Introduction

 

 

 

 

 

Nous n’avions pas été peu surpris, il y a quelques années, lorsque, exposant la téléologie moderne à un public non averti, mais suffisamment agressé pour émettre différentes formes de rejet, l’une d’entre elles fut de dire que la théorie comme quoi tout a une fin serait, somme toute, quelque chose de périphérique. La riposte, qui consistait à faire valoir les conséquences les plus évidentes d’une critique radicale de la notion d’infini, n’eut pas davantage pour succès de mettre en valeur l’incontestable importance de la proposition téléologique. Même de montrer ainsi que faire des enfants change complètement de sens si le monde n’est pas infini, qu’il convient de rire de toute poésie qui utilise l’exagération invérifiable d’un infini, ou de s’interroger sur le contenu des mathématiques – cette technique du calcul devenue chapelle de l’infini – ne semblait nullement bouleverser les horizons, pourtant illimités par a priori de ces spectateurs réticents. Pour nombre de nos contemporains il semble, en effet, que les questions concernant la fin, ou l’infini, sont des questions abstraites, qui influent peu sur les conceptions courantes et les marottes théoriques à la mode. Et affirmer que la téléologie moderne est une pensée peu importante nous parut une critique beaucoup plus grave, quoique non moins fausse, que toutes celles qui prétendirent alors, sans succès, démontrer ses erreurs.

Si la question de la fin, étymologiquement comprise dans téléologie moderne, est la première charge explosive autour de laquelle cette théorie de l’humanité se dispute, elle n’est pas la seule. Partir de l’hypothèse que tout est pensée est une conception encore difficilement admissible dans ce monde qui s’est laissé noyer dans un certain matérialisme, amplement fissuré depuis deux ou trois décennies. Que tout soit pensée reste compris comme une sorte d’aberration idéaliste, surtout quand une telle proposition est mesurée au bon sens commun dans lequel les activités décousues de notre société nous obligent sans cesse à nous vautrer ; mais plus on se pose la question de ce sur quoi repose notre conception et notre monde, plus on ne peut finalement saisir ce qui nous entoure et ce que nous sommes que dans le jeu de miroir de la pensée, qui grandit en avançant, laissant peu à peu apparaître la croûte matérialiste de la terre comme n’étant qu’une fine pellicule superficielle de notre entendement. La route de la profondeur est jonchée de cadavres de penseurs, dont le trajet semble toujours avoir eu pour caractéristique de grandir la pensée. Les matérialistes, au contraire, semblent plus rares au fur et à mesure que les présupposés du bon sens se trouvent confrontés à leurs vérifications, et ils sont plus intransigeants dans leur réflexion qui s’est souvent tournée vers des objets pratiques après avoir fixé trop tôt la matière en tant que présupposé. Tout est pensée est donc certainement une proposition plus radicale encore que tout a une fin, même si elle est moins provocatrice parce qu’elle semble déjà avoir été entendue. La conjonction des deux, en revanche, propose un cocktail théorique encore plus virulent pour ceux qu’elle choque, et un chantier d’envergure pour ceux qu’elle stimule.

Il est donc devenu nécessaire de creuser cette position théorique. Quelques notions, quelques perspectives, quelques possibilités, qui nous paraissent souvent issues de la nuit des temps, seront mises à mal. Encore ne s’agit‑il que d’un début : une vraie réflexion, qui allie finesse et profondeur, et qui se voudrait exhaustive, semble pour l’instant hors de portée d’un point de vue volontairement soumis à la tourbe quotidienne de l’aliénation courante. Il faut à ce sujet rappeler que la téléologie moderne est comme un sédiment révélé par la vague de fond de la révolution iranienne, le dernier grand sommet historique ; que cette proposition sur le sens et le but de l’humanité a éclos, à travers de multiples médiations, chez des pauvres modernes ; et qu’elle en contient aussi bien la vigoureuse insatisfaction que les limites en connaissances, en intelligence, et en capacité d’agir concrètement dans un monde où la révolution iranienne, rappelons‑le, a été battue.

La ‘Matrice téléologique’ est certainement le texte de fond le plus important de la téléologie moderne à ce jour. Il contient un survol rapide du mouvement de la totalité, un descriptif de la pensée, et une ébauche de la réalité. Jetée vite, opulente et aux contours désordonnés, cette Matrice ressemble à ces pauses haletantes dans la volupté qui, parfois, sont des cris. Ebauche, mais vaste et large, est d’ailleurs le terme qui semble le plus adapté. Dans l’esprit de ses auteurs, cette Matrice apparaît en effet comme une somme de titres : chaque paragraphe pourrait et devrait donner naissance à un chapitre, mérite une analyse et une synthèse, et parfois même un discours.

‘De l’hypothèse à l’hypostase’ correspond justement au premier paragraphe de cette Matrice, comme une note de bas de page qui, du fait de sa dimension, en serait plutôt un chapitre subordonné. Ecrit après la Matrice, ce second texte poursuit l’enquête sur la réalité entamée plus haut.

On trouvera donc, dès ce second texte, les limites de la rigueur d’une démarche qui se voulait plus esquisse de l’ensemble que précision dans le détail. Ainsi par exemple, la « certitude » examinée dans ‘De l’hypothèse à l’hypostase’ complète celle décrite dans la Matrice, au point de paraître parfois la contredire. De même, une réflexion sur l’aliénation telle qu’elle est exposée dans la Matrice mériterait sans doute de requalifier la pensée du ici et maintenant, et en général la pensée du commencement ; on voit là que certains extrêmes de cette Matrice n’ont pas été digérés au moment d’être écrits. Il nous a semblé préférable de ne pas corriger de telles imperfections pour signaler leur progression, dans la réflexion qu’elle impulse dès le texte suivant, ‘De l’hypothèse à l’hypostase’.

 

 

(Texte de 2007.)

 


Editions Belles Emotions
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