Pour la téléologie moderne, tout est hypothèse. Cette affirmation signifie qu’il n’y a pas de base sûre et solide à la pensée puisque, pour la téléologie moderne, la pensée est tout.
Cette affirmation signifie également que toute pensée est créée par l’humain, dont le mode de pensée, justement, peut être considéré comme l’hypothèse. Il n’y a pas de pensée sûre, qui serait donnée, c’est-à-dire dont l’origine serait en dehors de ce qui est humain. Il n’y a pas de pensée dont l’origine serait hors de portée de l’humain si l’on veut bien admettre que la pensée échappée, qu’on appelle l’aliénation, n’est pas hors de portée de l’humain, mais est l’humain même, la pensée humaine même.
L’hypothèse téléologique sur la totalité est que tout est pensée. La totalité, tout ce qui est, est hypothèse, c’est-à-dire se présente comme une proposition, à partir de laquelle des déductions sur les divisions et les déterminations de tout peuvent se dérouler. Parce que la totalité est la médiation de toute pensée, la totalité doit figurer en première hypothèse. Cette hypothèse d’une médiation générique et principielle est particulièrement utile là où son oubli génère des hypostases : dans la pratique, mais également dans un empirisme strictement inductif.
Une idée, une guerre, une table sont de la pensée, et seulement de la pensée. Si toute pensée est hypothétique, ces choses-là ne sont pas sûres, sauf pour ce qui est de correspondre à des règles de discernement, d’association ou d’expression établies par l’humain. Mais même ces règles ne sont que des hypothèses. Cette table n’est une table que relativement à la convention qui fait que le monde est l’hypothèse du monde qui permet cette table. Si les humains décident qu’il faut ne plus voir des choses séparées et en dur, mais par exemple des ondes, ou des particules, ou tantôt l’un tantôt l’autre, et qu’ils parviennent à mettre cette décision en pratique, ce que nous appelons aujourd’hui une table sera recomposé et redivisé dans un système de perception, et de compréhension, différent. Dans ce cas, même ce que nous appelons perception, et compréhension, sera probablement dissous et recomposé.
L’hypothèse que tout est hypothèse signifie aussi que tout est humain, sans exception. Il n’y a rien en dehors de l’humain, et tout ce que nos sens perçoivent, et tout ce que notre esprit contient est humain. L’ultra-anthropocentrisme téléologique propose ainsi l’hypothèse de la maîtrise de l’humanité par l’humanité, de la maîtrise de la pensée par l’humanité, de la maîtrise de la totalité par l’humanité. Dire que l’humanité est maître de son destin signifie que l’humanité est maître de tout. Car tout ce qui échappe à l’humain est de la pensée, et toute la pensée est humaine. Le but de l’humain est de dompter toute la pensée, et ainsi de l’accomplir.
Cette affirmation, comme quoi tout est hypothèse, est elle-même une hypothèse. La pensée est ainsi une hypothèse sur elle-même.
L’hypothèse est une pensée médiatisée par elle-même. Ce qui veut dire que l’hypothèse est un commencement, mais un commencement lui-même déjà composé. Dans l’hypothèse, il y a un but, un accomplissement latent, et la médiation entre ce but, qui est une pensée, et la pensée du but, qui en est une autre. C’est pourquoi l’hypothèse est elle-même divisible et complexe.
Que tout soit hypothèse n’exclut pas la certitude. La certitude reflète la cohérence interne d’une hypothèse, d’abord un rapport entre but et médiation. Nous construisons des hypothèses pour vaincre l’insatisfaction par rapport à tout ce qui nous échappe. C’est la première hypothèse téléologique : tout a une fin. Pour vaincre l’insatisfaction, nous avons construit un monde, un univers. Si cette construction ne vainc pas l’insatisfaction, il faut en changer. Nous changeons sans arrêt d’hypothèses. Finir une pensée, la réaliser, n’est souvent qu’une tentative de changer d’hypothèses.
J’ai longtemps combattu l’idée comme quoi « tout a une fin » serait une hypothèse. La raison est dans le rôle que notre société prête à l’hypothèse : une hypothèse est une proposition, et à partir du moment où on adopte la proposition, elle est considérée comme n’étant plus une hypothèse. L’hypothèse, dans la version dominante, est donc un préalable qui disparaît, quand tout va bien, dans la certitude. Si l’hypothèse reste hypothèse, elle est généralement encore plus déconsidérée.
Comme je pense que tout a une fin, et que je ne connais que des choses qui finissent, malgré toutes les choses qui n’ont pas encore fini, je voulais mettre « tout a une fin » à l’abri de l’hypothèse. Il y avait à cela deux raisons. La première est que je ne voulais pas laisser dos à dos, dans l’insignifiance de l’hypothèse, « tout a une fin » et son contraire, « l’infini est une réalité » ; la seconde est une amplification de la première : je voulais laisser à « l’infini est une réalité » toute l’opprobre de l’hypothèse dans un monde qui s’appuie sur la certitude du donné.
Nous construisons à travers ce texte même, entre autres, une cohérence téléologique telle qu’il nous apparaît que « tout a une fin » est certain par rapport à « l’infini est une réalité ». La logique de la téléologie répond à certaines contradictions de l’hypothèse « l’infini est une réalité », par exemple celle qui oppose insatisfaction et infini ; mais certainement recèle elle-même de nouvelles contradictions qui, pour l’heure, échappent encore à notre certitude téléologique. Ainsi, même nous qui affirmons « tout est hypothèse » tendons vers des certitudes.
L’hypothèse que tout est hypothèse implique, cependant, une incertitude majeure. Puisque rien n’est fondamentalement sûr – toute certitude n’est que formelle –, tout est « en cause » en permanence, et la vérification théorique des hypothèses reste en jeu, jusqu’à ce que la vérification pratique y mette fin. La vérification théorique est une vérification logique, une mise en conformité par rapport aux règles convenues de la totalité comme médiation par rapport au but. La vérification pratique d’une pensée est la fin d’une pensée. Quand une hypothèse est achevée, elle disparaît. La somme des hypothèses qui surgit de cette vérification pratique se substitue, jusque dans la mémoire, à cette hypothèse achevée. L’incertitude de l’hypothèse peut cependant être perçue comme la précarité de la vie : c’est ce qui lui donne, par ailleurs, toute son intensité. L’incertitude de l’hypothèse est l’insatisfaction de l’humain, le principe négatif de son but, de sa fin.
Enfin, toute la pensée est hypothèse, parce que toute la pensée est insatisfaction, mouvement fondamental de ce qui est inachevé vers son accomplissement. L’hypothèse est toujours une proposition par rapport à un but. La pensée, en tant qu’hypothèse, est d’abord et fondamentalement proposition d’achèvement, de réalisation. L’hypothèse est l’argument et l’anticipation de la réalisation. Pensée et humanité sont entièrement le projet contenu dans cet argument et dans cette anticipation de la réalisation.
(Texte de 2007 - A suivre)