine en novembre 1986, dont voici ce que disait ‘Libre Algérie’ : « Cette insurrection s’est étendue dans le temps : elle a duré au moins quatre jours à Constantine. Il y a eu au moins dix morts, des centaines de blessés, des centaines d’arrestations (…) » Et ‘El Badil’ : « Les événements de Constantine se sont étendus à d’autres villes dont : Annaba, Batna, Bejaia, Blida, Collo suivis par les manifestations à l’université “Babezzouar” d’Alger, créant ainsi un climat de solidarité nationale. » Affrontements acharnés, destruction de marchandises et de biens de l’Etat, la chape de béton du régime, construite à la hâte et sans protection sismique, est définitivement fissurée.

C’est en 1988 que ces deux puissants coups de boutoir trouvent leur dépassement. Dans l’insurrection qu’il est simplement convenu d’appeler Octobre tout court, comme pour 1917, et qui commence le lendemain du jour où finit l’insurrection birmane, c’est un assaut contre la société, dans le monde entier, qui débute. En Algérie, du 3 octobre à Alger au 12 à Tizi Ouzou, il y a plusieurs centaines de morts, et une rage encore inédite contre la marchandise et l’Etat. L’Etat algérien, d’ailleurs, effrayé, anticipe les renoncements des autres Etats staliniens : des démocrapules occidentalisées et des récupérateurs musulmans apparaissent ou réapparaissent pendant les journées du soulèvement et sont rapidement tolérés pour aider à restaurer l’ordre. Jamais l’Etat algérien ne s’est relevé des journées d’octobre 1988.

L’Algérie devient terre d’émeute. Du 2 au 6 juin 1991, il y a 50 morts ; la vague qui va du 24 juin au 12 juillet, puis ne s’apaise que doucement, monte plus haut encore qu’Octobre : il y a 250 morts, 5 000 arrestations, dont les leaders islamistes middleclass du FIS (Front islamique du salut), des camps de concentration sont construits dans le Sahara. Les classes moyennes s’effarouchent : en 1991, les élections législatives tournent à la victoire des islamistes, qui paraissent les meilleurs garants contre la révolution, parce que les moins usés, comme ils l’avaient été en Iran. Après le premier tour, il est certain que leur parti, le FIS, va remporter la plus éclatante victoire électorale. Mais tas corrompu et pourri, les restes de l’Etat issu du FLN et la direction de l’armée prennent peur à leur tour, et à juste titre : leurs trafics et leur mode de vie seraient les premiers sacrifiés avec un nouveau régime, quel qu’il soit. En contradiction flagrante avec leurs propres règles du jeu, ils annulent le premier tour des élections, qui avait eu lieu le 26 décembre.

Une dernière grande insurrection eut lieu en janvier et février 1992. Elle n’était déjà que le crépuscule, le baroud d’honneur, du mouvement dont Octobre avait été l’aurore, et juin 1991, le zénith, le concentré du possible. C’est pourtant la vague d’insurrection la plus importante et la plus intense que la riche Algérie ait connue. Avec des perspectives moindres, des jeunes plus nombreux arrivent sur le champ de bataille. Mais cette guerre a été perdue l’année d’avant.

L’Algérie est maintenant divisée : un régime militaire qui protège uniquement l’impunité d’une corruption du dernier tiers de siècle s’oppose à une majorité d’adolescents par tous les moyens ; entre eux papillonnent des islamistes, des démocrates occidentaux, tout un semi-monde semi-idéologisé qui va rapidement donner à la lente défaite des adolescents de cette génération son visage d’enfer policier. Car les combattants vaincus se retirent des villes, et tentent de prendre des armes dans le maquis. La clandestinité de cette lutte va permettre l’élimination progressive de toute cette rage, de cette belle fierté. La « sale guerre » est une guerre du maquis, de massacres de civils, que l’Etat et les islamistes ont partagée et perpétuée pour en finir avec cette turbulence qu’il fallait punir, épuiser, éradiquer. Sombrant dans l’imbécillité islamique, ou dans les démences du cheffisme militarisé, les survivants de cette grande purge ont vieilli vite et loin du possible des grandes insurrections de 1988 à 1992.

Enfin, la décomposition a atteint tous les partis, même cette guérilla si louche et si bien entretenue, qui survit à tout et qui massacre pour rien. Il faudra cependant attendre 1998 pour qu’une génération adolescente non happée par le terrorisme islamiste, les milices d’autodéfense, une armée et une police corrompues retrouve des accents et un peu de la vigueur de 1991. L’assassinat du chanteur kabyle Matoub, prodémocrate bon teint et anti-islam mauvais teint, provoque trois jours d’émeute, du 26 au 28 juin 1998 dans une demi-douzaine de villes de Kabylie, mouvement qui se poursuit, de manière plus larvée, au début du mois de juillet, notamment le 3, avec un assaut contre une gendarmerie où meurent 11 gendarmes, et le 7, troisième jour de manifestations avec affrontements dans plusieurs localités.

L’Etat bureaucratique et mafieux qui a réussi à réchapper à autant de révoltes, si vigoureuses, si pleines, n’a dû le salut des salopes qui le constituent qu’au soutien grandissant des Etats du reste du monde, Etats qu’on peut d’ailleurs supposer compromis dans les corruptions si manifestes des dirigeants algériens. Il faut dire que les révoltes en Algérie, depuis 1980, ont à chaque fois une portée critique contre le monde en entier, et l’Etat algérien a paru, à chaque fois, le moins mauvais rempart de ce monde contre la révolte en général qui s’esquissait dans les rues dont il avait l’administration. Assise sur un pactole fuyant de pétrole et de gaz naturel, la clique d’ordures intégrales qui gouverne aujourd’hui encore cet Etat (président : Bouteflika) vit elle-même barricadée et cadenassée dans une terreur qu’elle a essayé de généraliser à tous ses administrés, non sans succès, quoique, à ce jeu-là, ces infâmes prisonniers de leur propre luxe, de leurs rapines et de leurs abus en tous genres ne l’ont pas emporté : ils sont mêmes coupés de tout, ne savent pas ce qui se passe, et seuls les plus vigoureux tentent encore de rêver d’une issue qui leur permettrait de fréquenter à nouveau librement le sol d’Algérie, qu’ils ont souillé de tant de sang, de tant de crapuleries.

 

 

La Kabylie en général

La Kabylie est une région au nord-est de l’Algérie, à l’est d’Alger. Les Kabyles ne sont pas des Arabes, mais des Berbères, donc des descendants des autochtones qui vivaient dans cette région avant l’invasion arabe. La Kabylie n’est pas une région clairement délimitée. D’ouest en est, elle mesure environ deux cents kilomètres, et du nord au sud, une centaine. Trois wilayas, ou départements, de la division actuelle de l’Algérie en forment le cœur : Tizi Ouzou, Bejaïa et Bouira, avec pas tout à fait trois millions d’habitants ; quatre autres, Boumerdès, Bordj Bou Arreridj, Sétif, et Jijel, trois millions et demi d’habitants au total, ne peuvent pas être considérées comme principalement kabyles. La Kabylie est une sorte de petit territoire sans frontières officielles, plutôt accidenté, assez densément peuplé.

De l’insurrection kabyle massacrée en 1871, l’année de la Commune de Paris, au « printemps berbère » de 1980, l’année de la Commune de Kwangju, les habitants de la région ont gardé une grande cohésion, d’abord contre le colonisateur français, ensuite contre l’Etat bureaucratique algérien. Plusieurs phénomènes contribuent à cette cohésion. Il y a, d’abord, une langue propre, le kabyle ou tamazight, qui est seulement orale et qui n’a pas de statut officiel dans l’Etat algérien en 2001. Il y a l’habitat, mi-rural, mi-urbain, tel qu’il s’est développé depuis l’explosion démographique des cinquante dernières années : c’est une succession de localités (on ne sait jamais si on doit parler de ville ou de village ; deux villes seulement dépassent les cent mille habitants, Bejaïa et Tizi Ouzou) très rapprochées, souvent à flanc de montagne, entre cinq cents et mille cinq cents mètres d’altitude. Il y a des organisations qui doublonnent l’administration de l’Etat : les comités de villages, et les aârchs.

Le comité de village est l’émanation de l’assemblée de tous les hommes du village, jemaâ, plus souvent appelée selon son lieu de réunion, tajmaât (la « maison des hommes ») : celle-ci désigne des représentants qui forment un bureau – le comité proprement dit –, qui dispose d’un pouvoir de décision pouvant éventuellement s’exercer sans consultation de l’assemblée, qui se contente alors d’enregistrer la décision. L’activité du comité de village est principalement une activité de gestion (entretien des routes, des conduites d’eau) qui pallie les insuffisances des municipalités, et l’assemblée discute, en outre, tous les problèmes que peut rencontrer la collectivité, en particulier ceux qui touchent à la préservation de l’honneur villageois.

Aârch signifie tribu. Le nom de chaque aârch se rapporte à un ancêtre commun, souvent mythique. C’est une sorte de fédération occasionnelle de plusieurs jemaâs sans aucune instance permanente ou codifiée. Comme dans la jemaâ, les décisions de l’aârch sont prises par consensus. Un aârch peut regrouper plusieurs villages (qui pouvaient parfois changer d’aârch), il a une existence permanente mais un territoire mouvant, sans aucune instance fixe : il ne se rassemble qu’en cas d’exception. Après un siècle d’occupation bureaucratique et militaire française et quarante ans d’occupation bureaucratique et militaire algérienne, quelques aârchs seulement subsistaient encore, surtout autour de Tizi Ouzou, non sans une certaine influence clientéliste, par exemple pour le contrôle de l’université de Tizi Ouzou. De façon circonstancielle, comme il était encore fréquent lorsqu’il s’agissait de lutter contre l’occupant turc, puis français, plusieurs aârchs pouvaient former une confédération, la qabilt.

L’onde de choc du « printemps berbère », en 1980, a secoué et ranimé ces organismes qui végétaient. « Dès 1984, sous l’effet de la répression, les jeunes contestataires se replient sur leurs villages. Comme si, impuissants à construire à l’échelle nationale ou régionale l’espace de liberté dont ils rêvaient, ils se résignaient à le réaliser d’abord chez eux. Ils réinvestissent la tajmat, bousculant les vieux qui monopolisaient depuis toujours cette institution. Non sans conflits. Dans tel village, les plus âgés ont cédé à la pression des jeunes, se sont démis de leurs fonctions en défiant les contestataires de gérer les affaires. Ils ont multiplié les blocages. “Très rapidement, on s’est aperçu qu on ne pouvait pas se passer des vieux”, a admis l’un des “conjurés”. Seuls les anciens connaissaient toutes les ficelles et disposaient du savoir indispensable – limites du village, parcelles de terrain – pour résoudre les problèmes de bornes déplacées et d’empiétements. Finalement, ils se sont contentés du simple rôle de “consultants” que les jeunes leur attribuaient. De 1984 à 1987, l’âge moyen des comités de villages est passé de 60-70 ans environ à 40-50 ans. »

« Les vieilles barbes de jadis qui dans un langage châtié monopolisaient la parole dans leurs joutes oratoires ont cédé la place à des jeunes qui utilisent un langage fonctionnel et efficace et dont les interventions respectent un ordre du jour. La solennité qui marquait les réunions de naguère s’est muée en une atmosphère de conseil d’administration. Les clivages politiques ont commencé à traverser les villages et les assemblées ont dû apprendre à s’accommoder de l’expression des oppositions individuelles. Le sacro-saint principe de l’unanimité était mis à mal. Tout au long des années 80, une véritable révolution silencieuse bouleversa ainsi les villages de Kabylie. »

Malgré ce timide début de mise en cause, où les vieux ont pris la place des très vieux, deux principes importants contribuent toujours à resserrer le filet : l’honneur villageois, et le consensus, qui forgent littéralement une sorte de communauté. Avec la langue, martyre, le doublement de l’encadrement de l’Etat par les comités de villages et les aârchs, le fait que tout le monde se connaît, et des principes forgés à une époque où l’individu, c’est-à-dire la particularité de la conscience, n’était pas encore proéminent, on imagine que les Kabyles ont gardé le respect de la famille et des vieux bien au-delà de ce qu’il est dans les grandes agglomérations de la planète ; c’est-à-dire qu’à l’horizontalité générationnelle (si on peut dire) du monde ambiant de la fin de l’exode rural s’oppose, en Kabylie, le maintien d’une verticalité ancestrale, paysanne et montagnarde, coagulée par les liens du sang.

Enfin, comme si ces lourds fardeaux du conservatisme ne suffisaient pas, la Kabylie est affligée de forts mouvements autonomistes, ou indépendantistes. En temps de paix sociale, ces petits tas de militants ne nuisent que parce qu’ils font du tapage diurne et parce qu’ils polluent les comités de villages de leur lobbying intéressé, mais ils ne sont d’aucune autre utilité. En temps de conflit, par contre, ils sont dans les premiers rangs des récupérateurs, tant ils savent bien ramener et limiter toute perspective un peu dégagée à leur étroit particularisme, essentiellement linguistique. Pour les distinguer des gueux, et même des autres valets à l’esprit moins fermé, ils seront appelés ici par la suite les Kabyles mentaux et leur marotte, identitaire ou citoyenne, le kabyle mental. « Les conséquences des émeutes d’octobre 1988 la révéleront au grand jour. Les réformes politiques conduisent en effet à l’explosion des associations culturelles. Plusieurs centaines sont créées en quelques mois par les jeunes issus du printemps berbère. Parallèlement, de nombreux villages décident de transformer les tajmat en associations, leur donnant enfin une existence légale. Partout, dans le massif central kabyle, la vénérable institution acquiert une personnalité morale, un compte en banque et pourvoit à l’essentiel des besoins du village. Les “organisations obsolètes” sont fin prêtes à devenir, dans les années 90, le refuge de la citoyenneté en Kabylie. »

Par sa particularité à l’intérieur de l’Algérie, par ses nombreuses révoltes, et par le culte kabyle mental de ces événements pétrifiés en traditions, la Kabylie se trouve être plus laïque que musulmane, plus degauche que dedroite, plus francophone que le reste de l’Algérie. Ce sont là des représentations de l’ensemble illusoire appelé Kabylie, mais qui par une de ces nombreuses hypertrophies de l’idéologie sont à ce point assimilées à des réalités qu’elles menacent d’en devenir. Aussi, la Kabylie et les Kabyles sont fortement soutenus par l’information dominante, le démocratisme parlementaire, et l’ancienne métropole, la France ; vus du monde occidental, ils représentent une sorte de bien, qu’on peut opposer à cet incroyable Etat algérien, pourri jusqu’au fond des burnous, à l’islam de la sale guerre bientôt benladénisé, aux mafias à képi et sans. Et ce n’est pas l’un des moindres boulets des pauvres de cette belle région.

B – Le printemps 2001

18-30 avril : dilatation des cœurs

Le 18 avril 2001, un lycéen de Beni Douala, dans la wilaya de Tizi Ouzou en Kabylie, est arrêté par les gendarmes et criblé de balles dans l’enceinte de leur brigade. Le vendredi 20, jour de commémoration du « printemps berbère » de 1980, on apprend qu’il est décédé. Le 21, les manifestants regroupés devant la gendarmerie de Beni Douala commencent à lancer des pierres, et tentent de s’emparer de l’édifice. Le lendemain, le 22, à soixante-quinze kilomètres à vol d’oiseau de Beni Douala, à Amizour, dans la wilaya de Bejaïa, toujours en Kabylie, des gendarmes arrêtent trois collégiens qui les auraient insultés pendant les manifestations de commémoration. Les lycéens d’Amizour quittent leur lycée « rejoints par des jeunes chômeurs » qui quittent leur chômage pour assiéger la gendarmerie, puis, comme à Beni Douala, la caillasser, et tenter de la prendre de force. Ensuite, ils attaquent la mairie et le siège de la daïra (sous-préfecture), et y mettent le feu.

Le lundi 23, l’émeute continue à Beni Douala, où les brigades antiémeutes sont venues renforcer les gendarmes et « des centaines de jeunes descendent à Amizour pour épauler les insurgés » : le tribunal et la kasma du FLN sont saccagés. A dix-sept kilomètres d’Amizour, les lycéens du village de Barbacha à leur tour attaquent le siège de la daïra.

Le 24 avril, à Beni Douala, on compte les blessés, 82, et on lance un ultimatum en nombre d’heures aux gendarmes pour quitter la commune : 72. A Amizour, les combats continuent : il y aurait des « dizaines de blessés de part et d’autre » et à Barbacha aussi. Enfin, il y aurait des « scènes d’émeute » – édifices publics saccagés, nombreux blessés – dans trois nouvelles localités : Sidi Aïch, El Kseur, Seddouk.

Le 25 avril, des émeutes ont lieu dans au moins neuf localités. Partout, on s’en prend aux gendarmes maintenant en défense, et aux édifices publics, maintenant sans défense. Mairie, banques, siège des impôts, société nationale du gaz, poste, siège de daïra, habitations de fonctionnaires, et bien sûr gendarmerie, sont les cibles principales de cet assaut qui s’étend. Il y a des barricades en zone urbaine et des coupures de routes en zones rurales. De petits groupes, furieux et joyeux, où les enfants et adolescents sont en majorité, agissent de la même manière sans doute sans se connaître, et en ne sachant ce qui s’est passé dans les deux foyers initiaux que par la presse, quelques affiches murales et le grondement incertain et immesurable du bouche-à-oreille qui s’accélère à travers la dense communauté de Kabylie. Mais on sait que la colère est juste, et on sent que c’est donc enfin l’heure de l’assaut contre l’ennemi haï, le flic, le gendarme, l’Etat. Il y a 5 morts.

Du 26 au 28 avril, la vague d’émeutes atteint son apogée. Des émeutes ont maintenant lieu dans les trois chefs-lieux de wilayas, Tizi Ouzou, Bejaïa, Bouira, où les manifestations des partis traditionnels de récupérateurs, comme le FFS (Front des forces socialistes), sont débordées par le goût de l’affrontement, par la rage qui ne se satisfait plus des revendications sensées, des commissions d’enquêtes, et du sacrifice de quelques boucs émissaires, auxquels l’Etat, inquiet, semble prêt à consentir. Les cibles des déprédations sont maintenant des représentations de l’Etat bien au-delà des gendarmes – on détruit du mobilier urbain, des agences d’Air Algérie, des maisons de la culture, la Compagnie nationale algérienne de navigation, des sièges des partis politiques, un hôtel, un siège de sécurité sociale, un tribunal, on casse la gueule à un maire ; des barricades contrôlent les rues, des piquets contrôlent les routes ; les slogans donnent un autre éclairage sur la profondeur du mouvement, « vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts » et « ulac smah ulac » (pas de pardon).

Ce n’est plus seulement une injustice particulière, voire deux, que les émeutiers d’Algérie combattent, c’est la hogra, « le mépris et l’injustice que leur infligent les pouvoirs publics ». Quand une révolte prend pour objet la honte généralisée – non pas encore par l’organisation du monde, mais au moins par un régime politique et social particulier –, jusque-là vécue comme une fatalité, alors on est dans une insurrection. Dans toutes les émeutes du monde, l’écrasante majorité des participants connaissent la hogra. Mais il est rare qu’ils soient capables de la nommer, et exceptionnel qu’ils le fassent comme l’objet de leur émotion publique. Une insurrection qui combat le comportement général des gestionnaires de la société est sur le point d’ouvrir un débat de fond sur la société.

C’est pourquoi entre le 26 et le 28, la bataille est acharnée. On se bat dans trente-quatre localités, et même en dehors des trois wilayas centrales de Kabylie, dans celles de Sétif et de Boumerdès. L’Etat algérien, qui derrière ses murs, ses miradors et ses verres fumés a senti la vieille peur de 1991 – à Azazga, la brigade de gendarmerie aurait été détruite –, envoie dix mille hommes en renfort dans la seule wilaya de Tizi Ouzou, où l’épicentre de la révolte s’est déplacé, ce 27 avril. Les gendarmes, Etat dans l’Etat, paniqués ou survoltés tirent à balles réelles. Pendant ces trois jours, il y a environ 50 morts. Et c’est cette féroce répression qui va forcer le reflux de l’assaut.

De cette vague d’avril, il faut retenir d’abord la fraîcheur et la virulence d’une nouvelle génération, qui n’a pas connu l’insurrection d’Octobre (à Beni Douala, la population a doublé entre 1987 et 2003) – et poser la révolte en terme de génération est une critique en actes de l’espèce de communauté kabyle ; la participation de l’ensemble d’une région, ce qui s’avère à la fois une force, parce que c’est toute une population, générations et divisions sociales confondues, qui soutient la forme de révolte la plus radicale, l’émeute, et une faiblesse, parce que l’ennemi tendra, tout de suite, à amalgamer cette révolte à la région, ce qui va ainsi contribuer à la limiter géographiquement ; la critique de la hogra, qui permet d’atteindre une généralité et de discuter une abstraction, ce qui est extrêmement prometteur pour un débat sur le genre humain. Et on retiendra deux grandes faiblesses : le « martyrisme », qui s’est constitué dans l’arrière-cour de l’émeute, comme discours dominant des vieux, vaine pleurnicherie qui coupe les genoux et les cœurs et qui usurpe la priorité à la joie du saccage et à ses conséquences possibles ; et le respect ou tout au moins la neutralité accordée à deux catégories d’ennemis de la révolte dans le monde : les journalistes et les marchands. Les journalistes, parce qu’ils se sont positionnés en opposants au régime (sauf bien sûr ceux qui lui sont officiellement inféodés), n’ont pas été perçus comme également torpilleurs et usurpateurs de la parole qui est l’enjeu d’une insurrection, et n’ont pas été agressés ; au contraire, ils apportaient un clair soutien à l’insurrection, ne serait-ce que par le contraste entre le silence absolu de la presse du régime et l’exhaustivité de la presse d’opposition, dont la précision effarée prenait toute la place aux habituels commentaires bien-pensants, et contribuait, probablement, à la propagation des émeutes. Et, dans le monde des albanais et du grand pillage de Jakarta, la marchandise a été très largement épargnée en Algérie, comme si elle ne participait pas de la hogra, comme si les marchands, protégés par la même cohésion de la population qui a permis la progression rapide de l’émeute, pouvaient soutenir ou même s’intégrer à une révolte dont l’horizon était encore si vaste.

 

 

1er-18 mai : contraction des esprits

Fin avril – avec la sanglante répression qui ralentit les affrontements – n’est pas une véritable victoire de l’Etat : là cesse seulement la déroute de son bras armé gendarme. Les deux partis sont maintenant face à face. D’un côté de la hogra, la vigueur du plaisir et le goût de transcender sont simplement suspendus ; de l’autre, le mépris et la hargne ont seulement maintenu une position fort menacée. Mais comme la peur est également répartie entre les deux côtés de cette barricade, l’idée de l’assaut s’échappe encore du champ de bataille fumant et le mouvement de pensée qu’avril a esquissé dans sa brusquerie factuelle va être repris et commence à être transcrit par ceux qui n’y ont pas participé directement.

C’est un croisement important et délicat de toutes les révoltes qui vont au-delà de la première expression : la mutation de l’acte en verbe, qui est son prolongement, son approfondissement, sa tentative d’universalisation mais aussi son exténuation, sa soumission à une expression plus policée, la langue, un devenir autre avec de nouveaux intervenants qui peuvent trahir ce qui précède et parfois hypothèquent ce qui est possible. Ce sont rarement ceux qui, sur les barricades et les piquets, ont fait la coupure, qui la traduisent aussi en organisation, en programme, en projet ; ceux qui ont mis leur vie en jeu sont trop souvent exclus, par la suite, de la définition de ce qu’ils ont permis. Trop jeunes, trop bruts, exténués aussi, ils laissent aux plus vieux, aux plus verbeux, des formulations qu’ils sous-estiment et des explications qui les soumettent. C’est une double nécessité qui fait ce moment si important pour le devenir d’un acte de critique : d’une part, c’est le moment du ralliement de tous les indécis, de tous les retardataires, de tous les timorés, que la joie entraînante de la révolte a donc su convaincre, et d’autre part, c’est le moment où les spectateurs disputent le pouvoir aux acteurs, où les sages analysent les turbulents et où se cherche le sens de l’explosion de vitalité qui par là même est en danger. Enfin, en Kabylie, parce que c’est une génération qui est dans la rue, la communauté familiale et consensuelle est obligée de courir derrière ces révoltés pour que leur acte réintègre le bloc défini par la consanguinité, lui aussi en danger : « Nous n’avons jamais vu cela. Nous assistons à l’émergence d’une génération qui brave la mort à poitrine nue. Et avec nous qui sommes leurs aînés, leurs parents, il n’y a aucune possibilité de communication. Ces enfants, les nôtres, me font peur ! »

Dès le 25 avril, à l’université de Bejaïa, un « comité provisoire » aurait été créé par des universitaires, des syndicalistes et des dissidents de partis politiques. Les manifestations qu’il convoque le 29 avril et le 1er mai se régénèrent encore en émeutes. Le 7 mai, par contre, plusieurs milliers de manifestants restent dans les limites du service d’ordre, et on voit bien là comment refroidir la colère en la faisant marcher. A Tizi Ouzou, le 4 mai, premier de deux jours d’émeute à Boghni, une « coordination provisoire des quartiers » lance un appel à la grève générale et au deuil ; l’après-midi même, l’appel est contredit par une coordination du même nom, moins le provisoire, qui dénonce « l’usurpation des organisations et des sigles ». Pendant que de marches en meetings, de grèves en hommages aux morts la rue ne désemplit pas mais ne combat plus à pierres contre plomb, les vieux s’émeuvent à leur tour et à leur façon : le 25 avril, à Larbaâ Nath Irathen, une « assemblée des sages des villes touchées » avait déjà prévu de se réunir en « assemblée constitutive ». En effet, dans plusieurs localités se sont constitués des « comités de suivi ». C’est surtout par l’hommage aux morts, par l’aide aux blessés, que se manifeste maintenant une forme de solidarité organisée par les non-émeutiers.

Ce ne sont pas les émeutiers qui s’organisent ainsi, mais clairement leurs familles, qui vont désormais tenir un langage qui n’est pas celui de la rue ni des barricades, comme lors de ces « bavures » dans les banlieues en France depuis dix ans où, après un ou plusieurs soirs d’émeute, les familles sont intercalées pour appeler au deuil et au calme que l’Etat n’arrive plus à assurer. « Si les manifestants et les regroupements spontanés des citoyens de la localité récusent élus et hommes politiques, ils acceptent la médiation des représentants des comités de villages des environs. Devant l’ampleur de l’indignation et de la colère, ces derniers s’organisent en coordination communale, puis cantonale. »

Dans toutes les grandes révoltes, surtout celles où l’ennemi se défend ou contre-attaque avec vigueur, la solidarité devient une valeur centrale. Elle est, en effet, un comportement que les gestionnaires de la société hiérarchique ne peuvent pas s’approprier, malgré tous les efforts de façade déployés en ce sens dans la morale middleclass. Quand la générosité des pauvres commence dans les poitrines nues contre la hogra, elle entraîne les moins courageux et les moins belliqueux des plus pauvres à donner ce qu’ils ont, la main sur le cœur comme on dit, pour cette même passion que les gestionnaires ne peuvent que combattre. Mais la solidarité est aussi ce qui permet d’unir ce qui était divisé – les émeutiers et les sympathisants –, d’égaliser la qualité du combattant et celle de l’exégète ou du suiviste, qui assurément ne sont pas égales. Cette fonction de la solidarité à supprimer la division est ainsi un cheval de Troie de la récupération, parce que la solidarité interdit implicitement la critique entre tous ceux qu’elle englobe, la désunion, surtout dans une Kabylie où l’idée de consensus reste impérative, et où le respect aux anciens est cultivé. Et la solidarité donne toujours raison à ceux qui viennent après, et qui n’ont pas toujours raison.

Les nouvelles formes d’organisation surgies de la révolte ne sont pas les seules, en effet, à participer à l’élan de solidarité. A l’exemple de ce qui avait été le cas à Beni Douala dès le 20 avril, des représentants de comités de villages, ou se définissant comme membres d’aârchs, en ordre dispersé, rencontrent le wali de Tizi Ouzou, en particulier le 2 mai, pour réduire le possible de l’insurrection à deux demandes qui en font partie : désignation des responsables de la répression, remplacement des gendarmes – deux revendications, en passant, qui excèdent de beaucoup les prérogatives de ce préfet.

Ces deux types d’organisation préexistantes, les comités de villages et les aârchs, qui n’ont pas été attaquées par les émeutiers parce qu’elles ne sont pas assimilées à cet Etat qui paie ces gendarmes, mais qui se sont interposées pour faire cesser des affrontements ou pour empêcher la destruction d’édifices publics, tentent maintenant de négocier avec les deux partis non réconciliés, profitant simultanément de la faiblesse des émeutiers et de la faiblesse du pouvoir central algérien. Ce sont essentiellement ces organisations qui vont insuffler au mouvement sa forme et sa cohésion.

Le 10 mai, deux cents « délégués » hétéroclites, essentiellement de villages, quartiers, communes de la wilaya de Tizi Ouzou, se réunissent à Beni Douala. Plusieurs heures de débat font émerger deux objectifs principaux : constituer une coordination à la plus grande échelle possible, et élaborer des revendications. Cette assemblée appelle à ce que toutes les communes se dotent de coordinations locales ; elle établit un comité provisoire ; et elle convoque une nouvelle réunion le 17 mai à Illoula Oumalou. Le lendemain, 11 mai, à Ouzellaguen, quinze communes de la wilaya de Bejaïa, bien décidées à étendre elles aussi leur association, forment un « Conseil des comités de suivi de la Soummam » et prennent rendez-vous pour le 18 mai, à Akbou, dans une démarche déjà similaire à celle de Beni Douala jusque dans l’intervalle entre les réunions.

De groupes épars, réunis par l’effroi devant l’indignation et la colère adolescentes, on est maintenant passé à ces deux sortes de fédérations, déterminées et réfléchies. Elles donnent à l’insurrection son écho, apportent à l’acte illégal de la révolte un soutien massif de la part de tous les pauvres moins radicalement en rupture, mais elles commencent aussi, par le listage des revendications, à tailler dans le possible, et pas qu’un peu : le départ de la gendarmerie, en entier et en détail, et la libération des détenus sont les deux seuls points, établis à ce moment-là à Beni Douala, qui correspondent à une perspective minimum de l’émeute. Mais déjà la revendication de blanchiment des détenus laisse entendre que l’Etat peut les innocenter de ce qu’ils ont fait, et spécule donc sur la pérennité de l’Etat ; le réaménagement du calendrier scolaire ravale aussi l’insurrection à une sorte de paroxysme passager, loin en dessous de sa qualité de casseur de verrou. Le statut de martyr exigé pour les victimes est une pleurnicherie indigne, drapée dans la dignité passive et réactive de ceux qui n’ont pas participé. Réaliser l’Etat de droit n’était certainement pas à l’ordre du jour dans la rue, où il s’agissait au contraire de démantibuler l’Etat, et où le droit était de toutes façons contre l’émeute, comme partout et toujours. Quant à la revendication d’officialisation du tamazight, qui s’incruste là sans le moindre rapport avec l’émeute, elle va seulement permettre aux ennemis de cette révolte de la confiner plus efficacement à la seule Kabylie. Cette première formulation revendicative de l’insurrection retombe donc très en dessous de ce que serait une critique de la hogra pour en finir.

Du 11 au 17 mai, partout, des comités locaux se forment et se coordonnent, alors que le grondement de l’émeute continue, le 12 mai, à Bouzeguen et à Azazga. Le 17 mai, à Illoula Oumalou, les délégués de vingt-deux coordinations de la wilaya de Tizi Ouzou regroupent en une plate-forme les revendications de la semaine précédente. Une manifestation est convoquée pour le 21 mai à Tizi Ouzou. Les gendarmes sont mis en quarantaine. Héritage direct du droit coutumier kabyle, cet isolement total doit être strictement respecté par tous, tout manquement à la règle menaçant les fautifs de déshonneur et d’être livrés à l’opprobre.

 

 

Positions des ennemis traditionnels de l’émeute

Les partis politiques, nettement désavoués, courent après le wagon. Les deux ministres du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de l’arriviste Saïd Sadi ont démissionné du gouvernement, trop tard, le 1er mai. Le FFS de l’arriviste de toujours, le FoFoSsile Aït Ahmed, tente de profiter d’une compromission moindre avec le régime, mais pas avec ce qu’il représente, pour occuper le terrain de la récupération. Mais on le voit venir de loin, avec sa trogne télégénique qui plaît tant aux bons démocroûtes au pays de l’ancien colonisateur français.

L’Etat algérien, paranoïaque et mafieux, qui a depuis longtemps perdu le contact avec la population dont il est censé être l’émanation, ne sait ni ne comprend ce qui se passe. Il a simplement consigné les gendarmes dans les casernes. C’est la police antiémeute, les CNS, à peine moins haïe, qui patrouille. On peut penser que cet Etat lit les événements dans l’information dominante, dont il se défie, et peu édifié par ce qu’il y comprend, consulte d’autres sources, comme les chancelleries amies, non parce qu’elles seraient mieux informées, mais parce qu’elles sont amies.

L’information sur l’Algérie est étagée selon les divisions de l’information dans le monde : on a d’abord la presse survivante de l’ex-régime stalinien, porte-voix exclusif de cet Etat barricadé dans ses fautes inexpiables. On a, ensuite, la presse « indépendante », sur le papier, c’est le cas de le dire, née après l’insurrection de 1988, ralliée au putsch de 1992, mais jouant la critique contre l’Etat bureaucratique et corrompu, ce qui donne justement une caution de libéralité à cet Etat. Cette information est principalement la presse francophone. On a, au-dessus de cette presse, son modèle, son parrain, l’information française. Et on a, au-dessus de cet étage, l’information mondiale middleclass, en constitution.

Pour se faire une idée de l’information algérienne, il suffit de rappeler que, francophone ou arabophone, elle soutient en bloc l’Etat « éradicateur » dans la « sale guerre » : dans ce genre de conflit, ceux qui ne soutiennent pas l’Etat sont donc ses ennemis, des terroristes. L’anathème est d’ailleurs l’un des buts de cette « sale guerre ». Et comment une information nationale pourrait-elle être ennemie de l’Etat, et de ses différentes polices terroristes ? Et quelle importance qu’elle choisisse l’une ou l’autre police, pourvu qu’elle ne dénonce pas que les deux camps sont en fait un dédoublement du même camp, un désordre pour maintenir l’ordre. Incapables depuis longtemps de fomenter des émeutes, parce qu’ils sont incapables d’en contrôler les conséquences, les gouvernants fomentent apparemment des terrorismes, pour parvenir au même résultat.

C’est la tête de pont de l’information middleclass en Algérie, la presse francophone, principalement lue en Kabylie, qui va jouer le rôle déterminant de ce parti principal du dispositif ennemi. Juste avant les premières émeutes, en avril 2001, elle est en conflit avec le président Brouteflicard, qui, lassé par les insinuations et les quolibets que cette bonne parole d’Occident vient porter contre ses tentatives de pérenniser l’état de fait né du putsch de 1992, prépare une loi presse-kiki, immédiatement contestée par toute la virulence de la middleclass au travail : pétitions, manifestations, et même de très virulents sit-in !

En avril, par conséquent, cette information prend le parti de l’insurrection, ou plus exactement, elle instrumente et recadre l’insurrection selon ses propres critères : d’abord, un absurde parallèle est fait entre la révolte et le mouvement de contestation à sit-in des journalistes, voulant sans doute laisser la vague impression que la première procède du second ; ensuite, les émeutes sont présentées selon la version habituelle de l’information dominante en France et au-dessus : triste affaire, inévitable gâchis, résultat regrettable d’un, voire de plusieurs plombs pétés, témoignage d’un grave dysfonctionnement de gestion, corruption, mafia, abus de toutes sortes, hochements de tête répétés, soupirs. L’indignation contre la brutalité des gendarmes et le nombre des victimes, qui alimentent le martyrisme paralysant, et la critique en faveur de « l’Etat de droit » ou des mouvements « citoyens » sont des thèmes favoris dans les salles de rédaction middleclass. Les délégués de Beni Douala et d’Ouzellaguen sont donc sur la même longueur d’onde que les délégués du ‘Matin’ et du ‘Soir d’Algérie’, et ça tombe bien, parce que de part et d’autre on cherche des alliés, dans ce monde cruel et hostile. Très vite, délégués et journalistes vont devenir, en Kabylie, des interlocuteurs réciproques, parlant la même langue, et défendant les mêmes intérêts.

A l’étage supérieur, la presse française rapporte seulement des digests, légèrement saucés, extrêmement avares de détails pimentés, de la presse francophone algérienne. Tout comme celle-ci avait commencé par la mise en relief de ses propres contestations par l’émeute, la presse française a commencé par la mise en relief de la très importante affaire Nezzar – cette ex-éminence grise de la dictature algérienne accusée de n’avoir pas respecté les règles des Etats de droit – par l’émeute, qui était d’abord comme une sorte de coïncidence (clin d’œil), de bruit de fond. Rien, dans l’information française, n’a permis de penser que son monde était en cause, même lorsque l’émeute atteignit la une de ‘Libération’ : encore un putain de malaise de la jeunesse, et c’est bien normal avec un régime aussi corrompu (là, le ton baisse légèrement, parce que ce régime a montré qu’il sait boutefliquer hors d’Algérie ce type d’insinuation non prouvée selon les règles de la profession des journalistes).

Par conséquent, à l’étage encore supérieur, le monde non francophone, les règlements de comptes de la lointaine satrapie algéroise sont facilement confondus avec la boucherie permanente qu’elle était devenue pendant une décennie, à travers sa sale guerre sans intérêt.

 

 

19-31 mai : dilatation des esprits

Le 19 mai, à Seddouk, Aokas, Sidi Aïch et à nouveau Amizour, c’est reparti : manifestations, destructions de bâtiments (un siège du RCD, une ancienne brigade de gendarmerie, un siège de Sonelgaz, un central téléphonique), incendies, affrontements. Alors qu’en avril les bavures initiales avaient presque réussi à éclipser toutes les autres raisons des émeutes, les causes de cette reprise de la contradiction en actes demeurent ignorées, inessentielles, évidentes. Le lendemain, 20 mai, ce sont les commissariats, à Seddouk, à El Kseur, qui sont les cibles. Et le 21, ce sont au moins cinq localités où les défenseurs uniformés de l’Etat sont pris d’assaut. Si la cible privilégiée reste les gendarmes, elle s’élargit aux différents services de police qui ont repris le maintien de l’ordre à ces irresponsables à la patte trop lourde. Le même 21 mai a lieu la manifestation de Tizi Ouzou qui aurait réuni le très improbable nombre de cinq cent mille personnes, soit le triple de la population totale de l’agglomération, y compris les impotents et les nourrissons. Mais là aussi, les jeunes émeutiers retrouvent les plaisirs d’avril quand ils débordent les organisateurs au moment de remettre leurs revendications aux autorités : la prise de la wilaya échoue seulement à cause de l’intercession des organisateurs de la manifestation ; c’est donc le centre-ville qui devient terrain de bataille : barricades, cocktails, 40 blessés, et caillasses indistinctement lancées sur l’ennemi en uniforme et sur ceux des organisateurs de la manifestation de nouveau en train de s’interposer.

Cette reprise des émeutes signale que la division entre le mouvement de destruction et le mouvement de la parole est plus profonde que ce qui était senti. C’est comme si le premier tour de parole des vieux n’avait pas satisfait les jeunes qui l’avaient initié. Et c’est dans leur langage où les mots ne sont que criés qu’ils hurlent ce dont la synthèse déposée à la wilaya de Tizi Ouzou ne rend pas suffisamment compte. Mais, comme les émeutiers ont un langage sibyllin et non décodé, il peut aussi être interprété à l’inverse : les émeutes reprennent parce qu’elles sont désormais fertilisées, expliquées et exploitées par la respectabilité qui les suit en courant, et non sans leur donner raison. C’est à ce curieux dialogue, feutré et dissimulé, que se livrent désormais les deux ailes d’un mouvement qui apprend à voler.

Le 22 mai, les émeutes continuent, indifférentes à la manifestation de la veille. Y compris Tizi Ouzou, ce sont sept localités où gendarmes, police, bâtiments publics sont attaqués et fumés. Le 23, le mouvement s’étend : il y a, dans la mesure où l’on peut se fier aux informateurs, dix localités touchées, et 1 mort. Le 24, on dénombre au moins treize champs de bataille, dont le retour de Beni Douala, 2 morts dont un gendarme, et plus de 100 blessés. Il y a à nouveau 2 morts, le 25 mai, jour où la gendarmerie d’Azazga est prise et incendiée, comme en avril. Un émeutier est tué le 26 mai à Chorfa par les gendarmes assiégés ; depuis la reprise de la partie, c’est le jour où les affrontements sont les plus nombreux. On se bat dans les trois wilayas. Des routes sont bloquées. Parmi de nouveaux types de bâtiments détruits il faut maintenant compter un collège, une maison des jeunes, un parc communal, le café d’un collabo, tous des lieux de rencontre et parfois de loisir pour cette catégorie d’handicapés de la vie qu’on appelle les jeunes, ce qui devrait donner à penser, notamment aux jeunes. Saluons aussi l’échec de la tentative de couvre-feu à Akbou, puisqu’elle décuple la colère ; ou encore le piquet de la route Tizi-Alger qui contraint les passants à saluer un âne peint aux couleurs de la gendarmerie.

Mais la mise en question du loisir permis est radicalisée par les gendarmes. Cette police dépendante de l’armée, qui vit comme un occupant étranger, boycotté, haï, sans perspectives, s’est vu interdire de faire usage des armes à feu après la cinquantaine de morts d’avril, la dose létale étant jugée plus dangereuse pour l’Etat que dissuasive pour la rue – ce qui n’empêche pas que la plupart des morts de mai sont des victimes de balles de la gendarmerie. Du 19 au 30 mai, au moins vingt-sept gendarmeries sont assiégées, certaines prises d’assaut, défoncées au poids-lourd bélier, ou à la bouteille de butane. Les gendarmes se comportent en sauvages pris au piège : ils tirent à la kalachnikov sur des façades de maisons, arrêtent, attachent et utilisent comme bouclier un enfant de huit ans, relâchent nus leurs prisonniers tabassés, lâchent des chiens contre les manifestants, pillent et saccagent des magasins. Les « citoyens » les appellent ainsi les « forces du désordre », et les émeutiers paraissent paradoxalement les garants justiciers de l’ordre, ce qui d’un côté légitime les émeutes, de l’autre blanchit et positive leur négativité. Que le pillage et l’agression des marchands soient perpétrés par les défenseurs de l’Etat en lutte contre des insurgés est encore la façon la plus originale, et de ce fait peut-être la plus efficace, que la société de la communication infinie ait inventée pour protéger la marchandise.

Comme le mois précédent, c’est du 26 au 28 que la vague d’émeutes culmine. Le 27 mai, ce sont au moins seize localités où des combats et des destructions ont lieu, y compris quatre chefs-lieux de wilayas : Bejaïa (destruction de la radio locale, première prise par l’oreillette de l’information), Tizi Ouzou, Boumerdès, Bouira. Le 28 mai est la journée la plus meurtrière depuis la reprise de la partie dans la rue : 6 morts. Le 29 mai, le mouvement décroît : on se bat encore à Beni Douala, Mechtras, Tizi Ouzou, Sidi Aïch et Naciria. Blocages de routes et affrontements avec destruction ont encore lieu dans onze localités, le 30 mai. Et le 31, une marche organisée par le FFS à Alger, qui aurait réuni deux cent mille personnes (sans les impotents ni les nourrissons), est accueillie à la caillasse par les jeunes de La Casbah et de Bab el Oued. Ce sont donc des gueux, c’est-à-dire des ennemis de cette société, qui attaquent une manifestation contre le régime ; il y aura 1 mort, tué par une balle de militaire. Le même jour, une autre manifestation à Amizour (prétendument cinquante mille dans une ville de quarante mille habitants, dont les impotents et les nourrissons) marque le quarantième jour de deuil des premières victimes dans cette localité, et se termine dans les barricades et dans l’assaut du tribunal, comme aux plus belles journées de Téhéran, vingt-trois ans plus tôt. Deux gendarmes sont arrêtés pour « usage abusif de leurs armes ». Le malheur de l’Etat, qui veut faire croire on ne sait à qui à sa bonne volonté, c’est qu’ils n’étaient pas que deux.

De cette série d’émeutes qui s’arrête là, de manière aussi inexpliquée qu’elle avait commencé, il faut remarquer d’abord que, si elle ressemble furieusement à celle d’avril (durée, étendue, enjeux, combattants), elle en diffère par de nombreux points. D’abord, les combats ne sont plus les mêmes. Les gendarmes tirent moins, et jouent plus aux voyous. Ils sont encadrés par des brigades antiémeutes, qui imitent parfois l’arbitraire désespéré des gendarmes et de la sale dictature qui n’a même plus le souvenir de ce qu’on pourrait appeler une guerre propre, et qui sont à leur tour attaqués, mais qui se défendent avec le lacrymogène et la matraque, moins létales : il y a moins de morts. Les émeutiers aussi paraissent se battre de la même façon qu’en avril, mais il n’en est rien. Ils ont cette fois-ci une expérience du combat et une connaissance de ce qu’est la tactique, art du champ de bataille qu’ils découvraient seulement un mois plus tôt. Ce ne sont plus véritablement des émeutes comme celles qui ont ouvert les plus larges possibilités de débat au cours du demi-siècle écoulé. Il n’y a plus de rencontres : si on ne se connaissait pas déjà en y allant, village par village ou quartier par quartier, les émeutes d’avril ont désigné les participants, ceux qui sont dans la rue en mai sont les mêmes, tout le monde se connaît, se reconnaît. Ce sont maintenant des assauts, vraisemblablement avec des embryons d’organisation, concentrés sur les gendarmeries et qui dévient seulement sur d’autres bâtiments quand ils glissent sur la cuirasse de l’ennemi, certes démoralisé, mais tout de même mieux armé, ayant pour caution un Etat, certes démoralisé, mais qui a pour caution tous les Etats du monde. La légitimité obtenue par les revendications des délégués et par l’inconduite des gendarmes focalise une colère qui est passée des intestins aux consciences, juste mais limitée, dont on a du mal à étendre le possible, à réfléchir la profondeur, déjà en partie balisée, parce que justement la profondeur d’une colère est dans les intestins. Attaquer les gendarmeries, éjecter les gendarmes sans attendre que l’Etat cède aux respectueuses revendications des délégués reste un but étroit et vain. La critique de la hogra n’est plus évoquée en tant que telle. De l’émeute riche et inventive, il n’y a le fumet de cocktail grillé que lorsque, justement, ce sont toutes les autres cibles proposées généreusement par l’Etat qui sont visées, au détour des gendarmeries ou des piquets de routes, et dans le désaveu des délégués, qu’on peut lire entre les lignes d’une série d’assauts que n’avait pas prévue la tiédeur des formulations revendicatives.

 

 

1er-11 juin : contraction d’El Kseur

Dans la wilaya de Tizi Ouzou, trente-quatre coordinations se réunissent le 30 mai à Azazga, et dans la wilaya de Bejaïa, huit cents représentants de soixante-dix comités locaux se retrouvent à Akbou. Puis les deux fédérations se rencontrent et se fondent. Sept coordinations wilayales participent à la réunion du 4 juin à Tizi Ouzou : Tizi Ouzou et Bejaïa, plus celles où les émeutes ont été plus sporadiques, Bouira, Boumerdès, Bordj Bou Arreridj et Sétif, enfin Alger. Les positions adoptées au nom de la révolte ont donc été, à ce moment-là, déterminées par de nombreux délégués sans lien avec les émeutiers, et qui représentent d’autres intérêts : c’est le cas d’une importante partie de ceux de Bouira, où la majorité des comités locaux semblent avoir été mis en place après des décisions prises par des délégués représentant l’ensemble de la wilaya, ce 4 juin ; c’est encore davantage le cas pour les coordinations de Boumerdès, Bordj Bou Arreridj et Sétif, où l’on s’est encore moins battu ; et bien sûr pour celle d’Alger, où il n’y a pas eu une seule émeute et dont les délégués, pourtant reconnus eux aussi comme représentants de la révolte, ne représentent qu’un comité d’étudiants et quelques associations. Cet écart entre les coordinations et la rue ne se voit pas beaucoup pendant l’accalmie du début de juin, d’autant que le grondement en actes relativise justement cette accalmie : il y a cinq jours d’émeute et de coupures de routes justement à Azazga, du 3 au 7, et de nombreux édifices publics incendiés aux Ouacifs le 6 juin.

Le discours des coordinations est d’abord dans leur existence, et leur unification, maintenant acquise. Si les délégués représentent aussi mal les émeutiers, c’est aussi au profit d’un élargissement de l’insurrection dans un mouvement plus vaste qui s’installe : la participation des délégations d’Alger témoigne de la volonté de ne pas laisser réduire ce mouvement à la Kabylie sans pourtant sacrifier l’impudence bornée du régionalisme militant. Dès juin, toute l’ambiguïté ne sera qu’apparente. C’est sur les seules bases des structures traditionnelles de la Kabylie que se fera l’illusoire appel d’un mouvement réunissant tous les Algériens, qui en effet ne peuvent ni ne veulent s’organiser selon la cohésion coutumière, même rénovée, de la province berbère. Dans les appels, les coordinations ont toujours été algériennes ; mais dans les faits, elles sont restées obstinément kabyles.

Ainsi, les délégués cherchent avant tout à organiser une marche sur Alger, qui est finalement prévue le 14 juin, et à finaliser leur liste de revendications communes. Des discussions animées ont lieu autour de cette liste le 7 juin, à Bejaïa, entre les représentants du comité populaire de cette ville et les représentants de la wilaya de Tizi Ouzou. Ces derniers rejettent les demandes d’abrogation du Code de la famille et la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis le putsch de 1992, parce que ce sont des mesures par ailleurs voulues par le FFS, et c’est à ce titre – rejet d’un parti traditionnel – qu’elles sont refusées. Le document final est adopté à El Kseur le 11 juin. Il sera, par la suite, connu sous le nom de « plate-forme d’El Kseur », dont voici le texte :

Nous, représentants des wilayas (...), avons adopté la plate-forme commune de revendications :

1 - Pour la prise en charge urgente par l’Etat de toutes les victimes blessées et familles des martyrs de la répression durant ces événements.
2 - Pour le jugement par les tribunaux civils de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes et leur radiation des corps de sécurité et des fonctions publiques.
3 - Pour un statut de martyr à chaque victime de la dignité durant ces événements et la protection de tous les témoins du drame.
4 - Pour le départ immédiat des brigades de gendarmerie et des renforts des URS.
5 - Pour l’annulation des poursuites judiciaires contre tous les manifestants ainsi que l’acquittement de ceux déjà jugés durant ces évènements.
6 - Arrêt immédiat des expéditions punitives, des intimidations et des provocations contre la population.
7 - Dissolution des commissions d’enquête initiées par le pouvoir.
8 - Satisfaction de la revendication amazighe dans toutes ses dimensions (identitaire, civilisationnelle, linguistique et culturelle) sans référendum et sans condition, et la consécration de tamazight en tant que langue nationale et officielle.
9 - Pour un Etat garantissant tous les droits socioéconomiques et toutes les libertés démocratiques.
10 - Contre les politiques de sous-développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien.
11 - La mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’Etat ainsi que les corps de sécurité.
12 - Pour un plan d’urgence socioéconomique pour toute la région de Kabylie.
13 - Contre tamheqranit (hogra) et toutes formes d’injustice et d’exclusion.
14 - Pour un réaménagement au cas par cas des examens régionaux pour les élèves n’ayant pas pu les passer.
15 - Institution d’une allocation-chômage pour tout demandeur d’emploi à hauteur de 50 % du SNMG.

Nous exigeons une réponse officielle, urgente et publique à cette plate-forme de revendications.

ULAC SMAH ULAC
GLOIRE A NOS MARTYRS
LE COMBAT CONTINUE

Deux partis sont maintenant visibles dans ce mouvement de révolte : la rue, qui en est l’origine, et les coordinations, qui en sont le prolongement dilué, traduction d’un mécontentement dont la rue n’est que l’expression la plus radicale. Qu’il y ait une vague d’émeutes fin mai ne se ressent en rien dans la liste des revendications, mise en chantier plus tôt. Les délégués ont introduit dans le discours commun de nombreux désaveux voilés des émeutiers, par exemple la demande de jugement par les tribunaux des auteurs et ordonnateurs de crimes, qui accorde donc sa confiance à des tribunaux dont certains ont été incendiés lors du combat continu au cri de pas de pardon. De même, l’Etat, on ne peut plus formellement démenti dans la rue, est ici entièrement réhabilité, pour peu que le régime soit modifié : « Pour un Etat garantissant tous les droits socioéconomiques et toutes les libertés démocratiques. » Commençant et finissant dans la répugnante glorification des martyrs, focalisant sur l’incontournable mais très insuffisante revendication d’expulsion des gendarmes en terminant sur un dispositif de gestion en général et en particulier une demande en faveur du chômage, la plate-forme réduit la critique de la hogra à un point de principe, général et sans domaine d’application précis, coincé entre un plan d’urgence socioéconomique régional et un réaménagement, au cas par cas, des examens scolaires. Enfin, la revendication kabyle mentale se taille une bonne place dans l’ensemble de ce fatras si inégal, alors que l’idée d’extension du soulèvement, au moins à toute l’Algérie, n’est ici soutenue par rien. A la lumière de ces quinze points, la manifestation prévue le 14 juin apparaît désormais comme une manifestation kabyle à la capitale, et non une manifestation qui se propose de fédérer tous ceux qui rejettent au moins le régime.

Mais même modérée comme elle est, cette plate-forme de revendications, qu’il est prévu de remettre en mains propres à la présidence à l’issue de la marche sur Alger, est parfaitement inacceptable pour l’Etat algérien actuel, et pas seulement parce qu’il lui est impossible d’avoir les mains propres. En substance, en effet, il est demandé à l’Etat de reconnaître et de prendre sur lui tous les torts de la révolte, et de les réparer gentiment ; de retirer son bras armé de toute une région révoltée, ce qui ne saurait manquer d’inspirer toutes les autres régions, et peut-être quelques Etats voisins, fort inquiets de cette menace de décomposition ; de laisser « les corps de sécurité », la colonne vertébrale du régime sous l’autorité effective d’instances démocratiquement élues : l’Etat devrait ici donner son arme à ceux contre lesquels il en a abusé (on notera que la plate-forme, assez plate en effet, suggère simplement de remplacer les maîtres de la police et non de supprimer cette activité honteuse pour l’homme) ; de se réformer en profondeur, et de laisser accéder aux décisions ceux-là mêmes qui formulent cette exigence, ou au moins de se soumettre à leurs précisions ultérieures, par exemple sur ce que seraient des « expéditions punitives », des « formes d’injustice et d’exclusion » ou une politique de « clochardisation » du peuple algérien.

Dévoiement, pour ne pas dire trahison, de l’émeute, et fatras inacceptable pour l’Etat algérien, la plate-forme d’El Kseur, qui sera plus tard « scellée et non négociable », consacre donc une partie non émeutière du mouvement, un intermédiaire à mi-chemin entre la rue et l’Etat, qui introduit des perspectives et des modes de pensée n’appartenant pas aux deux protagonistes du terrain. Cet acte de naissance de la prise de position middleclass en Algérie deviendra le document de référence incontournable du mouvement pendant toute la suite des événements.

 

 

Apogée : les cœurs et les esprits débordent la Kabylie

Le 9 juin, à Khenchela, un sergent drague une fille, un groupe de jeunes le passe à tabac, les militaires de la garnison du sergent mènent une expédition punitive, les jeunes des quartiers périphériques se mettent en colère. Ce 10 juin, l’émeute gagne ainsi le centre-ville, où des milliers de jeunes encerclent la wilaya (préfecture), attaquent la police et incendient la mairie, un centre de distribution de chaussures, la bibliothèque de l’université. Cette rage dure jusqu’au 12 juin. Le 11, à Skikda, après l’interruption du match de l’équipe locale contre l’USM Alger, les supporters quittent le stade et, avec d’autres gueux, attaquent les bâtiments publics. Les 12 et 13 juin, c’est à Aïn Kercha, Henchir Toumghani, Dalaâ, Aïn Fakroun puis à Maâchi que des bâtiments publics et des propriétés de gestionnaires sont incendiés au cours de combats contre les forces de l’ordre. Qu’est-ce qui unit cette liste de noms de lieux inconnus hors d’Algérie ? C’est qu’ils sont tous situés hors de la Kabylie, à l’est, entre Sétif et la Tunisie. Au moment où paraît l’acte de naissance de la coordination interwilaya à El Kseur, la fureur des gueux a gagné des wilayas qui n’y sont pas représentées.

C’est avec ce bon petit vent d’est dans le dos que les manifestants de Kabylie débarquent à Alger, dès le soir du 13 juin, par cars entiers. Regroupement prévu aux Pins maritimes, formation en carrés par village ou quartiers, et une et deux vers le centre-ville d’ici à 13 heures le lendemain, et trois et quatre jusqu’à la place du 1er-Mai, et cinq et six au palais de la présidence à El Mouradia. Le ministre de l’Intérieur a bien essayé, dans les jours qui précèdent, d’expliquer qu’il était plutôt impossible de recevoir des casseurs de wilayas, des incendiaires de daïras et des destructeurs de tous les symboles de l’Etat aux grilles du palais, mais la coordination interwilaya, qui n’a pas non plus envie d’être prise pour le dernier cri des symboles de l’Etat, a opposé un refus catégorique à toute discussion.

Il y a beaucoup de monde. Deux à trois millions, diront les inflationnistes, c’est-à-dire le nombre total des habitants des trois wilayas centrales de Kabylie sans les impotents ni les nourrissons, qui sont restés au village se garder réciproquement. Si les délégués coordonnés ne dépassent pas, pour la plupart, les Pins maritimes, la place du 1er-Mai commence à se remplir vers 7 heures du matin. Des groupes de jeunes tacticiens, évadés des carrés encadrés, envahissent, de leur savoir-faire de révoltés modernes, de gueux internationaux, des quartiers hors circuit, dans des démonstrations de cacerolazo : « Les mots d’ordre de la marche devenaient inaudibles sous l’assourdissant bruit des bâtons qu’ils abattaient sur les rambardes de la bande séparant les deux voies de l’autoroute. » Autour de la place du 1er-Mai, ils décident de marcher sur la présidence, au travers des barrages de flics, pour bien montrer que le ministre de l’Intérieur, pour une fois, n’a pas tort. La rue Didouche-Mourad, faite pour ce genre de belles émotions, goûte ce retour inattendu des grandes discussions : destruction de commerces, bâtiments publics, mobilier urbain, arbres.

Il y a trop de monde. Comme celles de Téhéran l’avaient démontré, dans les grandes manifestations les agneaux agglutinés étouffent les loups. Le feu de paille émeutier n’embrase pas le bois mort, trop serré, trop fatigué, de la foule. Le bel exemple des émeutiers déjà trop expérimentés, venus de là-bas, n’entraîne pas les Algérois dans l’irrésistible et irréparable critique du moment. Suspicieux, ils regardent ce défilé d’étrangers, ces Kabyles si proches qui les avaient si peu accompagnés pendant les insurrections algéroises de 1988 à 1992. Même si les gueux d’Alger ont profité de l’occasion pour piller un peu, ni eux ni leurs alter ego des wilayas insurgées n’ont prévu ou préparé la jonction, et n’embrassent le possible de cette mise en commun des aptitudes à l’offensive, au caillassage ciblé, au pillage qui étonne, au débat qui commence dans les étincelles. Tacticiens peut-être, stratèges, non. Evidemment, quand à plusieurs centaines de mille on vient apporter un papier où est demandé la « satisfaction de la revendication amazighe dans toutes ses dimensions », il est difficile de convaincre ceux qui ne savent même pas ce qu’est la « revendication amazighe » qu’on n’attrapera la hogra que si on la saisit par un rouston chacun, un pour Alger la Blanche, un pour les flancs de la Djurdjura.

Il n’y a plus personne. C’est là que se brise la perspective de ce beau mouvement. Au lieu de se pendre à leur cou et de s’allier à leur rage, les Algérois affrontent le courage des marcheurs venus de Kabylie, les pourchassent pour les lyncher, battent sous les applaudissements goguenards des flics et des commerçants les agneaux venus pétitionner. La journée de ce désaveu entre dépossédés, pire que la pire répression, parce qu’elle est la plus violente indication de la limite, fait 6 morts, d’après les chiffres officiels, tous apparemment inoffensifs : « deux journalistes renversés par un bus, deux décès suite à une chute accidentelle d’un camion, un décès suite à un traumatisme crânien et un décès dû à un accident de la circulation ».

Pour la première fois, le 14 juin, les émeutiers de Tizi Ouzou, Azazga, Bejaïa et de toutes les petites villes qui les séparent, ont marché et combattu à l’incitation d’une réflexion publique, en suivant leurs délégués, et non en les précédant, en soumettant ce que permettait leur authenticité brièvement libérée, fondamentalement négative, aux formulations abstraites et non sans arrière-pensées de leurs représentants, et non en forçant ces représentants à modeler leurs formulations sur ces vagues d’humeur qui laissent deviner des vérités pour le monde. En se laissant ainsi subjuguer par un projet plus court que ceux que leur action avait laissé entrevoir, dans la lointaine et hostile capitale, les émeutiers de Kabylie ont perdu, ce jour-là, leur profondeur de champ, l’étendue urbaine de leur possible, l’architecture d’une révolte dont ils ont abandonné le sens et la direction, la maîtrise d’œuvre et l’orientation.

C – L’été 2001

Vague d’émeutes de juin

Le ressac est colère, mais ressac quand même. Les nouvelles d’Alger, amplifiées par la rumeur, arrivent aux impotents et aux nourrissons, restés en Kabylie. Dès la veille, le 13 juin, il y avait des affrontements dans plusieurs quartiers de Bejaïa ; aux premières nouvelles de la manifestation, c’est le saccage des propriétés de l’Etat. Dans une dizaine de localités, jusque dans la wilaya de Sétif, les bâtiments publics partent en fumée ; Tizi Ouzou, Azazga, Beni Douala, en particulier, sont sur la liste. Les premiers émeutiers sont renforcés par ceux qui rentrent d’Alger, et l’amertume de la défaite en a pour une bonne semaine, comparable en intensité aux vagues d’émeute d’avril et de mai. Partie à Alger comme un héros qui allait ouvrir un débat sur l’humanité, la fraction gueuse du mouvement rentre comme un enfant dépité qui défoule sa frustration en cassant son mobilier semi-rural, semi-urbain.

Du 16 au 21 juin, l’extension de la révolte est impressionnante. En Kabylie, à Tizi Ouzou, à Bejaïa et à Azazga, on se bat maintenant pour les villes, d’autant que tout autour les bourgades et les villages sont également en feu. Le 16, ce sont au moins dix localités kabyles qui sont insurgées. A l’est de la Kabylie, les émeutes apparues avant la marche sur Alger continuent : le 16 à Annaba (1 mort), à Tébessa, puis dans des localités voisines.
Le 17, alors qu’une dizaine de localités kabyles sont absorbées par l’affrontement, Annaba et Tébessa restent l’épicentre de la colère non encadrée, non coordonnée de l’Est, et ce manque d’encadrement entraîne des rumeurs d’insurrection jusqu’à Batna, jusqu’à Constantine, où les commerçants baissent les rideaux de fer.
Le 18, de Tizi Ouzou, hérissée de barricades, à Haïzer, où une contre-attaque de gendarmes pillant des commerces est à son tour contre-attaquée par des renforts de jeunes des villages voisins, ce sont encore une bonne dizaine de localités kabyles qui perdent leurs bâtiments publics ; on occupe des logements, on s’empare des routes et on s’organise autour des hôpitaux engorgés par les blessés. A l’est, des affrontements ont lieu entre citoyens et vandales ; avec Aïn Mlila, Aïn Touta, et Ouled Attia à l’ouest d’Alger, il y a des émeutes dans au moins trois communes de non-Kabyles.
Le 19 juin, quelle journée ! Rien que dans la wilaya de Tizi Ouzou toujours couverte de barricades, il y a onze localités où les gendarmes et CNS, auxquels sont attribués tous les pillages, et les bâtiments publics, sont attaqués ; il y en a trois dans celle de Bejaïa, quatre dans celle de Bouira, et une respectivement dans les wilayas de Boumerdès et Sétif ; et on peut compter cinq émeutes dans l’Est, où notamment celle de Telerghma semble avoir été assez joyeuse et complète : « De jeunes manifestants en furie détruisent la mairie, la Sonelgaz, le siège de la daïra, la recette communale ainsi que les logements du maire et de l’ex-DEC (maire désigné après le coup d’Etat de 1992). Les véhicules de certains fonctionnaires de la ville sont incendiés. Le siège des anciens combattants (ONM) et celui du FLN sont saccagés. Le mobilier, sorti dans la rue, est incendié. Le magasin de la société nationale des textiles (Inditex) est pillé par les manifestants. Un ex-directeur de la recette communale tire sur les manifestants qui voulaient s’attaquer à son domicile : 2 blessés. » A Batna, les émeutiers s’en prennent entre autres à une radio locale. De nombreuses routes sont coupées. La journée fait 1 mort et plus de 100 blessés.
Le 20, alors que le nombre des localités où l’on recense des affrontements en Kabylie tombe à un peu plus de dix, l’essoufflement est perceptible aussi dans l’Est, où l’émeute de Salah Bouchaour est cependant soutenue par de nombreuses coupures de routes. Mais une première émeute a lieu dans l’Ouest algérien, à Méraïne, où les manifestants attaquent les gendarmes qui, s’ils étaient expulsés de Kabylie, le seraient donc de toute l’Algérie.
Le 21, la principale ville de Kabylie est dévastée : « un calme précaire règne » à Tizi Ouzou «&nbsrp;après six jours d’émeute ». Ce n’est pas le cas dans au moins onze autres localités, où il y a encore suffisamment de bâtiments publics pour illuminer les nuits de ce bel été. Hors de Kabylie, on ne se bat plus qu’à Biskra, mais le téléphone arabe travaille partout, comme à Bou Ismaïl, où la flicaille quadrille la ville toute la journée, mise en alerte par une semaine de chuchotements contre une insurrection qui n’aura pas lieu.
Ensuite, c’est en ordre dispersé que la colère s’apaise, avec de nombreuses petites émeutes, comme à Bir Chouada le 23, à Tolga dans le Sud le 24, à Sidi Aïch et à Makouda le 26, et des affrontements déjà plus normés, comme à Tizi Ouzou le 23 et le 25 juin, qui est l’anniversaire de l’assassinat du chanteur Matoub, trois ans plus tôt.

Ce sont encore les gendarmeries qui ont été les cibles principales de cette nouvelle vague de près de cent émeutes, ou de ce qui les imite si bien dans les endroits où les jeunes révoltés se connaissent déjà. De retour d’Alger, sur le terrain plus étroit de la Kabylie, les émeutiers n’arrivent pas non plus à dépasser la frontière qu’ils y ont déjà atteinte. Et c’est une frontière où la supériorité en armement de l’ennemi est désormais renforcée par l’échec du 14 juin, cette incapacité rédhibitoire à l’extension, au dépassement qualitatif du mouvement. Si fin avril la répression des gendarmes avait permis à ceux-ci de rester sur le pavé kabyle, si les émeutes de mai avaient confirmé cette égalité des deux camps sur le terrain, les émeutes de juin sont d’abord la tentative furieuse des insurgés kabyles de tenir leur pavé : après la défaite d’Alger, ils veulent au moins ne pas être chassés des rues qu’ils avaient quittées volontairement le 14 juin. Sans doute, dans les villes principales, les gueux commencent à découvrir timidement le pillage. Mais ils ont toléré des délégués et ces délégués condamnent les pillages, comme celui du 16 juin à Bejaïa, interviennent dans les quartiers pour raisonner les irréductibles, et en appellent aux « jeunes dans les quartiers et les villages [pour qu’ils fassent] preuve de plus de conscience et de lucidité afin de ne pas tomber dans le jeu du pouvoir ». Il y a maintenant des comités de vigilance pour se protéger des expéditions des gendarmes déchaînés ; mais ces milices sont aussi des polices qui interdisent pratiquement à la critique en actes d’étendre sa colère et son analyse au-delà des représentants du régime. Comme dans l’Est, c’est contre tous les pilleurs, quel que soit leur camp dans la guerre sociale, que s’organisent de telles milices, auxquelles participent des commerçants.

Les coordinations n’ont pas été prises à partie pour la défaite d’Alger. Elles n’ont pas été tenues pour responsables d’une action catastrophique pour le mouvement, qui engendre cette longue retraite qu’on n’admet pas encore. L’enjeu, le possible de cette journée, le soulèvement de toute l’Algérie, dans un premier temps, apparaît certainement mieux après qu’avant ; mais avant, le projet vraiment minimal était de déposer une liste de revendications vraiment minimale à la présidence de la République. Même cet objectif dérisoire n’a pas été atteint. Il y a, dans ce moment où commence la retraite, une sorte d’obstination similaire entre émeutiers et délégués : les uns retournent à leurs assauts de gendarmerie, les autres campent sur leurs revendications invariables et définitives. Guerre de tranchées maintenant, sans issue depuis que la porte d’Alger s’est fermée, refus de regarder la défaite en face, ce mouvement-là, comme tant d’autres, ne sait pas quand il a franchi son zénith. Alors qu’une idée commençait à se développer, la défaite d’Alger a amputé sa mise en actes et sa formulation consciente.

Un regard superficiel peut laisser supposer que la semaine qui a suivi le 14 juin était une apogée. Car les émeutiers de l’est de l’Algérie, qui n’ont pas été à Alger, ont continué ce qu’ils avaient commencé à Khenchela, puis Annaba, Tébessa, et ailleurs. On a donc l’impression que l’émeute a atteint une sorte d’extension géographique maximale, et que ce qui a échoué à Alger, a réussi dans les wilayas d’Annaba, de Tébessa, d’Oum el Bouaghi, d’El Tarf, de Batna, où l’on s’est battu en de nombreux endroits. Mais les combats y sont fort différents de ceux de Kabylie : ils ont cette authenticité de la rencontre qui avait déjà disparu de la vague d’émeutes de mai ; ils ont encore cet émerveillement de l’audace et cette fougue de l’inspiration où se puisent les débuts de débats et, après Khenchela, Annaba et Tébessa font la connaissance de ce pillage moderne qui est resté largement ignoré en Kabylie. Des émeutiers toujours plus jeunes affrontent non seulement les représentants de l’Etat, mais des groupes de marchands et de « citoyens » armés de gourdins et d’armes blanches, version décalquée des comités de vigilance kabyles, auxquels la dissuasion suffit pour l’instant. Ici, point de consensus, point de solidarités suspectes. Sans doute, des délégations ont porté aux responsables de ces wilayas des demandes d’amélioration de la survie, de fin de chômage, et de démocratie, mais dans la rue on reste indifférent à ces encadrements de fortune qui freinent sans pouvoir éviter les crashs. Et à travers les insinuations de l’information dominante, obligée de resservir la vieille thèse du complot, pour l’émeute d’Annaba par exemple, où elle n’a pu trouver aucun de ces déclencheurs moralement exploitables auxquels on peut alors réduire la colère comme c’était encore le cas à Khenchela, apparaît bien cette difficulté à récupérer.

Mais surtout, les émeutiers de l’Est ne sont pas en contact avec ceux de Kabylie. Ce sont là deux mouvements qui paraissent identiques, mais qui roulent en sens inverse, séparés par une bande d’arrêt d’urgence : celui de Kabylie recule ou fait la toupie en brûlant ses batteries ; celui des Aurès se découvre et s’élance, malheureusement pas loin, à cause de cette pénurie d’essence qui condamne les plus belles virées émeutières. Celui de Kabylie est fermement encadré par une représentation aux contours précis, aux objectifs assez éloignés de ceux qu’on peut prêter à sa base, et très éloignés de ceux que manifestent les émeutes de l’Est. Pourquoi les coordinations de Kabylie n’ont-elles pas pris en compte les colères à l’est de la Kabylie, auxquelles elles ne font pas référence une seule fois pendant qu’elles ont lieu ? Personne ne leur a demandé de s’expliquer sur ce qui, dans le meilleur des cas, est une négligence impardonnable. Et c’est bien cette faiblesse qui a provoqué la défaite d’Alger : les émeutiers kabyles ont abdiqué la responsabilité de leur révolte. Ils ne demandent pas de comptes à leurs délégués, ils croient peut-être que montrer l’exemple, caillasse à la main, suffit ; et ceux à qui ils ont laissé la direction et l’exégèse de leur propre colère les séparent désormais des autres émeutiers d’Algérie.

 

 

Une erreur d’optique

Une même erreur de vision afflige les principales révoltes modernes parce que notre instrument de mesure, l’information dominante, la distance et la dimension de l’événement tendent à nous faire confondre certains partis en présence de sorte à inverser certaines positions sur le terrain. C’est ce qui arrive quand on pense que, pendant la révolution française, les jacobins ont été les révolutionnaires, alors qu’ils ont été les contre-révolutionnaires chargés de sauver la société du siècle des Lumières contre la foudre des gueux sans-culottes ; pendant la révolution russe, de même, les bolcheviques ne sont pas des révolutionnaires, mais des contre-révolutionnaires chargés de sauver la religion économiste contre les gueux vêtus de leur lourd prolétariat ; et pendant la révolution iranienne, les pasdarans ont joué le même rôle de révolutionnaires pour la galerie, alors qu’ils étaient les contre-révolutionnaires qui empêchaient les gueux sans nom et sans religion d’attaquer tout ce que la communication infinie a de sacré.

Pendant cette même révolution iranienne est apparu l’archétype middleclass de cette erreur de vision, le sandinisme. Comme le monde était loin, et le Nicaragua petit, l’information dominante, qui commençait à avoir ses contours actuels, a pu amalgamer les petits chefs degauches sandinistes avec les insurgés nicaraguayens, les muchachos avec les niños. Vu d’Occident, le match droite contre gauche s’est substitué à la véritable bataille gueux contre valets et, du fait du braquage de l’instrument de mesure, lui-même valet et essentiellement degauche, les gueux se sont retrouvés dissimulés par les valets degauches. Le tas de gauche avait des têtes, ces têtes étaient sandinistes, le tas et les têtes parlaient de révolution, les contre-révolutionnaires sandinistes ont donc paru être des révolutionnaires.

La même illusion d’optique se retrouve en Algérie, en 2001. On a vu une série si imposante d’émeutes qu’on peut parler d’une insurrection ; on a vu des assemblées générales et des délégués qui non seulement ont renié tous les partis existants, mais qui ont parlé de la révolte comme si c’était la leur ; on a conclu que ces délégués étaient des insurgés. Mais, en Algérie comme au Nicaragua, comme lors des trois révolutions des deux derniers siècles, la frontière ne passe pas entre les valets en place et les valets qui veulent réformer la société, mais entre tous les valets d’un côté, et tous les gueux de l’autre.

Pour cette insurrection, il faut rappeler ce fait accablant : l’organisation en entier, depuis les assemblées générales dans les quartiers et villages jusqu’à l’Interwilaya, rien n’est issu de la révolte. A aucun moment, ce sont les insurgés qui se sont organisés. Voici ce qui s’est passé : devant le rejet de toutes les formes de gestion et d’encadrement érigées pendant le demi-siècle passé, les formes parallèles de gestion, existant en Kabylie en particulier, comités de quartier et de village, aârchs, ont été réactivées et se sont substituées au pouvoir défaillant. Ces organismes réanimés, gonflés par la fuite de tous les autres gestionnaires, se sont alors développés en coordinations plus vastes, et dotés d’une plate-forme de revendications qui leur donne une apparence de modernité.

Le mouvement des délégués de Kabylie se disait volontiers « citoyen ». Or, pour être « citoyen », il faut disposer des droits que confère l’Etat. Un « citoyen » est au moins légalement majeur. Les émeutiers de Kabylie sont pour la plupart des adolescents, donc pas des citoyens. Le mouvement des « citoyens » ne représente donc pas les émeutiers, qui en sont même, pour la plupart, exclus.

Dans la perspective d’un débat de l’humanité sur elle-même, la révolte de 2001 a montré ceci : une grande insurrection a mis en faillite et en fuite l’organisation de la société. Toutes les formes d’encadrement des pauvres sont elles aussi en faillite. Devant une débâcle aussi complète que menaçante, seul l’infâme lien du sang a résisté : les familles des insurgés ont puisé dans le passé tribal et ont exhumé et ranimé des momies d’organisations sociales qui végétaient dans cet immense village qui commence seulement à s’urbaniser. Mais la naissance d’une middleclass kabyle, à travers les coordinations, est une défense du vieux monde contre le parti de l’émeute, un interdit du débat, une interposition entre une offensive prometteuse contre un ennemi non écrasé, mais battu, en partie en fuite, une tentative, enfin, de faire cesser une révolte, et non pas une tentative de lui donner du fond, ou de l’altitude.

L’originalité de cette intercession middleclass in extremis est ce qui fait l’intérêt de cet événement. Tous ceux qui ont approuvé les coordinations en Kabylie parce qu’ils pensaient qu’elles représentaient une révolte sont les mêmes que ceux qui ont approuvé les sandinistes, les gardiens de la révolution, les bolcheviques et les jacobins. Tous ceux-là sont ceux qui se satisfont d’une révolte d’une partie de la middleclass contre une autre, tous ceux-là aident à faire croire que le débat de l’humanité est le débat de la middleclass. Tous ceux-là ont le célèbre cadavre dans la bouche.

Car, en Kabylie, depuis le printemps 2001, c’est à un contre-exemple de débat sur l’humanité qu’on assiste. Ce ne sont pas des insurgés qui discutent du monde, comme on pourrait le penser de loin, mais des familles d’insurgés qui discutent pour savoir comment arranger le coup, et en profiter si possible. La pénurie de but, de dialogue, de pensée exprimée et vérifiée qui ressort de cette révolte, au milieu des ruines des récupérateurs des quarante dernières années, est ici renversée et contenue par des récupérateurs ressuscités d’il y a plus de quarante années, non sans quelques ajouts middleclass modernes. Si les insurrections du début du millénaire sont marquées au sceau de la pénurie, de but et de débat, il faut aussi constater que si les récupérateurs ont épuisé toutes leurs cartouches, il leur reste quelques ressources, dont les coordinations kabyles vont nous montrer pendant tout l’été 2001 le meilleur exemple, ne serait-ce que parce que cet exemple reste brouillé par la vigueur désormais amputée de son imagination des émeutiers. Et, chaque mois, on verra alterner, à travers la mise en lumière des extraits qui servent le mieux à corriger l’erreur d’optique, les actes pratiques de cette révolte qui ne veut pas s’éteindre avec les textes de la contre-révolte, dans de longs et pénibles allers-retours.

 

 

Juillet 2001

L’insurrection, maintenant, change, notamment parce qu’elle reproduit l’identique. Une deuxième marche sur Alger a lieu le 5 juillet, initialement seulement réservée aux délégués (on se demande bien pourquoi), mais sans doute rejointe par quelques amateurs de la baston, comme l’indique le nombre de cinq mille marcheurs, largement plus grand que le nombre total de délégués : ce qui explique aussi qu’elle est bloquée avant d’arriver à la capitale. Suite à cet interdit, les affrontements reprennent à Tizi Ouzou devant la caserne de gendarmerie pendant les cinq jours qui suivent. D’autres affrontements, d’autres émeutes, d’autres coupures de routes soutiennent Tizi Ouzou : à Azazga, à Seddouk, à El Kseur, notamment, du 8 au 10 juillet, puis le 15 juillet à Aokas – on répète avec plaisir les noms de toutes ces petites villes au pavé qui ne tiédit pas. A l’est aussi, on ne s’avoue pas battu : à Oum Teboul, sur la frontière tunisienne, dans plusieurs communes avoisinantes, on s’émeut publiquement et on coupe les routes, on saccage même, entre la mairie et des véhicules, un poste frontière.

Il y a donc encore des émeutes, mais elles ont perdu beaucoup de leur franchise. Peu à peu, à force de ne pas trouver de dépassement dans la rue, l’émeute en Algérie ressemble à ce qu’elle a été en Palestine avec l’Intifada : les gestes sont répétés dans une sorte de violence habituelle qui sonne creux ; dans ces cas l’affrontement libre peut même devenir une contrainte, un acte militant, ou d’initiation, une sorte d’activité conformiste où se mettre en péril est nécessaire pour s’affirmer dans la communauté, pas très différente d’un bizutage. Quand la défaite a lieu au loin, comme dans l’offensive sur Alger, il est plus difficile, ensuite, de quitter le terrain qu’on croyait avoir conquis définitivement, en Kabylie. Les mêmes actes, qui étaient encore offensifs hier, deviennent défensifs aujourd’hui, parce que le diable de l’occasion a détraqué l’anémomètre ; et quand on ne veut pas croire à la défaite, même quand il vous fouette le visage on ne voit pas que le vent du désert a tourné. Pourtant, depuis 1992, l’expérience d’une retraite d’émeute longue et d’autant plus difficile qu’elle ne s’avouait pas retraite, ensanglante encore les mêmes contrées.

L’encadrement se modèle lentement autour de cette perspective ruinée. Déjà, le 14 juin, puis le 5 juillet, ce sont les coordinations qui ont désigné le lieu, le comment, et le pourquoi de l’effort et de l’exposition des pauvres dans la rue ; il en sera ainsi, de plus en plus, désormais. La notabilité, qui est toujours en danger quand la rue s’emplit d’un grondement contre l’injustice, s’aligne maintenant derrière cette foule, appliquée à paraître à côté, puis même devant. Sans doute, à ce moment-là, cette foule paraît un gâteau politique incertain, fluctuant, avec lequel s’exposer est risqué, autant parce que les foudres de l’Etat s’abattent volontiers sur les récupérateurs trop pressés qui se retrouvent avec les bonnets d’âne des boucs émissaires que parce que la masse à manipuler est encore incandescente et qu’on risque de s’y brûler. C’est pourquoi les premiers à s’en approcher par-derrière se distinguent encore mal des derniers rangs de ces émeutiers-là. Il y a là un discours en fusion, une singulière vérité qui était toute proche d’une formulation, un magot de communication.

Les activités les plus visibles des coordinations, pendant l’été 2001, vont être d’organiser le soutien aux familles des tués et aux blessés. En juillet, les délégués cherchent encore à confirmer leur unité autour de la plate-forme d’El Kseur. Il y a eu là une première grande dispute interne. La coordination de la wilaya de Tizi Ouzou a pris le nom de CADC (coordination des aârchs, daïras et communes). Dans l’autre capitale du mouvement, Bejaïa, au contraire, il y a division : d’un côté, le comité populaire de la wilaya de Bejaïa (CPWB), où siègent, parmi les délégués de quartiers et de villages, des représentants syndicaux et corporatistes, propose à nouveau, le 16 juillet, l’élargissement de la plate-forme d’El Kseur à l’abrogation du Code de la famille et à l’annulation des dispositions du nouveau Code de la presse qui avaient provoqué tant de sit-in, propositions qu’on trouve dans les programmes de certains partis politiques ; de l’autre, une CICB (coordination intercommunale de Bgayet, c’est-à-dire de Bejaïa), née le 19 juillet, sur le modèle de la CADC de Tizi Ouzou. Le rejet du lobbying politicien et syndical par la CICB semble davantage motivé par l’alignement sur la sagesse archaïque et antipolitique des organisations ancestrales que par la fureur d’émeutiers indignés par la tiédeur des dispositions légalistes en question, et ce rejet sera tacitement approuvé à la base lorsqu’une manifestation appelée par la CICB réunit, à Bejaïa, selon ses propres affirmations « plusieurs centaines de mille » (c’est-à-dire plus que les cent soixante-sept mille habitants de l’agglomération, impotents et nourrissons compris), le 26 juillet. Quoi qu’il en soit, la CICB a été rapidement seule représentante du mouvement à l’Interwilaya, le CPWB se trouvant rejeté dans une opposition qui ne lui a pas permis de ressembler à son homonyme, le Center for Professional Well Being.

La défense de ce comité populaire, lorsqu’elle est assurée par les trotskistes, laisse entrevoir que la dispute aurait eu pour objet l’exclusion de « l’extrême gauche », représentée par ce comité. Ses prises de position auraient été en faveur d’une « coordination nationale » et pour que la manifestation du 5 juillet ne soit pas une manifestation de délégués seulement, en rejetant le prétexte avancé d’une limitation de la violence. Il est remarquable dans cette dispute que chacun des deux partis voit l’influence du FFS dans les menées de l’autre. Mais il est certain que l’exclusion du comité populaire a permis à l’ensemble du mouvement une homogénéité que la présence des lobbies gauchistes, politiciens, syndicalistes ou universitaires en tant que tels, même peu compromis avec le régime, n’aurait pas permise. Par ailleurs, le risque d’une homogénéité occlusive ne semble pas avoir été discuté : les formes d’une organisation de révolte doivent pouvoir rester mobiles, dépendantes des événements et des acteurs, qui changent rapidement dans la formation du débat. L’organisation qui s’est mise en place a fait le choix, à travers la dispute de Bejaïa, d’une construction seulement plébiscitée mais non pas choisie et décidée par la rue. Désormais, le modèle de la CADC, seulement patiné et poli avec le temps, devient la forme organisationnelle unique du mouvement et les gauchistes seront rejetés dans le rôle d’une opposition très marginale.

L’acte suivant de cette constitution a été, le 26 juillet, la publication de deux textes par la CADC, qui là aussi marque son rôle dominant. Ce sont d’abord des « Principes directeurs », véritable charte d’organisation, dont le préambule réaffirme l’indépendance du mouvement envers l’Etat et tous les partis politiques et autres associations. C’est ensuite une description en quatorze points de l’architecture que le mouvement a appliquée à partir de ce moment.

C’est d’abord une véritable hiérarchie de la représentation. Il y a quatre niveaux d’assemblées : en bas, les assemblées générales des villages et quartiers, les anciennes jemaâs ; au-dessus, les coordinations communales des délégués des assemblées générales ; encore au-dessus, les coordinations de wilayas, composées de deux représentants par coordination communale ; et en haut, la coordination interwilaya avec un représentant par daïra, « choisi par voie de concertation par les délégués des coordinations communales de la Daira ».

C’est ensuite la réglementation des « conclaves », c’est-à-dire des réunions de délégués de la wilaya (le même mot sera repris pour les réunions de l’Interwilaya). Les conclaves ordinaires auront lieu tous les quinze jours et les événements peuvent exiger des convocations à des conclaves extraordinaires. La présidence est tournante et elle est composée de six membres, deux de la présidence sortante, deux de la présidence en exercice, deux de la prochaine présidence. Elle sera dotée de commissions permanentes (solidarité d’assistance et gestion de fonds de solidarité ; juridique) et de commissions ad hoc (par exemple : action et réflexion ; détenus et disparus ; liaison et contact avec les wilayas non représentées dans le mouvement).

Les principes effectivement énoncés signalent un fort attachement au contrôle de la base, dès l’introduction : « libre débat à la base, émanation à la base, démocratisation du mouvement » ; le point 7 affirme : « Principe de l’horizontalité » mais sans dire en quoi il consiste ; et le point 13 affirme que « les propositions de reflexion et d’actions doivent émaner de la base (villages et quartiers), synthétisées dans les coordinations, Aarchs, dairas et communes, puis dans les conclaves ».

Ce qui nous intéresse, dans la construction d’un cadre de débat ouvert, c’est essentiellement ce qui limite le possible de l’assemblée générale, souverain nécessaire d’un tel débat, et il y a, au stade de cette ébauche, de nombreuses objections qui n’ont pas été formulées ni débattues, à notre connaissance, en Kabylie.

Tout d’abord, la hiérarchie des assemblées fait des coordinations de wilayas et bien sûr de l’Interwilaya des assemblées indirectes, non élues à la base.

Quoiqu’on reconnaisse à l’assemblée de base, donc à l’assemblée générale, la prérogative de proposer les réflexions et les actions dans le point 13, on la dépossède de son essence d’unité de base : le point 2 déclare clairement que cette « unité de base » est la coordination communale, donc déjà une assemblée de délégués.

La seule référence à un mode d’élection des représentants est celui concernant la délégation à l’Interwilaya : elle se fait par concertation. Nulle part il n’est précisé ni même envisagé un désaccord d’un collège électoral, un vote partagé. De même, ni la révocabilité ni la rotation des délégués ne sont évoquées : il est seulement question de la rotation de la présidence de la coordination.

Le second texte publié le 26 juillet par la CADC est un « code d’honneur » en onze points intitulé « Les délégués du mouvement s’engagent à : ».

Le premier point est l’engagement de respecter les « Principes directeurs ».

Il s’agit ensuite de manifester une fois de plus l’indépendance politique du mouvement, vis-à-vis des partis et surtout de l’Etat (« ne mener aucune activité et action qui vise à nouer des liens directs ou indirects avec le pouvoir »).

Le dernier point demande de manifester la solidarité envers toute personne qui subirait « des conséquences facheuses suite à son activité dans le mouvement ».

Contre la tendance kabyle mentale il est expressément appelé à « donner au mouvement une dimension nationale ».

Ce code d’honneur à son tour mérite d’être examiné de manière critique :

« Donner au mouvement une dimension nationale » est une bien curieuse formulation pour tous les gueux qui crachent autant sur toutes les nations que sur le kabyle mental.

Le point 2 demande d’« honorer le sang des martyrs », ce qui laisse supposer que pour être délégué il faut au moins être d’accord avec la dénomination de « martyr » pour les victimes des émeutes et avec l’idée, pour le moins discutable, d’« honorer le sang ».

Enfin, le point 3 appelle à « respecter l’esprit résolument pacifique du mouvement ». A moins de laisser entendre que l’émeute est conforme à un esprit résolument pacifique, ce qui, si on est bienveillant, est un non-sens, il s’agit là d’un désaveu formel de la forme de lutte qui a nécessité ce système de délégation, l’émeute justement. Ce point interdit à tout délégué de devenir un émeutier, et même de conduire tout autre type d’acte offensif contre l’ennemi, si on veut bien admettre que conduire un acte offensif contre un ennemi nécessite un esprit contraire à un esprit résolument pacifique.

 

 

Août 2001

Après plusieurs semaines d’interruption, des affrontements recommencent le 8 août, lors d’une nouvelle tentative de marche sur la présidence de la République, décidée par les coordinations, qui s’obstinent à rejouer le 14 juin, soit parce que cette défaite inavouée ne peut pas être acceptée, soit parce que, en conduisant la rue à des manifestations et affrontements rituels, on la canalise, on l’épuise, on la soumet. A Naciria, les manifestants essaient de forcer les barrages policiers. Après le retour des bus refoulés, on se bat autour du commissariat d’Amizour, devant la gendarmerie de Tizi Ouzou, et dans cinq autres localités. Le 9, le 10 et le 11 août, c’est reparti à Tizi Ouzou, El Kseur où les émeutiers parviennent à libérer les prisonniers, Amizour, Maâtkas et Guenzet, près de Sétif, ainsi que sur la route devant Naciria à Tadmaït. A Tizi Ouzou, le 11, le ministre de l’Intérieur est reçu comme une insulte, et raccompagné par une émeute. Le 12 août, on se bat encore à Naciria et à Sidi Aïch, puis sporadiquement, dans plusieurs quartiers de Tizi Ouzou, jusqu’au 15 août, date à laquelle le même ministre de l’Intérieur est obligé d’écourter sa visite à Bejaïa, en avion parce que les routes sont barrées par des insurgés. Encore une semaine bien pleine, mais à l’est rien de nouveau.

Cette façon de se battre correspond à ce qu’on peut désigner avec le mot déjà odieux de « semi-insurrection », odieux parce qu’il admet une sorte de conservatisme dans la révolte même. Ce sont des actes offensifs s’ils sont considérés séparément, mais rituels et défensifs s’ils sont captés dans le cours du mouvement. La violence offensive de ces combats est restée la même et, par cette loi curieuse de la guerre, une violence offensive qui reste la même régresse en vérité, car la répétition de l’acte ôte l’élément de surprise, la grandeur du possible, la joie et l’exaltation qui transcende les moments dont le soudain horizon est l’histoire.

Tous les 20 août, dans la vallée de la Soummam, a lieu la commémoration du Congrès de la Soummam de 1956, tenu alors par le FLN sous l’occupation française. En 2001, les délégués de l’Interwilaya atteignent là une apogée de leur influence puisqu’ils parviennent à y faire marcher une foule suffisamment inquiétante pour que la vallée soit interdite aux officiels du FLN et de l’Etat, sans être eux-mêmes comptés parmi les officiels. Car il ne s’agissait nullement de critiquer cette commémoration, ses préceptes et ses stalino-nationalistes, mais de se l’approprier. Ouvrant l’obscur dossier des manœuvres de carriéristes politiciens de jadis, cette coordination prétend « restituer au peuple son histoire » et remettre la révolte actuelle dans le fil de cette péripétie de la bataille pour la création de l’Etat algérien : « 1956-2001, le combat continue. » Après avoir commencé à se substituer à lui, et à obstruer son avenir en le séparant de l’histoire vécue, c’est dans un passé de révolte guérilleuse qu’on prétend ancrer ce mouvement ; et la coloration kabyle mentale de la coordination avance à peine masquée dans cette réécriture du passé sans émeute, puisque le Congrès de 1956 avait été le moment de la critique, par le Kabyle Abane Ramdane, assassiné l’année suivante, de l’orientation arabo-islamique posée dans le FLN par la tendance militaire en exil, au détriment des militants civils de l’intérieur, parmi lesquels les Kabyles, non arabes, non musulmans, étaient surreprésentés. Le 20 août 2001, la coordination interwilaya parvient à imposer une vision de l’histoire dont la négativité émeutière est exclue et où le FLN n’est plus mis en cause qu’au nom d’une de ses fractions. C’est bien là une conception de la révolte du point de vue du pouvoir établi, et non de sa critique.

Les 30 et 31, l’Interwilaya se réunit à Tubirett-Imceddalen (M’Chedallah), dans la wilaya de Bouira. Cette réunion est remarquable par son document de synthèse, en deux parties : un « Bilan du mouvement » et un paquet de « Perspectives du mouvement », ce qui indique une capacité d’analyse et de réflexion sur soi, qui a sans doute été le point culminant de cette tentative de délégation, un mois et demi après la première marche sur Alger, qui était le point culminant de l’ensemble du mouvement – ce que cette synthèse de l’Interwilaya ne peut pas reconnaître.

La partie « Bilan » est divisée en quatre : un préambule, les points forts, les points faibles, une conclusion. Le préambule répète comme une litanie le credo idéologique du mouvement qui discrédite toute la phase offensive par laquelle il a commencé : victime, « résolument pacifique », citoyen, d’« essence démocratique ». Le nom de « printemps noir » est apposé à l’insurrection avec la connotation martyre. Un manichéisme moral se substitue aux divergences d’intérêt et de perspectives, qui seraient précisément ce qui justifie une « synthèse » : d’un côté, des revendications légitimes présentées « pacifiquement » par de gentils « citoyennes et citoyens », de l’autre un « pouvoir mafieux et assassin » mettant en œuvre « une répression sanglante » et même des « pratiques diaboliques ».

Parmi les « points forts », qui commencent par « l’extraordinaire mobilisation citoyenne » (sans qu’il soit précisé en quoi elle aurait été « citoyenne », justement), on trouve de belles paroles de récupérateurs : « contribution à l’arrêt de l’effusion du sang », ce qui est une insulte à l’émeute, où des gueux affirmaient préférer mourir que continuer la honte et la misère de la hogra ; « réappropriation des dates historiques », qui est un méprisable regard vers le passé, une glorification du 20 août, au cœur d’un mouvement qui a l’avenir comme possible ; « horizontalité du mouvement (impossibilité de la récupération du mouvement) », ce qui n’est pas sans ironie dans le document final d’une réunion de délégués de délégués de délégués, comme l’est l’Interwilaya ; « canalisation des énergies de la jeunesse », qui est un criant aveu de dépossession et de manipulation des révoltés ; « renaissance d’une organisation ancestrale pour contrer toutes forme d’injustice qui s’inscrit dans la modernité », où l’on n’a pas honte de s’appuyer sur la pire tradition, tribale, celle du sang, pour entraver et miner le présent le plus furieux.

Evidemment, les « points faibles » sont plus rares, mais aussi plus judicieux, et plus intéressants : « carence dans la gestion de l’information et de la communication », alors que le ralliement de la presse francophone algérienne au « mouvement citoyen » est quasi unanime ; « manque de suivi des actions et décisions entérinées », on se demande ici lesquelles ; « mauvaise gestion des actions entreprises », sans dire avec quelles conséquences sur les délégués commis à cette gestion ; « absence de l’élément féminin au sein de notre organisation », sans remède pour la pallier ; « insuffisance en matière de réflexion », qui est certainement le point d’autocritique le plus à l’honneur de cette délégation ; « non-capitalisation de toutes les sympathies exprimées au niveau national et international » pour dire dans le plus beau langage marchand qu’on n’a pas suffisamment profité des spectateurs et des touristes disposés à applaudir ce bel événement.

La conclusion met seulement en garde contre les tentatives du « pouvoir », manipulateur, et qui joue les ingénus devant le refus de négocier imposé aux coordinations par leur seul objectif, la plate-forme de revendications d’El Kseur, dont la prépondérance est rappelée avec insistance.

Ce qui est appelé « Perspectives » est une série d’actions pratiques, avec une nouvelle manifestation prévue à Alger, mais seulement le 5 octobre, montrant que ces tentatives-là s’espacent, et un conclave dans la capitale, mais sans date. On y trouve aussi le maintien de la quarantaine des gendarmes, l’appel à encourager la participation des femmes, le projet d’une conférence nationale, l’élaboration d’une charte d’honneur pour l’Interwilaya, la saisine des instances internationales « sur les événements du printemps noir » et un dépôt de plainte à l’ignoble TPI (Tribunal pénal international), du parti démocrato-parlementaire mondial. Le reste est une liste de mesures symboliques, pas moins ignobles, et de propagande : édification de stèles pour les martyrs, port de brassard noir dans les écoles, une journée de deuil le 15 septembre, lancer une pétition nationale pour la plate-forme d’El Kseur, la faire connaître par d’autres moyens encore, et diverses mesures ponctuelles concernant le calendrier scolaire.

 

 

Septembre 2001

Le 5 septembre échauffourées à M’Chedallah, le 7 attaque de la gendarmerie, ou de ce qu’il en reste, à Azazga, le 12 affrontements sur la route Bejaïa-Bouira et à El Kseur, le 13, à la suite de l’annulation d’un match de football, affrontements avec les gendarmes à Tizi Ouzou, le 15 septembre grève générale et affrontements à Bejaïa, les 18 et 19 baston à Freha, le 22 émeute à Tizi Ouzou, saccage d’établissements scolaires à Bejaïa le 25 septembre. La liste des turbulences a encore baissé par rapport au mois d’août, ce sont là les beaux restes d’un mouvement qui ne suit pas ses délégués canaliseurs de jeunesse, mais qui agit encore comme s’il les précédait.

Les 27 et 28 septembre, le conclave interwilaya à Ath Jennad (Freha) entérine une forme définitive de l’organisation des coordinations, et de son discours. Les « Principes directeurs » et le « code d’honneur » de la CADC y sont repris, avec quelques modifications, dont l’ajout d’un bref paragraphe intitulé « Voies et moyens ».

Ce qui, dans le préambule, reste identique par rapport au texte publié par la CADC en juillet est le fait que le nom du premier lycéen tué à Beni Douala en avril y est inscrit en lettres majuscules avec un descriptif disproportionné de l’incident initial, pour bien mettre en valeur le martyrisme, et pour que l’événement déclencheur pèse de tout son poids mort. On apprend ensuite que ce qui est « diabolique » sont les manipulations du « pouvoir », qui a « sciemment transformé en émeutes sanglantes » tous les « facteurs à l’origine de la révolte de la jeunesse ». C’est une diabolisation de l’émeute, qui est violence, agression, illégale et offensive. L’énumération des quatre facteurs « à l’origine de la révolte » est un charabia idéologique très éloigné de la parole et des actes des émeutiers : « une violation massive des droits de l’homme, le déni identitaire, l’exclusion sociale et le marasme économique ». Dans ce premier paragraphe, l’émeute est donc condamnée comme étant le fait de l’ennemi des émeutiers, et les causes de la révolte sont réduites aux abstractions les plus pauvres dont est capable la middleclass quand elle s’apitoie sur son propre sort.

Le paragraphe suivant affirme que le « pouvoir maffieux » n’aurait pas accédé « aux revendications démocratiques et sociales exprimées pacifiquement par les citoyens ». Ce n’est pas un parti de gauche suisse qui prépare une campagne électorale qui parle ici, mais un mouvement qui apparaît comme l’émanation de plusieurs centaines d’émeutes, qui si elles ne sont pas agglomérées ici à des revendications pacifiques de citoyens sont franchement niées. Et comment, pourquoi et depuis quand un pouvoir mafieux accéderait-il aux revendications démocratiques de citoyens pacifiques ? Au nom de quoi ? Et comment combattre cet état de fait, si on reste pacifique ?

La phraséologie middleclass qui est devenue le ton de l’Interwilaya trouve une expression concentrée dans l’affirmation suivante : « Cette situation macabre a interpellé les comités de villages et de quartiers et fait sentir le besoin de s’organiser pour poser les premiers jalons d’une dynamique citoyenne pour perpétuer le combat de nos valeureux martyrs du printemps noir 2001. » Le terme de « printemps noir », référence exclusive à la tristesse et au deuil – qui sert à couper les genoux, à transformer en solennité toute colère, à baisser les bras et les regards, à se taire et à faire taire –, associé aux « valeureux martyrs », dégrade toute la joyeuse part offensive du mouvement en regrettable tragédie, dont il faut pleurer. Mais il est surtout ici reconnu que la révolte a simplement « interpellé » des organisations préexistantes – comités de villages et de quartiers – et que ce sont elles qui ont posé les premiers jalons d’une « dynamique citoyenne », va savoir ce que c’est, en tout cas ça sent le vomi tiède. Enfin, on constate que c’est la dynamique citoyenne qui doit « perpétuer » le combat des « martyrs ». Ce qui veut dire que le combat des martyrs est terminé, en effet ils sont morts, et qu’on ne se battra plus qu’en tant que « dynamique citoyenne ». Et plus loin le document appuie sur ce champignon mou : « Le mouvement d’essence démocratique, résolument pacifique, revendicatif et citoyen a affirmé ses principes (…) » Vive la Suisse.

D’autres insanités encombrent le reste du préambule, destiné à réaffirmer l’indépendance et l’autonomie politique du mouvement mais dans le « respect du pluralisme politique », et à rappeler que le but reste la satisfaction des revendications de la plate-forme d’El Kseur, tiède comme du vomi. Toujours pour supprimer dialectiquement l’émeute gueuse, le texte répète encore que « ce mouvement de révolte » serait « une affirmation citoyenne ». L’insistance avec laquelle le terme citoyen est martelé signale la sourde scission entre ces citoyens délégués d’eux-mêmes, majoritairement respectueux des lois, et les adolescents destructeurs de bâtiments publics, dont la turbulence les a tellement inquiétés qu’ils ont fait de cette inquiétude une dynamique citoyenne, c’est-à-dire une occultation des combattants de la rue.

La partie « Organisation et fonctionnement » commence après une introduction qui réaffirme d’abord le souci de l’horizontalité et l’importance d’un code éthique, ce qui semble indiquer que la finalité d’« Organisation et fonctionnement » est éthique, puis le rappel des principes démocratiques, très flous dans leur descriptif littéralement inchangé du texte de la CADC en juillet, et enfin la souscription obligatoire à la plate-forme d’El Kseur. L’introduction se termine sur le fait que la coordination interwilaya n’est pas une structure organique, mais « un espace de synthétisation des réflexions de la base (…) ». Si l’Interwilaya s’autoproclame état-major, elle n’en est pas moins aussi le généralissime, qui ordonne et statue finalement non seulement en terme de propositions, mais en terme d’actions à mener, de principes et de perspectives. En dépit de sa modestie institutionnelle, l’Interwilaya ne s’est pas contentée d’élaborer et de publier des synthèses, outrepassant largement l’autodéfinition de son mandat.

Le premier des vingt-trois points est repris intégralement de la CADC : « Les délégués sont élus en assemblée générale des villages ou de quartiers. » Cela n’est vrai que pour le premier échelon de la pyramide. Mais, dès le second des quatre échelons, la coordination communale, il n’y a plus d’assemblée générale, mais seulement des assemblées de délégués, qui s’élisent entre eux.

Le second point concerne les devoirs de ces délégués : « Au niveau de l’organisation, ils doivent respecter les principes de l’élection à la base, le caractère citoyen et transpartisan du mouvement. » Respecter les principes de l’élection à la base ne signifie pas que les délégués sont révocables, ce qui aurait été facile à stipuler si cela avait été voulu ; et le caractère citoyen et transpartisan est peut-être très clair pour un citoyen transpartisan de Kabylie, mais pas pour un gueux mécontent et sourcilleux des conditions de la mise en débat de son mécontentement dans le reste du monde.

Le troisième point dit : « Les coordinations de wilaya ont l’autonomie d’action et de structuration dont la base est la commune. » Ce qui semble signifier que la base du mouvement n’est pas l’assemblée générale de village ou de quartier, mais la coordination communale, formulation légèrement différente, mais avec un sens identique de la détermination de l’unité de base du mouvement dans le document de la CADC. Le point 16 est une confirmation de cette dépossession de l’assemblée générale par l’assemblée de délégués : « Les propositions de réflexion et d’actions doivent émaner d’abord des coordinations locales puis synthétisées au niveau des coordinations wilayales, puis en inter wilaya. » Dans le document de la CADC, c’était encore l’assemblée de base qui devait pourvoir à ces propositions. De même, on affirme ici un fonctionnement hiérarchique qui ne prévoit pas que les choix de délégués de délégués (propositions ou synthèses) redescendent l’échelle pour être discutés et approuvés par les assemblées générales à la base ; si une « coordination locale » propose, c’est au niveau supérieur qu’on adopte, et même les autres coordinations locales ne sont pas appelées à en discuter.

Le mode de décision est confirmé au point 7 : « Dans les travaux des conclaves inter-wilayas, les décisions sont prises par voie consensuelle. » Ce qui rend extrêmement difficile la critique, exclut la situation du désaccord, marginalise les idées nouvelles et interdit que des tendances ne s’élaborent. Même le vote à 75 %, s’il a existé, n’est pas stipulé dans les « Principes directeurs ».

Enfin, la prise de parole est codifiée : « La prise de parole se fait par le porte parole désigné pour chaque coordination de wilaya. Son intervention doit recouper l’avis de la Wilaya. » On notera que l’intervention d’un porte-parole ne doit que « recouper » l’avis de ses mandants ! « Pour les débats, les interventions se font au prorata du nombre de représentations pour chaque coordination de wilaya. » On ne parle pas en fonction de l’importance de ce qu’on a à dire, on parle plus ou moins longtemps en fonction du nombre de délégations qu’on représente. La forme de débat qui permet le mieux d’assurer des argumentations complètes et leur réfutation, le dialogue, semble donc exclue.

Le code d’honneur est essentiellement la reprise de celui de la CADC. On y trouve cependant le point 10 : « Ne faire aucune déclaration aux médias au nom de l’inter wilaya », ce qui rappelle la grande proximité des médias, et qui n’interdit d’ailleurs pas de dialoguer publiquement avec ou sur ces médias en son nom propre.

Enfin, le chapitre « Voies et moyens » n’offre aucune possibilité quant aux voies et moyens pour mener un débat sur le monde, un mouvement de révolte offensif, ou une éventuelle critique pratique contre marchandise, Etat et information dominante. C’est en fait un manifeste pour que la Suisse reste un pays modèle de la middleclass :

        1. Pressions populaires d’essence pacifique.
        2. Pressions médiatiques.
        3. Pressions juridiques.
        4. Pressions politiques.

D – De la durée des défaites

Avec le recul, on peut dire : le printemps était une explosion ; de Beni Douala, le 18 avril, à Alger, le 14 juin, des adolescents bien intentionnés ont débroussaillé le sous-bois corrompu de l’Etat, ont dessiné à coups d’incendies, de blocages de rues et de routes, avec leur sang, le lieu de l’assemblée, et ont repoussé à la périphérie de ce périmètre les chiens d’un ordre effectivement mafieux. En deux mois, ils ont gratifié le monde d’une densité inégalée d’émeutes, que nous, observateurs extérieurs, renonçons même à compter, car il y eut vraisemblablement plusieurs centaines de ces explosions festives, de ces cris de joie du fond de la vie par lesquels les pauvres signalent qu’ils sont indispensables à l’histoire, et que toute forme de débat sur l’humanité commence dans ces moments où ils s’emploient de toute leur vigoureuse vitalité, de toute leur intelligence pratique, de toutes leurs capacités ludiques à construire des situations.

On doit ajouter que la belle clairière ainsi ouverte a été occupée par leurs frères, oncles, pères, grands-pères pendant tout l’été, de la mi-juin à la fin septembre ; après, l’herbe n’a pas repoussé. Et pendant que les admirables sauveurs de l’honneur humain, mineurs passionnés, continuaient à agrandir le périmètre du centre du monde, leurs familles, ces ancêtres vivants, s’y assemblaient et statuaient là, avec la ferme prudence des conservateurs en temps de changement. Fondant des coordinations, des assemblées de délégués, cet arrière-ban timide, qui s’installe sur le gazon tondu, en exclut les enfants, dont le dangereux vacarme en bordure du lieu est encore toléré et même soutenu, mais non pas parce qu’il est riche, beau, prometteur, mais parce que tel est l’esprit de famille : on y soutient hypocritement la génération en rupture tant qu’on craint d’avoir, sinon, à l’affronter.

L’insurrection de 2001 en Algérie est restée dans cette prison kabyle : après la saison des offensives de rue est apparue la saison de la défensive de conclaves. Pendant tout l’été, les deux fractions ont continué chacune leur œuvre, mais l’offensive des jeunes est plus difficile à maintenir que la défensive des vieux. On a donc vu, de juin à septembre, le parti de la rue perdre en importance et le parti des coordinations en gagner. Tout autour, l’ennemi qui était en débandade au printemps s’est ressaisi et regroupé autour de la trouée dégagée, sans pouvoir entrer, mais en empêchant de sortir.

Il faudrait, pour rendre l’hommage qu’ils méritent, raconter la suite, longue série inégalée d’émeutes que les mêmes combattants ont prodiguées avec un courage admirable, malgré l’adversité du monde, des Etats les plus importants, des marchands et des informateurs, de l’Etat algérien, des familles, des lignages et des clans kabyles et des coordinations qui ont tous tenté, chacun apportant sa manière, de les freiner. Depuis le 5 octobre 2001, lorsque ces organisations appellent à une nouvelle marche sur Alger, qui échoue, mais qui commence par une émeute dans le lointain Atlas, et qui continue à vérifier sa géographie de la colère à travers toute une semaine dans les principales localités kabyles, jusqu’en 2003, les plus beaux adolescents de leur temps ont continué un combat qui s’est épuisé plus vite qu’eux. Car à chaque nouveau début, il y en eut encore des centaines, comment ne pas rêver qu’il serait le véritable début, celui qui irait au-delà de tout ce qui était figé à travers le tiède maçonnage du porte-parole usurpateur de cette critique de la société, l’échafaudage des coordinations ?

Il ne servirait qu’à la complaisance dans la lente et impitoyable défaite de continuer le récit méticuleux des événements au travers de l’automne puis de l’hiver qui ont continué de leur manger la moelle. Il n’est probablement pas d’indicateur plus fiable que cet universitaire, Alain Mahé, qui avait publié justement en 2001 une ‘Histoire de la Grande Kabylie’ et qui disait deux ans plus tard : « Car les coordinations n’ont fonctionné de manière satisfaisante que quelques mois, jusqu’en août 2001. Les modes d’organisation ont vite perdu de leur vigueur démocratique. Certains – les “délégués Taiwan”, se moquent les Algériens, en référence à un certain art de la contrefaçon – ont dévoyé leur mandat pour négocier avec le pouvoir. Progressivement, la plupart ont cessé de revenir à la base. “Plus personne de notre village ne siège au sein de la coordination : nous ne savons même pas comment sont prises ces décisions de grève”, déclarait ainsi récemment un commerçant de la région d’Azazga. » Car à partir du moment où les émeutes s’affadissent, comme des fêtes rejouées à l’identique avec les mêmes acteurs, les mêmes plaisirs, et les mêmes frustrations, les coordinations ont pu négliger même leurs apparences de contrôle par la base, qui semble n’avoir jamais même tenté de s’exprimer à travers ces réunions normées loin des combats auxquels elles ont été imperméables.

Mais aussi, comment cette pyramide à quatre étages, où les décisions sont prises par des délégués de délégués de délégués, sans que les propositions adoptées aient été au préalable soumises aux assemblées générales, n’aurait-elle pas, justement, écrasé ces assemblées générales, elles-mêmes si peu générales qu’elles étaient des gérontocraties mâles à peine rajeunies ? Où était cette révocabilité qui fait de mon délégué mon commis et non l’inverse comme dans le parlementarisme, mais qui, absente des « principes » ou « codes d’honneur » de ces assemblées, n’apparaît que dans les rêves des spectateurs au loin, comme ce Georges Rivière qui affirme que « les délégués des rencontres de la coordination ont un mandat strict de porte-parole de leur collectif de base et sont révocables à tout moment » ou ces « quelques amis français des aârchs » qui prétendent que « les assemblées délèguent ceux qu’elles jugent les plus compétents, elles usent de leur pouvoir de révocation et dans certains endroits – impossible de savoir si cette pratique est très répandue – il y a une rotation systématique des délégués » ? Et comment le libre discours d’une révolte d’adolescents pourrait-il animer les prudents notables et marchands qui prétendaient parler en leur nom, et dont certains ont réussi à conserver leur mandat d’avant la révolte, opposant à la possibilité du désaccord le mode de décision du consensus, à peine réformé (à 25 % pour être précis), et récusant le dialogue comme forme de débat ? Comment des assemblées où les porte-parole ne sont tenus que de « recouper » l’avis de leurs mandants, et où ils parlent en proportion de la quantité de leurs mandats, pourraient-elles mettre en débat la qualité de leurs mandants ? Comment, enfin, ce système, si clairement issu de la tradition kabyle, pourrait-il se propager hors de Kabylie, et pourquoi et au nom de quoi d’autres pauvres pourraient-ils être attirés par un tel mécanisme, si inapte à prendre pour objet le monde, si impropre aux discours nécessaires dans notre temps ?

Car s’il faut répéter rapidement les idées et principes qui s’étaient incrustés là de manière impérative, scellée et non négociable, on en viendrait à marmonner le plus plat réformisme. Il y a sans doute une concession à la rue, lorsqu’il est fait table rase de toutes les organisations de récupérateurs existantes : pas de partis politiques, pas de négociation avec l’Etat, dehors les gendarmes ; mais un regard moyennement critique constate aussitôt que tout cela, qui n’est que la conclusion vide-ordure à adopter face à la pourriture sociale la plus décomposée du demi-siècle écoulé, est aussitôt racheté et conservé par tout le reste des mêmes fières revendications : le mouvement citoyen qui veut seulement participer à l’Etat mais qui dès son qualificatif de citoyen se ferme à ces acteurs pourtant principaux du moment que sont les adolescents, des réformes pseudo-démocratiques pour contrôler une police, et non pour la supprimer, un pacifisme qui dément ouvertement les émeutiers, et même, sous les appels à étendre toute cette noble épuration éthique de l’Etat corrompu à toute l’Algérie, la revendication kabyle mentale, qui prend une allure organique dans la genèse et la constitution des coordinations mêmes, de sorte à dégoûter tous les ennemis de la famille et de la tribu.

A travers ces plates-formes et ces synthèses, on ne reconnaît qu’une forme de négociation pour un Etat meilleur. Cette modération n’est masquée que par l’interdit initial de négocier avec cet Etat, c’est-à-dire ce régime ; mais qu’est-ce qui interdit de négocier si le régime change ? Rien, sans doute, car le cas est aussi peu prévu que tout ce qui pourrait se produire. Et il n’est prévu, en particulier, aucun changement de la société, pour peu que de gentils gestionnaires non corrompus aient l’obligeance de remplacer, avec toute la vertu idéale de la middleclass, les fourbes et les tortionnaires qui gouvernent, c’est-à-dire d’accepter telle quelle la mièvre plate-forme d’El Kseur. Pas de programme d’extension des coordinations au monde, mais pas même à l’Algérie entière ; pas de critique de la forme même de l’Etat et des intérêts auxquels correspond une telle organisation ; pas de critique du monde marchand ; pas de critique de la consanguinité ; pas de critique de l’information dominante qui n’est évidemment pas la presse du régime, mais son opposition, en particulier l’information francophone algérienne, véritable tête de pont locale de ce courant de pensée mondial.

Il était peut-être bien interdit aux délégués de parler aux médias au nom de l’Interwilaya, mais il n’y a eu aucune critique de cette information d’opposition et pour cause : elle n’a pas seulement soutenu le mouvement, elle a parlé d’une même voix que les coordinations. Les débris gauchistes et postsituationnistes qui ont largement soutenu, à la suite de Jaime Semprun, cette organisation semi-improvisée n’ont apparemment pas même remarqué cette confluence qui est bien plus qu’une connivence. Cette information a été le porte-parole de cette nouvelle cohésion kabyle et inversement, de sorte qu’ensemble, coordinations et information dominante ont constitué ce tampon si suspect entre l’hémorragie de l’Etat algérien et les coups de boutoir d’une nouvelle génération comme le rappelle avec une morgue inconsciente le rapport de synthèse de l’Interwilaya de Tubirett-Imceddalen, fin août, lorsqu’il se vante d’avoir réussi la « canalisation des énergies de la jeunesse ». Et, plus tard, on verra des délégués qui ne peuvent pas être suspectés d’avoir participé à quelque rotation des tâches devenir des vedettes et des interlocuteurs privilégiés de cette information, comme ce Guerbi ou cet Abrika : même la célébrité et le vedettariat, qui étaient déjà conférés de manière infamante aux martyrs, n’ont pas été critiqués pour ces pseudo-représentants d’anonymes si vivants.

L’information hors d’Algérie n’a pas fait de l’Interwilaya une nouvelle place Tian’anmen. Elle n’a exalté cette nouvelle troupe de récupérateurs que du bout des lèvres, en passant. Il est vrai que la situation en Algérie ne correspond pas exactement au manichéisme qu’elle affectionne. En effet, en Algérie, le décor est fait de massacres inexpliqués, de tortures et de violences, pas toujours dénoncées par cette information, et d’un islam qui, ce mois de septembre 2001, devient dans le monde entier, sous une de ses variantes modernistes et hors la loi, à laquelle on peut donc agglomérer les différentes divisions de l’islam en Algérie, ce qu’on appellera l’axe du Mal, et qui constitue une opposition bien plus sexy que le Kabyle mental, frelaté et têtu, mélange de vertu ancienne mais non adaptée à l’aliénation de la ville et de modernisme middleclass, déjà discrédité dans le cœur des villes. Même un Semprun avoue s’étonner de la prise de parti de coordinations, d’ailleurs tout à fait conforme à la position de l’information francophone algérienne, sur le terrorisme, qui vont jusqu’à envoyer au président Bush un télégramme de condoléances après le 11 septembre : en voilà un qui a dû bien rire, si quelqu’un lui a expliqué ce qu’était une Interwilaya. Mais il est vrai que ce tampon mou a trouvé sa voie, geignarde, dans le fait d’essuyer les larmes du deuil et dans l’exaltation du martyrisme.

Les gueux dans le monde n’ont pas vu là la part de la révolte, même quand ils la partageaient, comme à Cincinnati, ou en Ethiopie, au printemps 2001. Le binôme information-coordinations a bien travaillé : l’insurrection est restée inconnue et dissimulée, et la tentative de l’arrêter par le discours a réussi à passer pour le contraire, l’émanation de l’insurrection, son discours. La muselière improvisée des coordinations a passé pour un mégaphone, le vide consternant des idées, pratiquement limitées à la plate-forme d’El Kseur, n’a pas choqué et interpellé les quelques sympathisants de l’extrême gauche dont le rêve de révolte est toujours celui qui était nouveau dans le troisième quart du siècle passé. Pourtant, cette insurrection était la première grande manifestation libérée de la plus grande insurrection sur le sol de l’Etat d’Algérie, entre 1988 et 1992, la première et fière évasion hors des rets d’une défaite interminable et sanglante qui a rongé toute une génération. Et cette régénération à elle seule mérite d’être citée en exemple. Même si l’Etat algérien et ses parrains, l’information algérienne et ses parrains, les coordinations et ses Kabyles mentaux ont réussi à étouffer pour le monde l’importance de cette fraîcheur et le sens profond et véritable de cette reprise de l’hostilité, le monde n’a pas fini de ressentir les conséquences de ces deux grandes aventures de la négativité qui sont tout ce qui méritera d’être rappelé dans le nom d’Algérie. Et, dans cette perspective, le silence persistant des gueux soulevés eux-mêmes apparaît davantage comme une menace que comme l’abrutissement auquel, dans l’histoire, la défaite réduit les plus intelligents.

La question qui reste alors posée est : comment les gueux soulevés n’ont-ils pas culbuté cette mièvre prétention de leur passer la bride au cou, et de parler en leur nom ? Pourquoi n’ont-ils pas, eux-mêmes, clamé le sens de leurs actes, et comment ont-ils permis l’usurpation de leur parole, qui commençait si clairement dans la rue et qui finissait si brouillée au détour des conclaves ? Ont-ils véritablement pris le frein à main des coordinations pour l’accélérateur de leur désir, de leur imagination, de leur possible ?

De nombreuses réponses sautent à l’esprit. D’abord, comment parle-t-on d’un siège de gendarmerie à l’autre ? On passe par les carrefours tenus par la famille, les clans, les parents : ce sont eux qui colportent la parole et qui la déforment au passage selon leurs intérêts. Salauds de vieux ! Au moment où, en face de soi, on critique des gens en armes envoyés par cet ennemi appelé l’Etat, on ne se méfie pas des gens dont l’arme est la parole, qui sont dans votre dos et prétendent, non sans apparence, être derrière vous. La critique du sang, de la famille, est le préalable à une prochaine insurrection en Kabylie. Ensuite, lorsqu’il faut parler, de quel côté est la maîtrise de la parole, du côté des vieillards et des militants qui l’ont exercée depuis des décennies, ou du côté des enfants incultes, dont le langage se résume au jet de pierre et à la mise à feu hardie d’une position ennemie, au cri de joie ? Et puis, comment entre-t-on dans ces tajmaâts qui prétendent parler de ce qu’on fait ? En cassant tout, ou sur la pointe des pieds ? C’est un autre courage qui est nécessaire pour casser tout dans une assemblée de notables décrépits auxquels on obéit depuis l’enfance que celui qui permet de casser tout dans un siège de wilaya à laquelle on désobéit depuis l’enfance. Et pourquoi penser que ces gens si proches, si bien intentionnés, si solidaires pour les morts et les blessés, trahiraient les vivants ? Est-ce que, finalement, leurs curieuses et lointaines conclusions ne seraient pas, au travers d’une succession d’abstractions pas toutes évidentes mais auxquelles on fait confiance, les véritables conclusions de ce qu’on est en train de faire, en risquant notre vie, dans la parole très informe de nos actes ? Cette naïveté dispersée est plus facile à tromper qu’à vaincre dans le face-à-face.

Le doute, cependant, est apparu. Au printemps 2002, il y eut une nouvelle vague d’émeutes, apparemment aussi haute et forte qu’un an plus tôt. Au printemps, le goût de la bagarre, le plaisir du jeu, l’envie de peser à nouveau ses forces sont réapparues dans toutes les villes de Kabylie, et même un peu au-delà. Mais on sait que la répétition de l’identique, dans l’offensive, est un recul. Et, en effet, ces fortes attaques ne précédaient pas, initialement, les coordinations, comme en 2001, mais les suivaient ; leur horizon n’était pas à décider, mais répondait à un boycott d’élections législatives, voulu par l’Interwilaya. Mais même devant cette subordination turbulente, les délégués parurent débordés. Prônant le pacifisme, ils virent soudain des hordes d’adolescents, de toutes façons exclus de toutes les élections, détruire d’abord des urnes, des bureaux de vote, puis à nouveau toutes sortes d’édifices, publics et même parfois privés. Pendant avril et mai les coordinations coururent après ce zèle si incompréhensible qu’il paraît effectivement affecté de quelque sens caché, et réussirent à grand peine à se hisser à nouveau à la tête du mouvement, comme des cavaliers imprudents se rétablissent après avoir glissé sous leur selle.

La scission entre la rue et le salon s’agrandit encore pendant tout l’été à l’approche de nouvelles élections, communales cette fois, prévues en octobre. Alors que les coordinations négociaient avec le FFS, qui avait annoncé rejeter ce nouveau boycott, frein à ses ambitions nationales, les émeutiers désavouèrent ces messes basses en détruisant systématiquement les locaux du parti collabo. Alors que des délégués condamnaient l’émeute, l’évidence inverse s’imposa en même temps : l’émeute condamnait les délégués. Sans doute, les émeutes de 2002 avaient pour ennemi déclaré l’Etat ; mais elles sont aussi des émeutes de la frustration et du doute, des émeutes dont l’ennemi indirect sont les délégués des coordinations, un discours violent et direct qui désavoue leurs louvoiements si loin maintenant de toute la rage contre la hogra, contre une société privée de tout contenu, de tout devenir. L’Etat n’était plus la cible des émeutiers, mais le moyen, le défouloir, la légion romaine sur laquelle Obélix passe sa colère contre Astérix, qu’il ne peut affronter par des arguments. Même si les émeutiers des rues de Kabylie sont encore loin de la critique de ces délégués qui ont confisqué leurs perspectives, les émeutes de 2002 ont porté la menace de rendre vraie la profonde scission de cette insurrection entravée.

 

(Texte de 2004.)

 


Editions Belles Emotions
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