La puissance du mensonge dans notre monde a atteint ce paroxysme où, après une bataille, la moitié des vainqueurs nient qu'il y ait eu bataille, et l'autre moitié se réjouit que les vaincus soient vainqueurs. Ainsi, les vrais vaincus ignorent effectivement qu'ils le sont, et entament la pire des retraites : à reculons dans le silence.
Les ouvriers sidérurgistes étaient les vrais vaincus du 23 mars. La "marche sur Dunkerque", organisée par la CFDT, ne réunit plus que 2 500 personnes, le 6 avril. Les occupations de routes, de voies ferrées, d'usines, que maintenant l'Etat ose décréter illégales, ne faisaient plus vibrer leurs auteurs dégoûtés. Les usines non "menacées" de licenciements (Fos, le 5 avril, Dunkerque, le 7) se mirent en grève pour des revendications salariales, cassant là une solidarité entre sidérurgistes déjà bien ébréchée dans la division syndicale. Pour Longwy et Denain, les négociations ont repris, et les délégués de l'Etat à la tête d'Usinor et Sacilor expliquent maintenant posément qu'il n'est pas question de changer quoi que ce soit au plan de licenciements prévu : toutes les suspensions de licenciements, promesses de recyclages, études de plans moins radicaux, toutes les graves discussions sur l'avenir de la région, de l'industrie sidérurgique, de l'économie française, toutes les commisérations de l'information, les vitupérations des syndicats, les temporisations du gouvernement n'avaient de sens que contre l'avance des ouvriers dans la rue. Mais après la bataille décisive qu'ils y ont perdue, à quoi bon leur servir encore ces boniments, ces concessions à la fois coûteuses et insatisfaisantes ? Les sidérurgistes de Longwy se mettent en grève. Le 1er mai a lieu la troisième attaque du commissariat de cette ville, mais tout y sent le crépuscule : il n'y a que 150 manifestants contre 150 policiers. "A 17 heures, après dix bonnes heures de siège, il n'y avait, à notre connaissance, pas un blessé ni d'un côté ni de l'autre." Enfin les grévistes sont obligés de reprendre le travail à Usinor, le 9 mai. "J'ai perdu environ 1 000 F sur mon salaire d'avril et 1 500 F sur mon salaire de mai. Je ne peux plus continuer." Alors qu'à Denain, les ouvriers se prononcent contre l'occupation de l'usine (15 mai), le gouvernement, démolissant la retraite, va reprendre Longwy à la CGT. Dans la nuit du 17 au 18 mai, la radio-pirate de la CGT est brouillée, 1 500 cégétistes, qui jusqu'à présent s'étaient tenus hors de tous les affrontements, manifestent à 22h15 "contre la présence des CRS à Longwy, et contre le programme de licenciements confirmé par le ministère du travail". Ils prennent la Banque de France, la gare routière, le syndicat d'initiative (triste boutade), l'hôtel des impôts. A 23h15, les CRS chargent, puis sont obligés de reculer dans le commissariat. Des commandos de jeunes (18-20 ans), dernier éclair dans cette nuit déjà bien noire, échappant "à tout contrôle", s'en prennent aux vitrines. Ce n'est qu'à 3 heures du matin que l'ordre public revient définitivement à Longwy. 15 policiers sont blessés et 5 manifestants arrêtés. "Contrairement à ce qui s'était passé, en mars dernier notamment, les heurts n'ont pas provoqué une mobilisation de la population." La classe ouvrière mondiale, représentée par la vieille classe ouvrière de la vieille Europe, représentée par la classe ouvrière française, représentée par les ouvriers sidérurgistes de Longwy, a déjà pratiquement disparue dans ce petit matin.
Les autonomes, ultimes idéologues du prolétariat, s'avérèrent n'être que les prolétaires de l'idéologie, c'est-à-dire les plus pauvres en la matière. Aussi peu que les ouvriers, ils ne comprirent leur défaite, le soir du 23 mars. C'est que, malgré qu'ils se disaient la pointe de l'iceberg, ils s'en croyaient le coeur. Cette vanité leur interdit de voir l'iceberg fondre sous leurs pieds. Ils mesuraient leur destin, non pas au mouvement dont ils étaient l'apparition aliénée, mais à la célébrité que leur accordait le spectacle. Ainsi, alors que le 23 mars terminait leur ascension, ils crurent qu'il la commençait. Cette société changerait désormais selon leur ignorance, son pur produit, dont souvent ils s'affirmaient fiers. Ils eurent un journal. Et leur prochaine sortie fut une ruse. Ils avaient refusé de participer au 1er mai unitaire des syndicats, se prétendant désormais trop forts pour se greffer sur les autres et parce que contrairement au 23 mars ils n'avaient plus aucun espoir de rencontrer des ouvriers radicaux comme les sidérurgistes et parce qu'enfin ils ne voulaient plus donner d'"otages" à la justice. Mais la nuit suivante, à Toulouse et Paris, ils organisent une "nuit bleue", c'est-à-dire que quelques bombes simultanées endommagent banques, commissariats de police, sièges de patronat. Cette action idéologique, à mi-chemin entre la spontanéité de la rue et le terrorisme d'Etat, n'éveilla de sympathie d'aucun côté. En juin, après six numéros, cessa la parution d'"Autonomie", là aussi visiblement faute de sympathie. Jamais depuis, ces cabotins du ruisseau n'ont retrouvé la parole : grisés par la louange, négative, de la publicité, ils ont endossé, en dupes, le faux-nez du radicalisme ouvrier, et en bravaches le panache blanc de la violence prépensée. Ainsi, ils n'ont servi que leurs flatteurs, et ne les auront servi que le bref instant où il fallait dégoûter les ouvriers de leur propre radicalisme, et les diviser de leur propre violence spontanée.
Les syndicats français ont aussi peu compris qu'admis ce que leur coûtait la défaite de la classe ouvrière le 23 mars. Habitués, en un demi-siècle de perte progressive de conscience historique, à craindre plus d'être engloutis par le soulèvement de leur base que de s'assécher par sa décrue, ils continuent à oeuvrer à une paix sociale aussi infinie qu'illusoire, comme s'il ne s'était rien passé. Quand le dernier ouvrier aura été transformé en pauvre moderne, il existera encore des syndicats ouvriers qui prétendront que puisqu'ils existent, il existe une classe ouvrière. Ces camps retranchés aux frontières de l'Empire ne savent donc pas qu'en contribuant si décisivement à battre les ouvriers, ils inaugurent maintenant leur propre inutilité. En France, les syndicats n'ont jamais publié le nombre de leurs adhérents, et depuis le 23 mars 1979, ils ont enfin raison de le faire : camoufler la désaffection peut en effet la ralentir. Dès le 27 mars, CGT et CFDT inversent leur parodie de division en parodie de réconciliation. Tout n'est plus qu'unitaire. La CGT participe à la marche sur Dunkerque, ce flop unitaire. Le 1er mai, jour saint-dycal, est unitaire. Mais même à Paris, la procession unit moins de fidèles qu'au 23 mars (peut-être 60 000). L'abstention annoncée des autonomes laisse à la police musclée des trotskystes de la LCR la charge du SO de la CGT le 23 mars d'attaquer les 300 autonomes tout de même présents. Dans cette attribution des basses oeuvres à des valets universellement considérés comme encore inférieurs, se lit la déchéance entre les deux manifestations. Et comme après avoir été protégée par la CGT le 23 mars, la police ne peut qu'en vouloir à la CGT, la modeste mais fayote LCR ne sera, le 1er mai, que méprisée par la CGT qu'elle courtise et chargée à son tour par une police à la fois craintive et surexcitée. Mais l'étendue de la casse de la classe ouvrière française va se mesurer, quoique approximativement, aux scores électoraux du parti ouvrier, le PC. Ce parti, devenu incapable de dénoncer son propre show démocratico-électoral, le voit maintenant l'accuser. Alors que pendant des décennies, chaque dogme mensonger supplémentaire semblait la renforcer, chaque contorsion idéologique de cette obèse bureaucratie l'épuise maintenant davantage qu'elle ne la requinque : l'abandon récent du concept de "dictature du prolétariat" (comme si ce moment dialectique chez Marx était une question de vocabulaire) pue la grosse roublardise politicienne ; l'adoption de mots qui résonnent, eurocommunisme, crise, restructuration, provocation, écologie, féminisme, pacifisme, autogestion même, pue le racolage tardif. Les pauvres préfèrent voter pour le PS, plus flou, plus souple, plus pute, parce que, ayant émigré du prolétariat dont ils n'entendent plus la dictature que contre eux, ils sont eux-mêmes plus flous, plus souples, plus putes que les rigides bataillons ouvriers qu'ils désertent en masse. Le projet d'une société pour ouvriers fait maintenant horreur, et le petit emploi, tout misérable qu'il est, ne peut pas croire au projet d'une société pour petits employés. En peu d'années, ce PC impuissant va perdre la moitié des 22 % d'électeurs qui lui restaient au soir des élections cantonales du 25 mars 1979.
Le gouvernement français, stupide et hautain jusqu'à ce que l'émeute le menace, pleutre autruche ensuite, se vengea, à nouveau stupide et hautain, non pas de l'affront qui lui avait été fait, mais de la peur qu'il avait eu. Ce changement d'humeur, car jamais la conduite de ce corps responsable de l'Etat ne s'éleva même à une politique, se pèse à la lourdeur du bras. Dès le 23 mars, la loi, non seulement généralise l'inflexibilité qu'elle réservait jusque-là aux seuls autonomes, mais, tout particulièrement contre grévistes et ouvriers, s'augmente de quelques additifs odieux. A l'issue du Conseil des ministres du 29 mars, une circulaire présidentielle aux préfets leur demande d'interdire les manifestations "dès lors que celles-ci ne présentent pas des garanties absolues de sécurité" (aucune manifestation au monde, pas même dans la cour d'un jardin d'enfants, ne présente des garanties absolues de sécurité) et en conséquence "de refuser désormais les autorisations de manifestations dans les centre-villes". Ce décret, unique en "démocratie", qui n'autorise les manifestations que dans les villages, à condition que la sécurité y soit absolument garantie d'avance, n'est jamais resté que l'intention rancunière de ses auteurs. Les inculpés du 23 mars furent exagérément condamnés dès le 26 mars, puis par charrettes, certains voyant leur peines aggravées en appel, les derniers, fin mai, commençant cependant à bénéficier de la certitude de victoire du gouvernement. Le PC fit son cheval de bataille du caractère effectivement arbitraire des arrestations, et des témoignages policiers effectivement faux dans les procès subséquents. Cet avocat de fortune, qui avait pour but de prouver la "provocation" policière, desservit plus les inculpés qu'il ne les servit, tant le PC est généralement considéré comme le plus menteur de tous les partis. Ensuite furent frappés les hésitants ex-grévistes de la radio et de la télévision, qui s'étaient trop avancés dans leur grève pour ne pas irriter le gouvernement, et trop peu pour le renverser. Dans la nuit du 26 au 27 avril, l'Assemblée nationale adopte le projet de loi Vivien : "Ce texte oblige les personnels chargés de la diffusion à assurer la continuité du service public et laisse aux présidents des sociétés de télévision le soin d'apprécier, en cas de grève des personnels chargés de la programmation, si le programme minimum doit être appliqué." En d'autres termes, si les présidents de chaîne n'estiment pas justifié le recours au programme minimum, les personnels de la diffusion sont alors requis, n'ont pas le droit de faire grève. Voilà qui interdit définitivement au personnel et au public l'accès direct de l'instrument, que la grève permettait encore d'envisager jusque-là. Et par la réquisition, la télévision est élevée au rang de service indispensable : les observateurs attentifs ne manqueront pas d'apprécier la coïncidence entre la Berezina du mouvement ouvrier et ce progrès de l'aliénation. Après la nervosité policière du 1er mai, le gouvernement admet seulement que l'inquiétude n'est plus nécessaire : les 5 inculpés de ce jour-là seront remis en liberté provisoire, et leur défense, en s'appuyant sur la presse essayera même de faire valoir que ce sont les CRS qui ont troublé l'ordre public ! Qu'un tel débat soit toléré n'est pas signe de liberté, mais de tranquillité. Enfin, toutes les objections contre le plan de la sidérurgie, qui avaient, lorsqu'il gagnait du temps, fait discuter et réfléchir le gouvernement jusqu'à le suspendre, sont maintenant balayées avec mépris ; et alliée au découragement, la répression, si longtemps muette, se signale désormais face aux occupations de routes et d'usines, de voies ferrées et de bâtiment publics. Les ouvriers français cessent, en quelques semaines, de renverser des tonnes de métal sur les autoroutes, de défenestrer dans les hôtels d'impôts, d'attaquer les commissariats de police. Ce sont des victoires du spectacle dominant, que les sidérurgistes se réduirent à enlever telle vedette de rock (Johnny Hallyday prétendit bien sûr que cela était justifié, et témoigna sa commisération), ou tel autre trophée de l'esclavage plébiscité (la coupe de France de football fut également restituée intacte).
La casse de la classe ouvrière ne méritait pas tant de détails, si on compare son importance dans l'histoire à la révolution iranienne. Mais d'abord, elle est beaucoup plus prolixe en informations, et s'étale donc en des mensonges plus nombreux et plus détaillés, auxquels il faut répondre.
Ensuite, cette débauche de publicité domestique, sur les malheurs des domestiques, servit dans chaque Etat à repousser dans un lointain inessentiel la révolution iranienne et le reste du monde : les dernières luttes de classe furent ainsi des embryons de contre-offensive par rapport aux événements subversifs simultanés. Enfin, si les deux grandes offensives de 1979 ont fait moins de bruit, leurs échos sont si durables que depuis, ils continuent, sous les formes les plus variées, à crever cette ceinture d'informations tapageuses et fausses qui les isolent ; et c'est manifestement l'inverse pour la casse de la classe ouvrière qui fit plus de bruit en son temps, mais qui disparut des mémoires aussi vite que la classe ouvrière de la société. C'est que, dans un déluge d'assertions fausses, la révolution iranienne n'en a pas moins été conceptualisée en tant que telle, événement historique ; alors que les convulsions, au même moment, de la classe ouvrière dans la vieille Europe, n'ont jamais été reconnues comme son agonie effective dans ce monde qui se veut éternel.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
![]() ![]() ![]() |