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Indonésie
Les émeutes de janvier et février 1998 en Indonésie
Jakarta
La défaite de la révolution en Iran (de 1967 à 1993 dans le monde) a installé une dictature de la middleclass. Karl Marx serait bien étonné de voir le prolétariat, qu’il a tant contribué à fabriquer, arriver finalement à la dictature, mais en se fondant avec la petite bourgeoisie par le liant qu’est l’information dominante. Il serait encore plus étonné de voir que cette suppression des classes est une étape florissante du capitalisme, et que l’homme total s’est rapproché, mais dans une représentation perpétuelle qui se substitue au vivant : la représentation de la middleclass dans son miroir déformant.
Cette dictature de la middleclass, qui est en transformation continue, se dit évidemment démocratique, comme ses devancières bourgeoise et bureaucratique, qui savaient déjà qu’elles affaiblissaient leurs ennemis en leur faisant croire qu’elles possédaient la souveraineté à travers le mot magique « démocratique ». En ce qui concerne l’Etat, ce que cette dictature appelle « démocratie » correspond à quelques mises en forme impératives. Il faut d’abord, pour chaque Etat, plusieurs personnels de gestion de cette entité qui est d’abord et essentiellement l’entité de la police. Plusieurs oppositions politiques doivent pouvoir assurer la direction de l’Etat, dont le personnel dirigeant doit rester ouvert à la concurrence, mais une concurrence éternelle, parce que chaque Etat se doit de prouver que ces personnels tournent effectivement. Un dictateur et sa suite sont un personnel trop réduit pour couvrir les besoins et les risques de gestion dans chaque Etat de la dictature middleclass, parce qu’ils ne représentent pas l’éclatement idéologique de la middleclass elle-même, et parce qu’ils ne peuvent pas se soumettre à l’information dominante. Malgré de graves inconvénients, on change des équipes entières, et c’est uniquement à travers ces changements en trompe-l’œil que la dictature représente ceux qu’elle maîtrise.
Mais l’essentiel de cette dictature est la suppression de la souveraineté locale, à laquelle les derniers Etats à accéder ont été ceux issus de la décolonisation, qui sont aujourd’hui parmi les derniers à lutter contre cette suppression. Les Etats eux-mêmes apparaissent comme des archaïsmes fastidieux, beaucoup trop lourds et lents en idéologie, hypertrophiés en personnels, avec des dispositifs policiers peu mobiles et insuffisamment souples pour ce qu’exige le monde aujourd’hui. Si bien que les Etats, fastidieux archaïsmes, ou, si l’on veut, laborieux habillages et maquillages de la police, cassent, ou suivent la réorganisation imposée par la dictature. Car ce sont les gestionnaires des domaines non policiers, ni même spécifiquement politiques, qui se sont développés en et pour la dictature de la middleclass. A travers la marchandise, la gestion du besoin a universalisé cette interdépendance qui est devenue visiblement la vérité du travail. La colonisation de tout ce qu’on appelait espace s’est poursuivie avec la colonisation de tout ce qu’on appelle temps, puisque le virtuel, le crédit, le différé, le possible sont devenus les champs de fuite de la marchandise et les horizons de la crédibilité de la middleclass. La dictature de la middleclass, en effet, a cette particularité d’être la première qui échappe entièrement à ceux dont elle émane et qu’elle représente. Pour la première fois, des gens sont gouvernés par leurs propres idées mises en pratique, dans une dictature sans dictateur ; et cette mise en pratique des idées est hautement problématique, parce qu’elle se fait dans l’aliénation, où une pratique peut être en contradiction avec son idée. Ainsi, la middleclass est elle-même soumise à sa propre dictature. Et dans cette organisation proprement folle, la gestion de la marchandise conduit le vieux capitalisme bien au-delà non seulement de ce qui est produit, mais de ce qui est échangé, sur le modèle de ce que les économistes appellent la « cavalerie ». C’est pourquoi les frontières d’Etat doivent aujourd’hui être équipées de chicanes, ou d’écluses : il faut laisser passer en priorité cette marchandise au galop, et ceux qui la portent à l’échange, ou à l’idée de l’échange ; et il faut empêcher ses ennemis d’initier des flux contraires, même inconscients, donc il faut les empêcher de passer, de circuler. Ceci veut dire que dans la dictature de la middleclass, le monde n’est plus gouverné par des Etats, mais les Etats sont gouvernés par le monde. Rappelons que le monde est la représentation de tout ce qui existe.
Enfin, la cause de tout ceci est un violent développement de l’aliénation, c’est-à-dire un flux apparemment improbable de pensée sans conscience. La dictature de la middleclass est d’abord une tentative de gestion inconsciente et conservatrice de cette explosion par un discours. Ce discours contient le mouvement supposé infini de la marchandise, et présuppose des Etats retaillés à cet usage. Le centre névralgique de ce discours est l’information dominante. Ce discours est lui-même avant-coureur, fond et forme de la néocolonisation du monde par la dictature middleclass. L’information dominante est le passage obligatoire de tout discours dominant, et tout discours qui passe par l’information dominante doit être considéré comme collaborateur de cette dictature. Ainsi, la définition middleclass de la démocratie devient absolue, sans opposition, elle implique une seule forme de gestion de la marchandise imposée hors de toute consultation du peuple décrété souverain, elle impose, à marches blanches forcées, une morale normalisée et mondialisée, et la négation de ce qui la nie. Mais la middleclass elle-même, les militants du parti figurés dans le ‘1984’ d’Orwell, se reconnaît au fait d’être sous la lumière de l’information dominante : ce qui se dit là et ceux qui y adhèrent, qui peuvent donc accéder à la seule visibilité aujourd’hui, la visibilité middleclass, sont la middleclass. La middleclass se délimite par le cercle de lumière de l’information dominante.
La dictature middleclass est la forme de domination de la contre-révolution iranienne. Un des derniers grands Etats du monde qu’elle n’avait pas encore colonisé est l’Indonésie. Pendant le quart de siècle que cette révolution a duré, l’Indonésie, après avoir paru une partie du monde modernisée, était devenue un refuge du vieux monde, une partie vieillie du monde, un peu comme ces habitats en béton, construits massivement dans la vague de poussée démographique urbaine après la révolution russe, et qui paraissent des ruines une génération plus tard. Le mouvement qui a fini par atteindre l’Indonésie est un double ricochet : la révolution iranienne a imposé la middleclass, et la middleclass, en s’insinuant en Indonésie, a permis la révolte, qui à son tour permet à la middleclass de mener la contre-révolution.
L’Etat indonésien est une sorte d’immeuble récent, construit à la hâte par des architectes mal payés qui étaient plus attentifs à lui donner une touche apparente de cette modernité qui vieillit si mal qu’un fond de solidité. Le 17 août 1945, le résistant au colonisateur hollandais et collaborateur de l’occupant japonais, Sukarno, s’autoproclame président à vie. Ce glorieux début est à moitié effacé depuis que l’une de ses filles, Megawati, est la vedette préférée du parti de la démocratie occidentale : le héros de père de cette héroïne ne saurait être le collabo d’une dictature étrangère, d’une force occupante. Contesté par l’Etat colonisateur hollandais, ce régime se maintient cependant parce qu’il est soutenu par les Etats-Unis d’Amérique. Il va durer vingt ans. Son modernisme années 50 va connaître la consécration en organisant la première conférence des non-alignés, à Bandung, en 1955. Mais le règne de Sukarno s’effrite peu à peu. A partir de 1955 le parti stalinien du PKI triple le nombre de ses adhérents pour atteindre les trois millions en 1965. Un étrange coup d’Etat, dont les faits sont toujours controversés, le 30 novembre de cette année-là, est aussitôt attribué aux communistes. Ceci permet à l’un des chefs de l’armée, le général Suharto, d’entamer, avec le soutien actif de la CIA, une véritable chasse aux communistes, qui fera au moins 500 000 morts dans l’année qui suit. On ne peut que s’étonner, au passage, de la sélectivité placide des bonnes consciences, si promptes à décréter des génocides, et si oublieuses de ce massacre aux dimensions à peine imaginables. En 1966, Suharto devient chef du gouvernement, et en 1968 il succède à Sukarno à la tête de l’Etat.
Dans le manichéisme de l’information middleclass, on essaie de faire paraître le passage du président à vie à son Bluthund comme un passage de la démocratie à la dictature. Mais les massacres se sont bien produits avec Sukarno comme président. Et Suharto a conservé, sans y toucher, ce qui est considéré comme le fondement idéologique de l’Etat indonésien, un package en cinq points, promulgué dès 1945 par Sukarno sous le nom de Pancasila : 1. Foi en un Dieu unique ; 2. Humanité juste et civilisée ; 3. Unité de l’Indonésie ; 4. Démocratie guidée par l’esprit de consultation et de consensus ; 5. Justice pour le peuple tout entier. On voit bien dans ces creuses généralités l’esprit de la décolonisation, avec sa démagogie qui commence par la foi en Dieu et qui se termine par la justice pour le peuple tout entier. Cette Pancasila sera donc seulement augmentée de la sauce Suharto que celui-ci appelle « Ordre nouveau ». L’ordre nouveau est la suppression de toute opposition, en 1976, et un Parlement dont plus de la moitié des délégués sont désignés par le président ; la création d’un parti qui noyaute tout ce qui bouge, le Golkar ; une dénonciation hystérique du communisme et une domination massive de l’armée qui a fait dire qu’on est passé d’une domination hollandaise de gouverneurs généraux à une domination de généraux gouverneurs. Selon la formule consacrée, le régime de Sukarno est devenu visiblement, avec Suharto, ce qu’il était essentiellement. Car Suharto a toujours appelé cela une démocratie, avec autant de justesse que Sukarno avant, et si on tuait apparemment encore du communiste en 1980, pour les autres opposants politiques, l’intimidation a toujours suffi par la suite.
La « démocratie » pancasilaire de Suharto, à l’époque de la guerre du Vietnam, est une de ces dictatures typiques de la génération d’après la décolonisation, dont l’une des fonctions est de doter l’Etat d’une véritable bureaucratie et dont le rêve est de fabriquer une véritable industrie. Mais en 1990, la guerre du Vietnam est finie, les bureaucraties d’Etat sont remodelées, et le rêve industriel fait sale, bref, face à la vague de révolte qui bat son plein, les gestionnaires du monde se réorganisent à la va-vite. La tyrannie militaire qui voudrait passer pour éclairée et orientale, avec un Suharto comme sommet visible, entre en contradiction avec l’universalisation de la middleclass comme nouvelle forme de dictature après la fin du spectacle Est-Ouest. La direction de l’Etat indonésien semble au moins avoir senti le changement du temps, puisque, à partir de 1990, elle s’ouvre soudain à l’islam. Suharto parraine l’Association des intellectuels musulmans (Icmi), dirigée alors par l’un de ses suivistes, Yusuf Habibie. L’Indonésie, à 90 % islamique, est l’Etat, dans le monde, où vivent le plus de musulmans. La révolution en Iran a imposé de plus en plus l’islam comme idéologie de rechange. Mais celui d’Indonésie, réputé tolérant et mâtiné d’animisme, est fort éloigné du chiisme de l’Etat iranien ou même d’un sunnisme radical. En Indonésie, il n’a pas été mis en avant par la révolte mais par l’Etat, et cette petite violence scinde les chefs islamiques et leurs courants : la Nahdlatul Ulama, le principal parti islamiste, celui d’Abdurrahman Wahid, reste en dehors de l’Icmi, alors qu’Amien Raïs, le dirigeant de la Muhammadiyah, en est le chef des experts, jusqu’à sa destitution en 1997.
Dans cette Indonésie éclatée, à la démographie galopante, les régions situées aux extrémités entrent en rébellion les unes après les autres. En effet, l’ensemble est un hybride, difficilement contrôlable, déséquilibré au point que l’Etat organise et favorise les déplacements de population de la Java surpeuplée aux autres régions quasi désertiques. L’Etat de Suharto a même toujours rêvé de s’agrandir encore, et l’annexion en 1973 de la petite ex-colonie portugaise de Timor a fini par faire apparemment 200 000 morts, soit le quart de la population de ce Timor-Oriental. C’est l’information occidentale, le fer de lance de la colonisation middleclass, qui soudain, à partir de la répression en 1991 d’une manifestation (50 morts de plus) à Dili, la petite capitale de ce territoire, braque sa lumière aveuglante sur Timor, qui elle-même ne compte pas en entier pour plus d’un demi pour cent de la population de l’ensemble de l’Indonésie ; et la lumière indirecte de ce spectacle fait se distinguer les silhouettes de deux autres séparatismes plus anciens et à peine moins meurtriers : la Nouvelle-Guinée et les Moluques. Ainsi, l’Etat de 1945, réformé en 1965, se fissure de partout.
Rarement, dans les insurrections des dix années qui l’ont précédée, les gestionnaires de la marchandise et de l’argent ont joué un rôle aussi capital que dans l’insurrection en Indonésie.
La dictature bureaucratique et militaire de l’Indonésie, comme par exemple celle du Chili, a été un modèle de gestion réussie au point qu’il faut en conclure que si la domination et la conservation de la société étaient seulement une affaire économique, alors un régime comme celui de Suharto serait idéal : une grande masse de pauvres soumise et travailleuse, une excellente ouverture de l’Etat à la marchandise, une grande latitude d’action pour les gestionnaires locaux, une bonne écoute et soumission aux gestionnaires du monde. D’une colonie fort démunie, l’Indonésie est devenue en trente ans de présidence de Suharto l’un des « tigres » asiatiques les plus admirés des économistes dans le monde entier. Et tous ceux qui croient que l’économie a une réalité s’extasiaient devant ce qu’ils appellent la « croissance » de cet Etat, devant la santé de ses finances, et la douceur de ses conditions de travail, pour ceux qui exploitent le travail des autres, s’entend. ‘Le Monde diplomatique’ rapporte qu’en juin 1997 le Fonds monétaire international (FMI) louait l’Indonésie pour sa « politique macroéconomique prudente, ses taux élevés d'investissement et d'épargne, et ses réformes pour ouvrir ses marchés ».
Mais si une telle idylle capitaliste est exactement le projet officiel de la société actuelle, économiste jusqu’à nouvel ordre, cette société elle-même n’est pas conforme à ce projet. En effet, cette abondance plus relative que relativisée produit aussi, à vitesse industrielle, ses propres nuisances et déchets, ses propres contraires. En premier lieu la dictature bureaucratique et militaire, du fait entre autres de l’absence d’opposition, finit généralement par croire que les règles du jeu sont égales à son arbitraire ; ce qui est une autre façon de dire qu’il régnait en Indonésie une corruption dont la progression suivait une courbe comparable aux chiffres triomphants par lesquels les économistes attestaient de la rentabililté insolente de cet Etat. Et comme le régime était organisé de manière pyramidale, la corruption le semblait aussi : d’une part la tête de l’Etat était en même temps la tête de la gestion des marchandises, ce qui garantit une grande solidité et fluidité entre ces deux compartiments de la domination, gros avantage mais seulement tant qu’il n’y a ni fissures, ni crise, et gros obstacle dans le cas contraire ; d’autre part, la tête de l’Etat et de la gestion des marchandises était aussi à la tête de la corruption : on évaluait la fortune de Suharto à 40 milliards de dollars, et c’est tout un système de conglomérats interpénétrés que sa famille et un cercle limité à deux ou trois serviteurs fidèles avaient mis en place. Ensuite, il faut signaler que la « croissance » avait permis l’« émergence » d’une « classe moyenne ». Et cette « classe moyenne » n’était pas la petite bourgeoisie des manuels marxistes, mais la middleclass moderne, internationale, avec ses idéologies et sa morale rénovées, sa prétention au monopole de l’information et sa conviction pour une gestion par la dictature collective et dépersonnalisée, que la middleclass subit et fait subir dans le monde entier. Bref, le succès du capitalisme postcolonial en Indonésie n’avait pas seulement produit une industrie, un « secteur d’activité de service » tout à fait compétitif dans l’esprit et dans les résultats comptables avec l’équivalent dans les Etats occidentaux, mais aussi la relève du régime qui commençait donc à apparaître comme un régime de transition, une mue nécessaire et passagère qui a fait son temps. Et enfin, comme le débouché de toute cette intense activité d’un demi-siècle était évidemment hors d’Indonésie, dans le monde, les gestionnaires du monde virent l’Indonésie comme l’un des lieux où l’argent se multipliait le mieux. Le haut de la pyramide indonésienne avait fort bien compris qu’elle devait sa place et sa fortune à la souplesse du bas de l’édifice et à sa propre souplesse, identique à celle des dominés, par rapport aux cieux de l’universalité économiste. Dans un monde où les règles de jeu se modifiaient, y compris chez les gestionnaires, l’Indonésie offrait, grande ouverte, son organisation et sa gestion déjà archaïques.
Tous les gestionnaires semblent être d’accord sur le fait que la « crise asiatique » commence à l’été 1997 dans la Thaïlande voisine, à la suite d’un prêt immobilier « calamiteux » qui « tourne mal ». Le mécanisme, très simplifié, est le suivant : parce qu’elles ont confiance dans la croissance, les banques prêtent de l’argent pour des investissements souvent assez risqués, et dans tout le Sud-Est asiatique, et en Indonésie particulièrement, dans des investissements immobiliers (risqués parce qu’on spécule sur la grandeur du projet pour animer la demande, avec le soutien de l’Etat, sans s’assurer au préalable que la demande suivra). Les banques couvrent ces investissements avec les fonds des investisseurs internationaux, et en particulier une sorte récente d’investisseurs, qui s’appelle les investisseurs institutionnels, et qui sont les gestionnaires de l’épargne dans les Etats de la vieille Europe étendue aux Etats-Unis et au Japon, eux aussi attirés par les « taux de croissance » élevés dans ces pays qui promettent une forte rentabilité de l’investissement. On a donc : l’entrepreneur qui prend un risque, la banque qui finance le risque, et l’investisseur institutionnel qui finance la banque. Au moment du prêt calamiteux qui a tourné mal en Thaïlande, la confiance a tourné, et tous ceux qui soutenaient cette banque, d’abord les autres banques et investisseurs locaux, ensuite les investisseurs institutionnels, ont voulu retirer leurs fonds. Mais les investisseurs institutionnels ont continué leur retrait de tout le système bancaire thaïlandais, si bien que la monnaie locale s’est écroulée et que l’Etat thaïlandais a dû payer de ses réserves la spéculation sur cette monnaie en chute libre. L’injection des réserves monétaires par l’Etat ne suffit pas à ramener l’investissement, qui ayant ainsi pompé ce trésor public se tourne vers l’Etat suivant, qui est dans les mêmes conditions, et avec des résultats identiques. Et, évidemment, les petits épargnants du vieux monde sont bien loin de savoir comment travaille leur argent, et c’est bien logique, puisque les plus-values réalisées ne sont pas pour eux, à qui on a garanti des taux fixes.
L’Etat suivant est l’Indonésie. En juillet 1997, la roupie indonésienne est attaquée ; le 14 août, l’Indonésie est obligée de faire flotter sa monnaie, qui plonge. En octobre, l’Indonésie s’en remet au FMI, qui prête 40 milliards de dollars en échange, entre autres, d’une restructuration du système bancaire en faillite. Seize banques ferment le 1er novembre, dont deux sont contrôlées par la famille du dictateur. Tous les Occidentaux et tous les économistes voudraient que l’Etat suive scrupuleusement les ordres du FMI, mais pas le clan Suharto, parce qu’une partie des réformes va lui mordre dans le porte-monnaie. Le FMI prête 10 nouveaux milliards le 5 novembre, mais annonce le 12 que de nouvelles réformes devront suivre. Le 6 janvier 1998, en contradiction avec les exigences du FMI, l’Etat présente un budget en expansion pour l’année qui suit. Alors que le 11 janvier deux cent soixante-quatre sur deux cent quatre-vingt-six entreprises de la Bourse de Jakarta sont techniquement en faillite, le 15, Suharto signe un nouvel accord dicté par le FMI. Le 27 janvier le gouvernement promet de garantir les obligations des banques commerciales, donc de nationaliser les pertes. Pendant tout ce temps, les entreprises licencient massivement, la roupie bat des records de baisse, et l’inflation essaie de couvrir ce retard. Les hausses de prix sont évidemment moins bien comprises, dans leur logique macroéconomique, par les chômeurs sans indemnités que par les usuriers du FMI. Pendant ce temps, du 5 janvier au 18 février, a lieu la première vague d’émeutes sur Java : les éconoputes et les journaputes vont évidemment s’empresser de couvrir la fin du respect par les difficultés de gestion. Mais ni le début des émeutes ni leur interruption abrupte ne correspondent à des événements de la chronologie économiste.
Contre la révolte en Indonésie, l’information occidentale a donné une dernière représentation en ce siècle d’une pièce bien rodée dans les dix années précédentes. Les mêmes émotions y sont présentées dans le même ordre, les mêmes rôles y sont distribués sans imagination ni vérité, les mêmes intérêts y sont poursuivis sans conscience mais avec hargne et assiduité. Par l’attitude et l’importance que l’information dominante, occidentale, a eu contre la révolte en Indonésie, elle en a usurpé et interdit le discours.
En effet, le discours dominant sur l’Indonésie, la « vérité » sur la révolte d’Indonésie, c’est le discours de l’information occidentale. Pourtant, ce discours est un rajout, et il exprime seulement la position d’une frange très minoritaire en Indonésie. L’information dominante a d’abord et surtout contribué, de toutes ses forces, à middleclasser l’Indonésie. Elle ne parle que du point de vue international de la middleclass naissante en Indonésie, comme si ce point de vue, qui est identique au sien, était celui de la révolte en Indonésie. Même dans l’analyse de la gestion dans cet Etat, dans sa priorité absolue donnée à la « crise », c’est le discours d’une néocouche intermittente et intermédiaire qu’elle met exclusivement en avant. Cette malheureuse « classe moyenne » serait menacée d’extinction par une lamentable gestion du potentat local, alors même que le potentat local n’est qu’une dernière muraille de Chine pour empêcher son extension continue, avant et après la « crise ». La révolte, du reste, n’est dans cette version des faits qu’un appendice inessentiel, un malheur nécessaire et inévitable de cette « crise », un des accrocs de l’obstacle à la middleclassisation : bien fait, y avait qu’à pas.
Dès la vague d’émeutes de février la minimisation de la révolte est mise au service de ce réformisme middleclass. Non seulement l’information occidentale ne quitte pas Jakarta à la première destruction de marchandises, mais elle ne quitte pas certains quartiers de Jakarta : une émeute dans une ville lointaine, même sur Java, n’est jamais couverte que de manière indirecte, ramassée dans un bout de phrase, ou en détail d’une affirmation banale sur l’ordre, la misère, la faim, la mauvaise gestion et l’inquiétude justifiée des populations qui sont là des martiens, fort inquiétants seulement en théorie. De sorte que ce qui s’est passé à Jakarta paraît, dans la version officielle, sans commune mesure avec ce qui se passe ailleurs : quand les flammes ont léché les pieds des informateurs, ceux-ci ont évidemment tourné le dos au feu, et ils ont parlé d’une grande peur, en séquences hachées, avec des apparences de réflexions et en se jetant sur le ragot, beaucoup moins sur sa vérification.
La diffamation en pogroms antichinois a continué après février. L’information a abondamment pratiqué ce glissement d’une critique et d’une attaque contre les gestionnaires de cette société vers un lynchage raciste d’une minorité ethnique. Ce que l’information ne sait pas ou occulte, c’est qu’elle donne la description de la cible et propose le viseur. D’une négativité sociale elle transforme la révolte en une négativité morale. Et l’information pourra même accuser l’Etat d’avoir fait ce qu’elle seule pouvait réussir : détourner les émeutes de leurs buts à déterminer vers l’antichinoiserie déterminée, comme ‘Libération’, le 11 mars, en livre un cas d’école dans un article dont le titre et le sous-titre suffisent : « Retour sur des émeutes manipulées. Le pouvoir accusé d’avoir envenimé le sentiment antichinois. » L’Etat comme l’information travaillent, en fait, à transformer la dispute des gueux contre eux tous en une dispute entre l’Etat et l’information : que le débat reste, puisqu’il y a débat, un débat entre gestionnaires, et non pas un débat contre les gestionnaires. Et comme c’est l’information qui raconte, l’Etat sera le mauvais, et l’information, comme toujours, sera le bon. Cette minimisation de la révolte, dont les objectifs sont désormais fixés par la mise en scène de la division idéologique des gestionnaires, et où une vague d’émeutes déchoit en échauffourées, est résumée dans une phrase du ‘Monde’, le 3 mars : « Sans faire allusion ni à ces rassemblements ni aux échauffourées de février, dont les commerces chinois ont fait souvent les frais, le président a cependant déclaré à ses compatriotes qu’“il est inutile de chercher des boucs émissaires”. »
Lorsque l’une des plus importantes vagues d’émeutes des dernières années s’est arrêtée soudain, deux semaines après cette pérennisation de la seule version ethnique que le méchant essaie de nier, les gentils informateurs, non informés, ne s’en étaient pas rendus compte tout de suite. Jusqu’à fin février ils se croyaient encore sous la menace d’une vague d’irrespect, de violence et de colère quotidienne, qui pouvait fort bien arriver jusqu’aux portes de leurs grands hôtels. L’époque entre cette vague d’émeutes et la suivante, début mai, couvre donc les mois de mars et d’avril 1998. Incapables d’expliquer le hors-d’œuvre de la révolte, et sa brusque fin, les envoyés spéciaux ont pris le temps de convaincre leurs rédactions, puis leur public, du bien-fondé de leur présence, non pas à l’extrémité orientale de Java, mais dans les grands hôtels de la capitale. Ces deux mois ont servi à solidifier leur version des faits. Ces deux mois appartiennent à l’information dominante.
Pour cela, ils se sont appuyés sur leurs auxiliaires préférés dans toute révolte, les étudiants. D’abord, de nombreux journalistes se sont considérés comme révoltés quand ils étaient eux-mêmes étudiants. Ensuite, les étudiants sont les gestionnaires de demain, le terreau de la middleclass naissante, ils véhiculent docilement les modes et les idéologies qui leur sont destinées, ils sont faciles à manipuler et à mettre en scène. De plus ils sont photogéniques, jeunes et beaux comme les canons publicitaires de la middleclass, travaillés de la même intelligence que la progéniture de nos informateurs et ils ne sont pas hostiles à l’information. Dans la middleclass, depuis 1968, les étudiants représentent la bonne révolte, alors que l’émeute est bien entendu la mauvaise. Depuis 1989 en Chine, l’information avait montré comment on domestique et canalise une révolte, pour peu qu’on arrive à en faire une révolte étudiante, au moins en apparence, un Tian’anmen.
La révolte étudiante s’est construite en rupture complète avec l’émeute. La première manifestation étudiante, à l’Université d’Indonésie de Jakarta, a lieu le 19 février, le lendemain du dernier jour de razzia des sauterelles humaines, principalement dans les extrémités de Java. Les manifestations étudiantes, loin de chercher leur jonction avec ce mouvement-là, restent prudemment cantonnées dans les campus pendant un mois, où elles grossissent cependant. Il faut dire, pour défendre la gravité de cette attitude qui paraît si modérée, que les étudiants indonésiens sont beaucoup plus respectés en Indonésie que les étudiants occidentaux en Occident, et que, de mémoire d’étudiant de 1998, on n’avait pas sacrifié à l’opposition ouverte, sous banderole, contre le régime.
Cette radicalisation lente et séparée de la partie tendre du mouvement va donner le temps à l’information de s’installer confortablement : l’économie, la crise, les rapports entre Etat et FMI, vont être posés comme la base en dur, le fond inaltérable, la vérité effective de tout le reste, qui n’est que périphénomène. Suharto, et son Etat, obtiennent tout de suite le rôle principal, du méchant. En face, et quoi qu’elle fasse, la gent estudiantine obtient le rôle du bon, se substituant dans ce vaudeville aux gueux, qui sont purement et simplement renvoyés dans le décor. Le FMI, second rôle utile, est déplacé sur cet axe entre méchant et bons, selon son attitude par rapport au méchant : quand le FMI critique Suharto, il devient bon ; quand il s’en rapproche, il devient mauvais. Comme l’armée est l’ombre noire de Suharto, les émeutiers sont l’ombre noire des étudiants ; et comme les émeutiers sont l’ombre noire des étudiants, les oppositions restent des ombres, colorées cependant, comme la grosse ruminante de Megawati, fille de Sukarno, favorite absolue des médias occidentaux, parce qu’elle est femme, Cory Aquino, Benazir Bhutto et Aung San Suu Kyi réunies, stupide et malléable, même si elle manque beaucoup de personnalité et de ce charisme si recherché par les médias. En ombres plus menaçantes, on observe en troisième plan les différentes tendances islamistes, mais en soulignant bien leur gentillesse puisqu’elles sont contre le méchant : non, non il n’y a pas là d’intégristes (d’ailleurs, ne parlez jamais d’intégrisme, cela le ferait venir), ce sont tous des sunnites modérés, certains même relativement modernes.
D’innombrables spéculations sur le clan Suharto, après sa septième élection à la présidence, par acclamation du Parlement, le 10 mars, son nouveau dauphin Habibie, et les têtes qui l’entourent, construisent le pendant aux arides réflexions plus économistes. Le 19 mars à l’université de Lampung, puis le 25 mars à Solo (Surakarta), puis les 3 et 4 avril à l’université de Yogyakarta, puis le 8 à l’université de Surabaya, et enfin les 15 et 17, à Jakarta, des manifestations étudiantes se terminent dans des affrontements. Le 16 avril on peut ainsi lire dans ‘Courrier international’ une interview d’un enseignant indonésien, titrée « Ce sont désormais les étudiants qui ont le pouvoir ». On comprend d’ailleurs mieux une exagération aussi délirante en apprenant qu’une réunion entre deux cent cinquante étudiants non représentatifs des différentes universités, le chef d’état-major de l’armée, le général Wiranto, et le ministre des Affaires sociales, la célèbre Tutut, fille de Suharto, a eu lieu le 18 avril. A la grande joie de l’information occidentale, les étudiants ne proposent que de réformer l’Etat, tout comme le FMI propose de réformer la gestion. Mais allant plus loin que le FMI, les étudiants demandent le départ du vieux dictateur ; et une telle rupture modérée dans un régime aussi pérenne, voilà tout à fait ce que l’information occidentale promeut, de son militantisme enthousiaste.
Cette information rapporte seulement d’une manière trop sibylline pour qu’elle puisse être accréditée une émeute à Sulawesi-Sud, le 23 avril. Elle est en effet plus à l’aise avec les affrontements qui ont lieu à l’université Udayana sur Bali, en même temps, ainsi qu’avec ceux que livrent deux mille étudiants à Jakarta, ce même 23, et ceux du lendemain, qui mettent aux prises les étudiants de Medan et les balles en caoutchouc de la police.
Les étudiants, fortement soutenus par l’information, ont cependant maintenus le mouvement né pendant la vague d’émeutes de janvier-février, déjà largement oubliée, tout au moins dans l’information.
Le 1er mai 1998, Suharto annonce qu’il n’y aura pas de réforme politique avant 2003. « Le même jour à Medan (Sumatra), plusieurs étudiants ont été blessés lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. »
Le 4 mai, alors que le FMI accorde à nouveau un crédit à l’Indonésie, le gouvernement annonce une hausse des prix des carburants, de l’électricité et des transports. Medan retrouve l’émeute : la manifestation étudiante qui a attaqué un poste de police est grossie par « une foule d’un millier de personnes qui a incendié une dizaine de véhicules, dont au moins un camion de la police ». A Bandung, Malang, Yogyakarta et Palu, on s’est aussi battus jusqu’au total de 50 blessés. L’information hésite à attribuer ce beau début : si ce sont les étudiants, est-ce qu’on est toujours sur la route des réformes ? Si ce ne sont pas les étudiants, comment parler du « reste de la population » qui serait venu les rejoindre ?
Mais la nuit porte conseil : à Medan, le 5 mai, « après une nuit de violences, des centaines de manifestants ont pillé et incendié des boutiques ». ‘Le Monde’ va à la source, puisque ce journal reprend la déclaration d’un officier de police à l’agence Associated Press : « Ce n’est plus une pure protestation étudiante ; des gens ordinaires sont impliqués. Il y a des milliers de gens en colère qui tentent de mettre le feu à des bâtiments. Ils brûlent des pneus et renversent des voitures. » On se bat aussi dans d’autres villes, principalement autour des campus : à Yogyakarta surtout, alors qu’à Ujung Padang et Jakarta, les manifestations ne semblent pas avoir été jusqu’à l’affrontement.
Le 6 mai, à Medan, la continuation de l’émeute fait 6 morts. « A Medan, la mise à sac de quartiers commerçants où les Chinois sont majoritaires semble le fait d’émeutiers qui appartiennent aux légions de pauvres que dix mois de crise ont laissés sans travail et sans ressources. » Après avoir entrouvert la porte de sortie vers le pogrom, le journaliste Jean-Claude Pomonti tente d’innocenter les étudiants, et de décrire l’ambiance d’une grande ville qui en est à son troisième jour d’émeute : « Contrairement aux étudiants, dont les manifestations sont organisées, des milliers de gens ont ainsi parcouru au hasard cette ville de deux millions d’habitants, pendant trois jours, brûlant des voitures et saccageant des magasins quand ils n’y mettaient pas le feu. » Il est évidemment peu probable que le « hasard » de la déambulation des émeutiers soit conforme aux canons de la dérive situationniste ; il est bien plus probable que ce soit seulement l’incapacité de l’observateur journaputique d’en comprendre le sens qui aboutit à cette impression de hasard. De même, le journaliste ne remarque même pas ce fait, si important dans les pillages : de la saisie des marchandises on est passé à leur destruction. Il ne s’agit plus de s’approprier ces biens désirables, il s’agit maintenant d’anéantir ces dégoûtants supports d’échange. Mais que fait la police ? « La police a tenté de rétablir l’ordre à l’aide de gaz lacrymogènes, de tirs de semonce à balles réelles et de tirs de balles en caoutchouc. Dans certains cas, selon l’agence Associated Press, les forces de l’ordre ont hésité à affronter les émeutiers. » Malheureusement Jean-Claude Peumentir ne nous dit pas pourquoi il y aurait eu hésitation : à cause de la sympathie des forces de l’ordre pour les gueux au jeu ? parce que ce sont les forces de l’ordre, justement, qui auraient manipulé les émeutes ? ou à cause du rapport de force ?
Les miettes de ce copieux hors-d’œuvre de Medan se retrouvent éparpillées à travers tout le paysage. D’autres affrontements, plus campusiens, ont eu lieu à Jakarta, Bandung, Yogyakarta, ce même 6 mai ; mais à Solo, les 6, 7 et 8, il y aurait eu « des dizaines de blessés ». Les étudiants de Jakarta font une parodie de « tribunal populaire » où ils jugent Suharto pour crime et corruption et le pendent en effigie. Le 7 mai, la roupie s’effondre, et perd 11 % de sa valeur, un vrai roupillage, puisqu’elle entraîne dans sa chute les autres monnaies de la région, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Philippines, Taïwan et la fumée des boutiques calcinées de Medan s’est sentie jusque dans la monnaie de Corée du Sud. Des organisations progouvernementales demandent le retrait de la hausse des prix, irrespect inédit dans la dictature pancasilienne, façon Suharto. Et ce tyranneau accuse, le 7 mai, la presse étrangère de « mener une guerre psychologique » contre l’Indonésie, ici hâtivement amalgamée non seulement à son Etat, mais à son régime. Ladite presse étrangère, elle, ne répond pas à de pareilles accusations. Elle a choisi son scénario : pour que les valeurs middleclass s’installent, il faut une réforme, ni plus ni moins, et cette réforme c’est la chute du régime par protestation, la plus pacifique possible, de la gent étudiante.
Alors qu’on ne sait pas très bien en quoi les griefs exacts de l’Etat contre la presse étrangère seraient fondés et pour cause puisque c’est elle qui raconte , cette presse étrangère, elle, choisit de reprendre la main contre la révolte. Car le 8 mai, lors d’affrontements avec la police, il y a 1 mort à Yogyakarta (plus une centaine de blessés, plus 60 autres à Solo). Dans ‘le Monde’, on rapporte que « les funérailles de la première victime des émeutes ont eu lieu, dimanche 10, dans la ville de Yogyakarta ». Les 6 morts de Medan, qui n’avaient pas le bonheur d’être des étudiants et dont les bandanas ne devaient pas porter le strident pet de guerre middleclass « Reformasi », sont donc supprimés, si on peut dire. Il ne s’agit donc bien que d’une révolte étudiante, peut-être parfois augmentée de quelques pékins incontrôlés, probablement antichinois, c’est-à-dire, dans le contexte indonésien, antimiddleclass.
Le 10 et le 11 sont fériés, pour le calendrier et pour la baston. Mais Medan n’a pas fissuré que les monnaies asiatiques : se venger de la marchandise est donc possible. Le respect et la crainte sont donc morts, ou ont diminué. C’est certainement l’analyse qu’ont faite les prudentes oppositions, plus sensibles à la mémoire des massacres communistes de 1965 qu’aux exhortations de l’information occidentale. Mais les émeutes les obligent à se montrer au balcon de crainte même de passer pour les valets de l’antichambre : le 11 mai, pour la première fois, « 39 personnalités », dont Megawati Sukarnoputri et Amien Raïs, demandent l’invalidation de la dernière élection présidentielle, le 11 mars. Les Etats-Unis annulent des manœuvres communes avec l’armée indonésienne, et le G8, depuis Londres, appelle le régime à s’ouvrir.
De la tête au sexe, du manger au penser, du rapport à hier et demain au rapport aux autres, c’est comme une mince pellicule invisible qui nous emprisonne si complètement qu’on la croit éternelle, aussi pérenne qu’un dieu, et s’autoalimentant jusqu’au tréfonds d’elle-même, sans fond, sans profondeur. Il n’y a pas si longtemps une pareille seconde peau était appelée la civilisation. Depuis que la civilisation des colonisateurs et des curés, des impérialistes et des militaires a perdu son brutal romantisme dans la fin de la linéarité du progrès, et qu’en écaillant le vernis raciste, scientifique, judéo-chrétien, néolibéral il n’en reste qu’une patine d’aliénation inaltérable, cette pellicule dure et insidieuse s’est avérée marchandise et marchandise seulement. Fatigués par sa prospérité à nos dépens, nous avons intégré que la marchandise, cette poussière d’abstraction, d’illusion et d’humiliation, est fondamentalement indispensable, et que son filtre, tissé d’échanges, qui nous entrave si implacablement sous ses airs de liberté, est le monde. En tant que forme actuelle de la richesse, la marchandise a réussi à se substituer, par l’éclat de sa séduction, par l’immensité de sa diversité, par l’habileté et l’acharnement de ses adorateurs et défenseurs, à toute autre forme de richesse. Parce que le principe du monde est la communication et que la marchandise est la forme actuelle de la communication dans la représentation de la totalité, la marchandise, comme moyen de communication, s’est substituée à la communication elle-même. La marchandise a atteint l’évidence. De la société actuelle on peut dire à juste titre qu’elle est marchande, mais on ne le dit presque plus : l’évidence elle-même va supprimer ce rappel adjectival. Pour une société où il n’y a plus de critique théorique de la marchandise, la marchandise devient un attribut de toute société.
L’admiration, la docilité, la dévotion, le désir pour la marchandise ne sont pourtant pas les émotions qu’elle suscite principalement. L’ennui, la honte, la peur, la haine ont beaucoup étoffé nos silences depuis que la marchandise paraît hors de cause et prolifère hors de raison. Car si la convoitise enthousiaste de la marchandise est conforme au discours dominant, qui est conforme à la façon dont elle se voit elle-même, la convoitise dépitée s’est développée beaucoup plus rapidement que ce que les situationnistes appelaient le ravissement simulé, qui est, pour sa part, resté identique à lui-même, peut-être affiné dans la représentation, mais aussi éventé dans l’intention. Mais si ce discours positif de la marchandise se donne comme l’écho du genre, la frustration de l’inaccessible se rumine dans le silence de l’individu, véritable dépotoir dans lequel est rejeté, comme au vide-ordure, tout ce qui n’a pas accès à l’universalité de la marchandise. Parce que, en vérolant tout ce qui vaut, la marchandise est devenue l’universalité même. Ne pas y avoir accès équivaut à être interdit de représentation, seul contre tous, pose de roman qui ne suffit jamais à personne. Et le sublime isolement, la beauté vertueuse de l’obscurité des tours d’ivoire n’est en fait que la poubelle insalubre de la civilité marchande qui, comme le sable du désert, s’insinue jusque dans les orifices intimes, à perte de vie.
La haine silencieuse que chacun de nous connaît si bien, du plus enjoué à celui qui croit avoir le mieux réussi, et qui a pour objet ce linceul radieux qui nous étouffe, est aussi bien partagée que le silence dans les transports publics ou que l’amertume devant le temps qui passe, sacrifié à s’arranger de ce fil encombrant qui nous ligote les uns aux autres. L’intensification considérable de la marchandise dans le monde a produit des colères considérables contre la marchandise, dont le monde n’avait pas idée il y a encore trente ans. Il y a encore trente ans, lorsque la marchandise était encore critiquée en théorie, elle ne suscitait pas encore ces immenses et soudaines vagues de ressentiment pratiques. Le grand pillage est l’un des devenirs les plus étranges de l’émeute moderne, celui où soudain les limites marchandes du monde sont déchirées, où la mauvaise convoitise explose, où la rage folle contre une frustration impatiemment contenue pendant des décennies et renforcée chaque jour dans l’isolement se décharge soudain dans une forme de discours informe qui s’apparente au cri : colère, joie, triomphe, vomi, éjaculation, expectoration complète à faire jaillir les poumons, dévoration immédiate et aveugle de chaque détail qu’il est possible de détruire sur-le-champ. Au moment d’éventrer ce mur de prison, à la fine paroi translucide et souple qui nous semblait être la limite de tout, nous retrouvons la justesse de l’élan, la grandeur de l’irréversible et l’horizon devient le théâtre d’opération ou le champ de représentation d’un possible apparemment illimité, en tout cas nouveau. Le grand pillage, qui est la forme la plus moderne et la plus accomplie du jeu urbain appelé l’émeute, est d’abord un exposé respectueux de l’étendue de la richesse, c’est-à-dire un renversement complet de perspective. Les règles les plus fondatrices de notre malheur commun, de notre misère qui tend vers l’infini redeviennent, dans cette dévastation des règles trop immuables de notre soumission, cet arbitraire fragile et seulement soutenu par le mensonge et le fétichisme. L’éphémère et l’historique, soudain, manifestent la puissance de leur vérité, jusqu’à englober ce mensonge et ce fétichisme, dans un pneu brûlé, un commissariat pillé, un centre commercial éventré dans les fumées contradictoires de l’incendie et du lacrymogène.
Mais lorsque cette critique s’arrête soudain, lorsque les torches allumées vacillent au fond des regards ivres, lorsque l’ennemi réinstalle son inviolabilité violée et rétablit les mille injures quotidiennes que nous font les objets du travail, le renversement, et le renversement de ce renversement ont été si vite que leurs auteurs ne le comprennent plus eux-mêmes. Vite, ils doutent d’eux-mêmes, après avoir transformé la fissure de ce coffre-fort du mensonge en trou béant où se devine déjà la noire vérité, ils doutent de cette intelligence, en se voyant dans l’éclat d’une vitrine cassée, parce qu’ils n’y ressemblent pas à la richesse qu’ils viennent d’y briser. Alors, surpris de leur puissance et de leur audace, ils redoutent, ils ne voient pas la trouée de leur pensée prodigue, là où ils avaient transformé des ruines en esprit, leur esprit retourne à la ruine, timide et fatigué, trop humble, beaucoup trop humble. C’est ce qui arrive quand une offensive, au pas de charge, transperce du beurre et qu’elle en oublie ses lignes de ravitaillement. Alors l’ennemi reprend la parole, abdiquée après le cri, et c’est lui qui raconte le cri comme une horreur qui vrille les tympans, qui effraie les braves gens et qui bafoue la civilisation, dont c’est momentanément le grand retour. Et notre vocabulaire est si pauvre que nous ne savons pas faire mieux qu’admettre leurs anathèmes comme nos titres de gloire : amok, barbarie, vandalisme.
Il y a eu des grands pillages célèbres dans l’histoire, de la prise de Rome par les Vandales au sac de Rome par le connétable de Bourbon. Mais jusqu’à la fin du XXe siècle, un grand pillage était essentiellement l’œuvre d’une soldatesque, parfois même partie de son salaire. Quelques autres pillages d’envergure ont sans doute eu lieu à l’ombre de grandes catastrophes. Mais là aussi, il s’agissait davantage de sauver la marchandise que de la détruire. Pour l’émeute moderne, telle qu’elle est apparue depuis cinquante ans, le pillage a presque toujours été l’un des signes extérieurs de sa richesse, une dimension particulière des attaques gueuses contre leurs ennemis conservateurs de la société. Pendant la vague d’assaut de 1988-1993, les premiers « grands pillages » sont apparus. Ce sont des pillages où les insurgés ravagent leur propre ville fait inouï, qui va surprendre et indigner même à Jakarta , où la destruction est un stade suprême du vol, où il n’y a pas de chefs, ni d’organisation, et où l’idée d’orgie fastueuse domine toutes les autres, jusque dans la désacralisation de la mort. En 1989 Caracas, puis à un degré moindre Buenos Aires, en 1991 Mogadiscio et Kinshasa, en 1992 Los Angeles et Bamako, en 1997 toute l’Albanie forment l’impressionnante lignée de cette nouvelle noblesse. Mais Jakarta, en 1998, est le plus grand des grands pillages.
L’information quotidienne occidentale n’a pas réussi à raconter cet événement, parce qu’elle a été incapable de saisir ses degrés successifs. Ils n’ont pas saisi l’ampleur d’un phénomène qui leur est si étranger et si hostile, ces journalistes effrayés, dénoncés par l’armée (qui en agressera neuf) et méprisés par les émeutiers. Ils ont raconté autre chose : une contestation politique auréolée d’un débordement. Alors même que l’immensité du pillage avait fait taire toute contestation politique, les informateurs collectionnaient encore des signes de gestion, et recollaient comme un puzzle les bouts préfabriqués de leurs idéologies et de leurs obsessions, à travers l’arrangement qu’ils donnaient à des faits sans les comprendre. Ils n’ont donc pas remarqué ce bref moment, où le silence et la stupeur commencent à s’inverser, parce que ceux qui y sont condamnés font alors taire ceux qui les y condamnent. Le grand pillage est un moment de silence, éloquent cependant, comme le moment où, devant une salle encore dispersée, l’orateur donne quelques petits coups secs sur son verre, en se raclant la gorge, forçant l’écoute, répétant mentalement la première phrase qui va imprégner les physionomies.
Le 12 mai, devant l’université de Trisakti, à Jakarta-Ouest, un sit-in refuse de se disperser. Un quart d’heure après un ultimatum de la police, celle-ci charge les étudiants avec des balles de caoutchouc. Refluant dans le campus, les étudiants bombardent la police avec des projectiles. Il y a alors des tirs à balles réelles, sur les étudiants, qui proviennent du côté de la police (qui ensuite niera avoir été équipée de ce type de munitions) : 4 morts entre 18 et 19 heures.
« Rioters the young urban poor, not students spread out in different directions and start setting fire to car showrooms, hotels, shops, a hospital. » La suite des affrontements de la soirée fera 2 autres morts. Des manifestations ont lieu dans cinq autres universités de la capitale, et à Bandung, où les étudiants sont violemment dispersés. Suharto est en Egypte au sommet du G15.
L’information occidentale se met tout de suite en position de minimiser. Pomonti dans ‘le Monde’ : « Au total, une dizaine de personnes ont été tuées depuis le début du mois, alors qu’aucune victime n’avait été rapportée pendant les quatre mois précédents de manifestations. » Puisqu’il y a eu un septième mort à Medan, 1 à Yogyakarta (dont Pomonti avait dit que c’était le premier), et 6 maintenant, on est déjà à 14 et le chiffre de Pomonti est un euphémisme intéressé ; et les 5 morts de la vague de janvier-février sont passés par perte et profits : pas de Reformasi sur le bandana, tu comptes même pas comme mort.
Le 13 mai, funérailles des étudiants tués à l’université des gosses de riches de Trisakti : tous les mammouths de l’opposition viennent parader. « Plus tard dans la journée, la situation a dégénéré. Une foule nombreuse a rejoint la manifestation étudiante, sur un mode plus violent et destructeur. Comme pris de folie, des individus ont commencé à mettre à sac les environs du campus, incendiant une station-service ainsi que plusieurs véhicules. » Incendie aussi d’un luxueux centre commercial, Ciputra. Il y a 1 mort. Pillages et destructions se déplacent dans tout l’ouest de Jakarta, vers Tangerang. Il y a des pillages dans le quartier chinois, Glodok. L’information occidentale est à la rue, comme le révèle la qualité de ses sources et le décalage entre l’intensité de ce qu’elle raconte et ce qui se passe : « Un habitant du quartier a également pu apercevoir des hordes pillant plusieurs maisons et détruisant le mobilier urbain, symbole du pouvoir central et de l’Etat. »
Que fait la police ? « La police a dû fermer l’autoroute voisine qui mène à l’aéroport alors que les émeutiers s’attaquaient à deux postes de péage. » « Les forces spéciales, qui ont coupé le boulevard en fin d’après-midi, ont tiré en l’air pour disperser une foule d’employés de bureaux qui se moquaient d’eux et lançaient des pierres. » Au second jour des émeutes, les rivalités entre les chefs de l’armée seraient apparues. Wiranto, chef d’état-major, dirige la faction rouge et jaune, comme le drapeau de l’armée, laïque et considérée comme plus modérée que la faction verte, du commandant des forces spéciales, Prabowo, décrite comme islamique et xénophobe.
Le général Wiranto aurait demandé au major-général Syafrie Syamsuddin, commandant militaire de Jakarta, de déployer ses troupes pour contenir la révolte. Ce Syafrie, de la faction verte, aurait mis beaucoup de mauvaise grâce, d’ordres peu clairs et de lenteurs dans ce déploiement. Ceci aurait permis au général Prabowo de proposer de faire venir ses unités de réserve dans la capitale, ce que Wiranto aurait refusé, préférant demander des renforts de Java centrale. Ces renforts auraient pris plus d’une journée pour arriver à la capitale. Et Wiranto n’a pas osé envoyer le peu de troupes qui lui était loyal, de peur qu’il se retrouve face à une résistance armée, qui l’aurait dépouillé de ses seuls partisans face à la faction verte. Mais au-delà de cette version du complot, Gerry Van Klinken dit plus laconiquement : « Des dizaines de milliers d’émeutiers surclassèrent de beaucoup le nombre des forces de sécurité, qui préférèrent la plupart du temps rester à l’écart des troubles plutôt que de risquer une défaite ou un massacre sanglant. »
Le 13 mai, d’autres manifestations sont signalées, souvent étudiantes ; il y a aussi une manifestation « furieuse » dans le quartier d’affaires de Sudirman, dans le sud du quartier de Grogol. Emeute à Bandung, à l’issue d’une manifestation de dix mille étudiants. Emeute à Palembang. Emeute à Solo : « Des centaines d’échoppes et d’immeubles ont été incendiés » ; « Les affrontements ont fait plusieurs dizaines de victimes parmi la communauté Sino-Indonésienne locale ». Les chiffres officiels donneront plus tard 19 morts pour Solo, les 14 et 15 mai. Il y aurait 225 millions de francs de dégâts. La roupie perd encore 14 %. Toutes les Bourses de la région sont en chute libre.
Le 14 mai, le pillage gagne toute l’agglomération, jusqu’à Bekasi à l’est, qui est le pendant de la ceinture ouvrière de la capitale dont Tangerang est l’extrémité occidentale, et même Depok, à vingt-cinq kilomètres au sud du centre-ville. On sait fort peu de choses sur ce 14 mai, qui est le jour clé de l’insurrection. Apparemment, la stupeur avait gagné les informateurs débordés. C’est ici que la révolte se transforme en iceberg : une toute petite pointe apparaît dans l’information, et la dévastation complète de l’agglomération entière ne peut plus être rapportée dans son détail, parce que ce détail n’a pu être ni approché par ceux qui racontent, ni avoué par ceux qui veulent conserver ce monde. Trop de joies négatives gâtent les entendements ordinaires. Le journaliste occidental de 1998 est l’entendement ordinaire par excellence.
‘Libération’, mal renseigné, affirme qu’il y a 15 morts en trois jours. L’information a retrouvé la vieille lecture indienne des westerns, puisque c’est aux longs fils de fumée noire qu’elle s’oriente, mais que les proches se rassurent : c’est sans se rapprocher de manière à vraiment savoir. Les grands centres commerciaux sont maintenant les objectifs du pillage. Les incendies de deux centres commerciaux et d’un grand magasin auraient fait, dans la nuit du 14 au 15, 500 morts. « Le chaos a été exploité par des vandales qui ont incendié, détruit, pillé tout ce qui se trouvait sur leur chemin. » Incendie du ministère des Affaires sociales. Incendie de commissariats, de commerces, de véhicules, de tout ce qui brûle. « Les étudiants de l’université d’Indonésie, à l’angle des deux boulevards, refusent de sortir en dépit des appels répétés de la foule. » Attaque de sièges de banque, de domiciles de grands patrons, de distributeurs de billets, saccage de voitures, en particulier les Timor qui sortent de l’usine du fils du président, de mobilier urbain. « La nuit retombe sur Djakarta qui vient de connaître sa journée la plus terrible depuis trente-deux ans, depuis le début du règne de M. Suharto. »
Glodok, la ville chinoise de Jakarta, est complètement dévastée et pillée, les habitants se barricadent et se défendent, et l’armée n’intervient pas : « Il était en tout cas étrange d’observer hier, dans les quartiers nord et ouest de la capitale (dix millions d’habitants), la passivité des forces de l’ordre à l’égard des foules incendiant ici un immeuble, là une boutique » ; « leur présence passive et ostentatoire paraît au contraire cautionner le pillage ». D’où le retour en force de la thèse du complot, de la mise en scène ethnique, et des témoins qui confirment ce détournement, comme l’extraction et le tabassage de Chinois hors de leur voiture. Mais on sait que les témoins de l’époque médiatique, bien plus que d’inventer des histoires eux-mêmes, insèrent leurs témoignages dans le cadre d’histoires racontées par d’autres, les médias justement, qui, ô divine surprise, retrouvent là les échos précis de ce qu’ils avaient toujours cru. Des viols massifs, en particulier de femmes chinoises, sont un thème qui n’apparaîtra que rétrospectivement. Des émeutes ont lieu aussi à Surabaya et à Lampung. A 19 h 30, le général Wiranto affirme à la télévision qu’il contrôle la situation. Tant mieux pour lui.
Le 15 mai, à 4 h 40, Suharto rentre précipitamment d’Egypte et demande à ses ministres « de prendre des mesures contre les criminels et les émeutiers ». Les entreprises et les banques sont fermées. Les entreprises étrangères évacuent leur personnel. Le gouvernement annonce une diminution des prix de l’essence et de l’électricité. Les étudiants, déclencheurs relativement involontaires du grand pillage, sont retranchés dans leurs campus, désormais pour se protéger des émeutiers. « Les étudiants cherchent par-dessus tout à maîtriser le grand élan de contestation qu’ils ont soulevé : “Notre objectif désormais est de se fondre dans la foule pour la discipliner.” » « Parfois, les émeutiers n’hésitaient pas à montrer du doigt les élèves des facultés qu’ils traitaient de “lâches” en les voyant renoncer au pillage. »
De nouveaux quartiers est-ce possible ? sont touchés, comme Cinere, près du quartier chic de Blok M dans le sud de Jakarta. C’est en fait toute la ville qui est touchée, dans toutes les directions cardinales des pillages et des destructions ont eu lieu. Des blindés prennent maintenant position dans le centre. Le 15 mai est une journée insurrectionnelle sur laquelle on ne sait rien. « Comment sortir de l’ornière quand les nerfs sont assez à vif pour que, dans les banlieues de Djakarta, les attroupements de gens, attendant des transports qui ne viennent pas, débouchent sur l’émeute ? »
Le 18 mai, une mission interministérielle du gouvernement annonce la dimension des dégâts. On ne peut que rester admiratif devant cette pléthore de records mondiaux. Pour les 14 et 15 mai, on dénombre : 13 marchés, 40 centres commerciaux, 1 604 magasins, 2 479 magasins/habitations, 45 magasins de réparation, 2 « sub districts », 11 postes de police, 383 entreprises privées, 64 banques (313 agences et 179 agences moins importantes), 26 bureaux de change et 220 distributeurs de billets, 24 restaurants, 12 hôtels, 9 stations-service, 8 bus et minibus, 1 119 voitures, 821 deux-roues, 486 panneaux routiers, 11 parcs, 18 clôtures, 1 026 maisons et églises. 500 tonnes de riz et 1 800 tonnes de sucre ont été volées. Le tout pour une somme de 2,5 trillions de roupies, ce qui, si le trillion est bien 1018, équivaut à 2 500 milliards de dollars.
Le 23 octobre paraît un rapport d’enquête dirigé par un jésuite du comité pour les droits de l’homme et par les représentants des différents ministères et de quelques autres officines gouvernementales ou non gouvernementales. Le total des morts de ce rapport, dans la partie datée du 22 mai et qui ne concerne que Jakarta, a fait autorité pour le nombre de morts de l’ensemble de la vague d’émeutes. Ce total est de 1 198, dont 1 188 émeutiers brûlés dans les incendies. Les 10 morts restants, tués par balle, sont répartis ainsi : 6 sont morts le 12 mai, comme toute l’information l’a relaté ; et les 4 derniers seraient morts le 17 mai, dont personne n’a parlé en tant que jour d’émeute (c’est également le jour où il y aurait le plus de morts brûlés [558]). D’après le tableau sans équivoque de ce rapport, il n’y aurait aucun mort le 13 mai et seulement 12 le 14 mai, date à laquelle ‘Libération’ en annonçait 250 et ‘le Monde’ 500 et qui a été l’œil du cyclone. Il faut donc supposer que ces chiffres, ceux des journaux aussi bien que ceux du rapport, sont parfaitement fantaisistes et ne permettent de conclusion ni sur l’étendue de la répression ni sur l’étendue des morts accidentelles d’émeutiers grillés en pillant. Mais le nombre de morts et leur répartition sont des enjeux pour l’explication de l’événement. Pour ménager la thèse du complot, le rapport, en effet, est obligé de minimiser le nombre de tués par la répression (la thèse du complot se nourrit du prétendu laxisme de la répression) et d’augmenter le nombre de tués par maladresse émeutière : tous les médias avaient parlé de 250 à 500 tués en trois incendies distincts, jamais plus, soit moins que la moitié de ce qu’affirme le rapport ; et la plupart d’entre eux, comme ‘Libération’ pour le 14 mai, rapportent des bilans intermédiaires qui laissent supposer des affrontements entre troupe et émeutiers : « Deux étudiants ont été tués par balles hier près de l’Université de Djakarta, et trois soldats ont trouvé la mort dans un autre district… Ce bilan porte à 15 le nombre de morts en trois jours. »
Le ‘Final Report of the Joint-Fact-Finding Team on 13-15 May 1998 Riot’ (on voit, dans le titre même, que l’investigation ne couvre pas le jour qu’il déclare être le plus meurtrier, le 17 mai) est presque drôle à lire, tant on a l’impression d’une pensée de bureaucrates qui n’ont jamais participé à aucune émeute. L’absence absolue du plaisir, dans l’analyse et dans son contenu, l’incapacité d’imaginer même le rapport d’attirance et de répulsion que la marchandise provoque en chacun de nous, l’incompréhension et l’ignorance complète de la circulation de l’information en dehors des circuits officiels, le dramatique sous-équipement conceptuel de l’équipe, l’image caricaturale des pauvres comme d’un bétail hébété et manipulé, qui revient aux instincts d’avant la civilisation, en font un chef-d’œuvre de sottise partisane : on sent que le rapport se contente de reprendre tous les bruits qui ont couru sur cette émeute, de les mettre en rayon et de les relativiser. Ce n’est donc pas un rapport sur les émeutes, c’est un rapport sur les émeutes vues par la sainte alliance des non-émeutiers ; et c’est à ce titre que ce rapport instructif supplée ici à la carence des informations, et mérite le détour.
La thèse globalement retenue, mais déforcée avec un volontarisme apparent, est la thèse du complot, pour laquelle non seulement il n’y a pas de preuves, mais pas même de mobile cité et compréhensible, mis à part le dernier point des conclusions : « It was stressed that the cause and effect of violence events with the 13-15 May riots, as the culmination point, could be perceived as an effort to create a critical situation that required a form of an extra constitutional government to control the entire situation. The preparation of this effort has been started from the level of the highest decision-making people. » L’idée abracadabrante est donc celle d’une dictature qui met en scène le pillage de sa capitale pour se donner le prétexte d’utiliser des pouvoirs d’exception ; elle réussit le pillage, mais rate le fait de se donner des pouvoirs d’exception, qu’elle n’a même pas évoqués et que personne ne l’a dissuadée d’utiliser ! Ce sont seulement des apparences qui permettent cette thèse, qui a été largement reprise avant et depuis ce rapport. Le principal élément qui permet de supposer qu’il y avait complot, est la présence de « provocateurs » qui, selon le rapport, sont des individus venant toujours d’un autre quartier et repartant après avoir incité au pillage mais souvent sans y participer, sauf pour exciter la foule et commencer la casse. « Entraînés », se déplaçant vite, équipés de moyens de communication et de transport, préparés à vandaliser avec pierres, cocktails Molotov, bidon d’essence, etc., ces provocateurs sont absolument les silhouettes des jeunes gueux de toutes les banlieues du monde. D’ailleurs le rapport souligne que, « en général, ce groupe était difficile à identifier… ». Les rapporteurs n’en prétendent pas moins qu’il était présent partout.
Ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre ne sont pas nommés en tant que tels, même si le rapport recommande d’enquêter sur le rôle du général Prabowo et que le général Syafrie Syamsuddin devrait rendre compte de son activité, ce qui les désigne très clairement. Mais ce qui évidemment manque, est de dire en quoi ces deux personnages auraient pu avoir intérêt à ce pillage, comme si c’était évident. Le rapport a lieu après la chute de Suharto, et la thèse du complot insinue alternativement la volonté de Suharto de garder le pouvoir et la réflexion des factions de l’armée sur l’après-Suharto. En dénonçant sans la nommer la faction verte, dont le pouvoir n’a pas pu pendant l’émeute contrecarrer celui du général Wiranto, le rapport fait allégeance à Wiranto, dont on pourrait tout aussi facilement critiquer les laxismes, les hésitations, les arrière-pensées, fort logiques au demeurant dans un contexte aussi imprévu, aussi émotionnel, aussi changeant. L’ensemble de cette thèse sempiternelle pour expliquer toutes les grandes révoltes, et exclure de l’intention et de la responsabilité ceux qui les ont faites, repose aussi sur l’affirmation comme quoi il serait tout à fait impossible que les mêmes faits se produisent partout de la même façon en même temps. Comment peuvent-ils faire si ce n’est pas selon un plan ? Comme si les gueux ne pensaient pas par eux-mêmes, n’utilisaient pas par eux-mêmes le téléphone ou ne se déplaçaient jamais d’un quartier à l’autre, surtout quand une pareille fête donne d’excellents prétextes de renouer avec ceux qu’on connaît à l’autre bout de la ville. La commission ne s’est apparemment pas demandé comment les « provocateurs » ont réussi, à tous les coups, à convaincre les spectateurs de leurs actes de vandalisme initiaux, et elle ne s’est pas non plus étonnée du peu de résistance morale de la part du gentil bétail si prompt à être provoqué par des personnages en principe si louches.
Bien entendu, des calculs politiques insensés peuvent germer dans les citrons pressés de quelques militaires débordés. Mais c’est plutôt au cours de l’action, à la recherche d’expédients. Parce que lancer une émeute, qui devient insurrection, est bien trop dangereux quand on est dans une dictature contestée, et dans une armée divisée. Qui peut garantir que l’insurrection ne gagne pas les militaires de base ? Qui peut contrôler des centaines de milliers de gueux (il n’y a aucune évaluation du nombre d’émeutiers dans la rue, du 12 au 15 mai) une fois qu’ils ont décidé d’agir par eux-mêmes ? Quant au laxisme de l’armée, il est le pendant obligatoire à l’autre attitude possible de la répression : le bain de sang. Quelle que soit l’attitude choisie par l’Etat, elle sera donc mauvaise et pourra toujours être présentée comme une preuve de complot.
La provocation elle, existe au plus haut point dans toutes les émeutes. La plupart des pauvres sont, à un moment ou à un autre, des « provocateurs ». Mais de là à conclure à la préméditation, voire à la corruption des provocateurs, c’est mal connaître les pauvres que nous sommes : la provocation est un plaisir, une poussée d’adrénaline, un défi, une partie réjouissante du jeu. Ceux qui sont en première ligne sont les plus courageux de la première heure, et ils incitent les autres à les suivre. L’envie, dans une telle situation, qu’elle s’étende à toute la ville, au monde entier, vaut bien qu’on préfère soulever le quartier suivant plutôt que de participer à la destruction de celui dont on vient, et qu’on sait en de bonnes mains. Pas besoin de vouloir sauver Suharto, ou d’être un musulman antichinois pour adopter une telle attitude.
C’est certainement dans l’analyse des participants à l’émeute, mélange déséquilibré et variable d’idéologie mal digérée, d’informations distordues, d’exaspération des nerfs, des sens, des consciences, que le rapport montre le plus son ignorance profonde de la situation qu’il décrit. Les trois groupes qu’il dégage méritent ainsi d’être exposés : les provocateurs, qui sont les activistes, la première ligne, et qui sont très peu nombreux sur chaque lieu (« moins de vingt ») ; la « masse active », qui se chiffre entre dizaines et centaines : provoqués, ils sont devenus agressifs, ont participé aux pillages et à la mise à feu et « se déplacent d’une manière organisée » ! ; la « masse passive », les spectateurs, dont certains ont rejoint l’action, mais la plupart sont restés spectateurs. Pour sortir de cette étroite vision d’un bétail manipulé, par postulat, il faut ici s’appuyer sur Van Klinken, qui n’est pourtant pas très loin dans l’idée, mais qui au moins connaît apparemment mieux les gens dont il parle : « The rioters are the urban poor who have had no political representation in the New Order. They have almost no political leadership other than the agitational preaching in hundreds of small mosques. Yes, they are anti-Chinese. More generally they are alienated by the entire modern economy. They take it out on the inaccessible symbols of the new rich banks, automatic teller machines, supermarkets, car showrooms, hotels, the cars of the Chinese. »
Le rapport, de même, construit un schéma du déroulement de chaque situation émeutière :
1. La phase de provocation, où les provocateurs attirent le public, en brûlant des pneus, par exemple, ou en criant certains mots d’ordre destinés à faire enrager la foule : « students are cowards » ; « police is dog ».
2. La phase de vandalisme : jets de pierres, de bouteilles, casses de vitrines et de portes, destruction de mobilier urbain, « avec des outils préparés à l’avance » (bien sûr, quand tu pars te battre tu prends tes armes ! mais ça ne veut pas dire que c’est sur l’ordre et le plan d’un comploteur). C’est le moment où la marchandise est attaquée.
3. La phase de pillage, qui est en fait la phase du vol des marchandises.
4. La phase d’incendie, « qui était le point culminant de l’émeute, avec pour résultat le plus grand nombre de victimes et les plus grandes pertes matérielles ».
Ce découpage tout à fait intéressant (si on essaie d’abstraire du complot machiavélique avec les provocateurs payés et entraînés qui agissent simplement comme de nombreux adolescents furieux) montre surtout que la phase d’incendie est plus importante que la phase de pillage. Cette tendance, si elle se confirme, semble vérifier que la haine de la marchandise est plus grande, désormais, que le désir de la posséder, que la critique de l’échange se substitue, dans les grands pillages, à la critique de la répartition des biens, qui était la base même de la critique communiste. Ce n’est plus l’injustice qui est principalement en cause, c’est l’organisation de la communication elle-même.
Le rapport affirme entièrement le caractère antichinois des émeutes, mais en le minimisant beaucoup par rapport à l’information dominante. A aucun moment, cependant, le fait que la majorité des commerçants sont chinois et qu’une grande partie des Chinois sont commerçants n’est signalé. Les Chinois sont présentés comme les boucs émissaires, mais ils ont sans doute été rendus tels par la sainte-alliance de tous les gestionnaires, c’est-à-dire de tous ceux qui ont détourné l’attaque contre le commerce en une attaque contre les Chinois, et principalement l’information dominante, jamais mise en cause sur ce point. C’est un des usages les plus utiles des ethnies, et des cultures dans notre société marchande.
Un thème qui a fleuri après les émeutes, mais pas en même temps, dans la presse populaire et y a été fortement développé est celui des viols. Ni ‘Libération’, ni ‘le Monde’, ni Van Klinken, le 29 mai, n’en parlent encore. Le rapport en octobre y accorde une place importante, en signalant pourtant : « In the issues of victims, there was this tendency from the government, people and including the mass media, to focus the attention at merely the sexual violence victims. » Evidemment : c’est ce qu’il y a de plus croustillant. C’est ce qui permet, au meilleur compte, de discréditer les émeutes, qui en avaient bien besoin au vu du degré de popularité assez extraordinaire qu’elles ont rencontré. Toutes les informations sur les viols, tardives et provenant de couches superposées d’interdits, sont donc extrêmement spécieuses : jamais ce ne sont les auteurs de ces viols qui s’expriment. Disons seulement que dans ‘Asiaweek’, les deux auteurs du sac à clichés « Ten days that shook Indonesia », qui reprennent pour nombre de morts le nombre de brûlés du rapport (donc en oubliant les morts par balle), ont parlé de 468 femmes violées, alors que le rapport fait état de seulement 85 agressions sexuelles, dont 66 viols, la plupart collectifs, et une majorité sur des femmes d’origine chinoise. A aucun moment la possibilité que le viol corresponde à une vengeance particulière, et non ethnique, n’a été même envisagée, même si une phrase tend plutôt à se distancier d’une vengeance sociale : « The victims of sexual violence were also inter-social-class. »
Au 18 mai au soir, il apparaît que l’émeute, aussi mystérieuse dans sa fin que dans son commencement, est terminée. En effet, depuis trois jours, les émeutiers ont laissé le terrain, et aucun discours ne s’est construit sur les débris que leurs ennemis sont encore en train de compter. Ils n’ont pas réussi à s’organiser et à donner un prolongement articulé à leur soudaine critique de la société.
Le 19 mai, les étudiants osent enfin sortir de leurs campus et occupent le Parlement. Suharto non seulement désavoué par le grand pillage mais par toutes les institutions, dans une franche débandade, promet des réformes et de nouvelles élections, sans lui, dernier effort de rallier au moins quelques décisionnaires. Partir d’accord, mais comment sauver sa peau ?
Le 20 mai, l’opposition annule la manifestation prévue de longue date, devant le déploiement massif de l’armée dans le centre de Jakarta ( soixante-dix-huit mille soldats et policiers autour de la place Merdeka [Liberté]). Il y a un demi-million de manifestants à Yogyakarta. Manifestations à Bandung, Medan, Ujung Padang. Les Etats-Unis demandent à Suharto de démissionner.
Le 21 mai, Suharto démissionne, et laisse la présidence à son vice-président et complice, Habibie. Grande fête et grande joie dans les rues de la capitale.
Le 22 mai, Wiranto est nommé ministre de la Défense, Prabowo est relevé de ses fonctions ainsi que Tutut et Bob Hassan. L’armée reprend le Parlement aux étudiants après un face-à-face entre étudiants pro-régime et anti-régime. « Des gens ont rendu les biens qu’ils avaient volé » pendant le pillage, le 14 mai.
Le 27 et le 28 mai, de nouvelles émeutes ont lieu à Sumatra et aux Célèbes, faisant 1 mort et 14 blessés : « sac de magasins et d’entreprises », protestation contre la prostitution et les jeux d’argent.
Le 2 février 1999, ‘Indonesian Observer’ signale que des foules furieuses ont détruit 180 postes de police dans les huit derniers mois, c’est-à-dire depuis les émeutes de mai : 5 postes de police détruits chaque semaine, en moyenne, qui dit mieux ? L’Indonésie est devenue le pays des émeutes. Les débris de la dictature familiale Suharto et l’opposition démocrotte et musulmerde n’ont pas encore réussi à détourner toute cette vitalité vers les marches de l’empire indonésien où, entre Timor et Aceh, dans les revendications nationalistes, s’épuisera cette cavalcade de négativité, libérée par le grand pillage du 12 au 15 mai 1998.
Le grand pillage suivant a lieu du 18 au 21 décembre 2001 en Argentine, principalement à Buenos Aires. Celui encore après va au moins du 8 au 17 mai 2003, en Irak, principalement à Bagdad.
(Texte de 2003.)