En résumé de ce qui précède, il faut donc conclure qu’il y a trois sens d’hypostase. Une telle typologie définitoire clôt provisoirement la critique de l’hypostase, en rappelant qu’elle est un détour conservateur qui brouille l’origine hypothétique de la certitude dont elle est un résultat. Cette typologie aboutit également aux sens des dénonciations d’hypostase, qu’il ne faut pas confondre avec la critique de l’hypostase. Car dans le contexte pratique où elle apparaît, la dénonciation suffit : « hypostase » reste suffisamment connoté en tant qu’erreur pour que révéler, publiquement, qu’il y a hypostase suffise à alerter qu’il y a fausseté. Le mot lui-même contient une telle dénonciation.
J’appelle le premier sens « hypostase téléologique ». Il y a hypostase téléologique dans l’affirmation de réalité – au sens téléologique de réalité – d’une chose qui n’est pas encore réalisée. La dénonciation de l’hypostase, ici, consiste à montrer qu’une chose crue finie, achevée ou accomplie sans être finie, achevée ou accomplie, donc réalisée, est au contraire en cours, et que son issue n’est donc pas décidée, et que sa réalité se situe au-delà du moment approximatif désigné fautivement comme son aboutissement. Les cas de figure de cet usage de l’hypostase sont encore assez rares, mais il est important de les situer ici, parce que la reprise espérée d’un débat généralisé sur la réalité se fera nécessairement à l’aide de disputes sur les exemples de réalité ; et la détermination plus précise de la réalité semble pouvoir se faire en examinant des exemples de choses finies ou non. Le débat sur l’aliénation, si nécessaire à l’humanité d’aujourd’hui, trouverait dans ces disputes un début fécond.
Le second sens d’hypostase, que j’appelle « hypostase générale », est celui qui porte sur la réalité en général : prêter de la réalité à une chose, quelle qu’elle soit, est une hypostase générale ; croire en la réalité comme donné, et agir en construisant sur un donné est la même hypostase, mais sous une autre forme ; faire, en général, de la réalité une substance, comme Plotin, une matière, une chose ou un état de fait extérieurs à l’humain, donc invérifiables par son action, sont encore d’autres formes de cette hypostase générale. L’hypostase générale est l’application de la présupposition de la réalité comme en soi et pour soi. La dénonciation de l’hypostase en général a pour but le rappel de l’hypothèse en général. La réalité elle-même est une hypothèse, la certitude est une hypothèse qui n’a de vérité que dans un contexte limité et subordonné, et la vérité théorique, celle élaborée par la pensée, est elle aussi hypothétique au contraire de la vérité pratique, qui est fin de la pensée, réalité « absolue ». L’absolu est entre guillemets parce que lui aussi est très différent dans cette façon de voir que dans celle qu’elle critique : l’absolu ici est une fin, un moment irréversible passé, quelque chose qui n’a pas de contenu, pas d’en et pour soi, un bout. La dénonciation de l’hypostase, ici, propose de ramener toute réalité dans l’hypothèse en même temps qu’elle signifie la fin de toute hypothèse comme étant réalité. Cette hypostase générale est la plus courante. Elle est presque généralisée : toute acception contemporaine de réalité, non téléologique, semble déclencher une hypostase générale. Plus concrètement, toutes les croyances infinitistes, qu’elles soient déistes, agnostiques ou athées, qu’elles soient scientifiques, matérialistes ou du bon sens commun, sont construites sur cette hypostase générale. Et nous, parti qui voulons en finir avec tout ce qui est, nous sommes bien loin d’en avoir fini avec cette réalité hypostasiée.
L’« hypostase particulière » est celle, enfin, qui correspond à la rénovation du terme hypostase aujourd’hui. Il y a hypostase particulière dans l’affirmation fautive qu’une chose serait dans la fausse réalité, la réalité comme donné, alors que selon le champ définitoire vaguement déterminé de cette fausse réalité elle n’y serait même pas contenue. Sa dénonciation se prévaut du sens faux, du point de vue téléologique, de réalité, c’est-à-dire réalité comme donné, comme substance, comme en et pour soi. Elle signifie une épuration de cette réalité. C’est une opération très rare, mais qui devrait aussi se développer, avec l’affermissement de la middleclass, parce que cette morale dominante installe ses signaux arbitraires, et que sa réalité est un référent absolu auquel elle peut arrimer les croyances qu’elle tente d’imposer. Mais il faut rappeler que le mouvement actuel va davantage à gonfler cette réalité absolue, utilisée comme un superlatif, ou tout au moins comme un pôle positif et indiscutable. Les quelques exclusions proposées, comme Dieu, la conscience ou l’économie, se présentent actuellement, grâce à l’accusation d’hypostase, comme des réformes de la pensée dominante. Elles sont peu nombreuses et d’ailleurs peu suivies. L’hypostase particulière, cependant, peut aussi être utilisée, et même beaucoup plus fréquemment, par la téléologie, parce qu’elle permet de montrer que les éléments de la réalité supposée ne sont pas de la réalité, même au sens commun. C’est un léger abus de sens que je pratique et que je recommande. En son nom, par exemple, je peux dire que le marxisme pratique l’hypostase de la matière, que le savoir est hypostasié, que le spectacle, la misère des gens et la communication infinie ou directe sont des hypostases postsituationnistes, que l’extériorité est une hypostase de la philosophie classique. C’est pourquoi je peux répondre à Heidegger, lorsqu’il demande pourquoi le phénomène du monde est sauté et remplacé, en tant que thème ontologique, par l’étant innerweltlich (intérieur au monde), que c’est parce que « le monde est hypostasié, parce que l’étant est hypostasié, parce que le particulier, dont la pensée se réduit à la conscience, est hypostasié, parce que la réalité est perçue comme un a priori, comme une évidence ».
(Texte de 2007)