C) Europe, vieille Europe


 

7) Dernière lutte de classes en France

b) Une offensive gauloise

Début décembre 1978 est annoncée la "restructuration" de la sidérurgie française. Sans entrer dans le détail de cette opération de gestionnaires, il s'agit principalement de l'engagement de l'Etat à financer une partie du déficit et de prendre la direction des deux grandes sociétés sidérurgiques privées, Usinor et Sacilor, qui seront assainies par la liquidation de 20 000 emplois en deux ans. Les installations récentes, "productives", à Dunkerque et Fos-sur-Mer resteront intactes, les plus anciennes, vétustes, de Longwy et Denain vont être supprimées. Licenciements et fermetures sont alors le lot quotidien de l'actualité économiste européenne. Mais parce que partout on licencie par dizaines, et rarement par centaines, la suppression de 20 000 emplois dans un Etat qui avoue entre un et un million et demi de chômeurs, paraît bizarrement démesurée. Cet effet de catastrophe est encore surdramatisé par quelques économistes zélés qui signalent aussitôt que l'industrie sidérurgique dans les bassins "sinistrés" de Longwy et Denain garantit directement ou indirectement la survie de tous leurs habitants, de l'ouvrier au sous-traitant, du cheminot à l'épicier. Rien, du reste, n'était plus prévisible, plus attendu, plus annoncé depuis des années que ce plan de restructuration simplement le plus brutal depuis le début de la "crise". C'est pourquoi les principaux intéressés, les ouvriers, ne le prirent d'abord qu'avec abattement et résignation ; et cette nouvelle tristesse tranchait trop peu avec celle qui dominait toute leur existence jusque-là, pour produire une révolte, d'autant plus que leur future situation, toute épouvantable et incertaine qu'elle leur fut peinte, rompait au moins le présent éternel du travail peu enviable dans lequel ils croupissaient.

Comme dans la baise les plus en manque ne sont pas ceux qui en sont privés, ici ce ne furent pas les futurs chômeurs qui protestèrent les premiers; mais la tourbe des petits commerçants, chefs syndicaux, petits entrepreneurs, élus locaux qui se voyaient avec horreur perdre la moitié de leur clientèle, la moitié de leur base ouvrière, la moitié de leurs commandes, la moitié de leurs impôts locaux, et l'ensemble de leur avancement. Cette petite notabilité anonyme qui, particulièrement en France, ridiculise et attarde les provinces, risquait bien pire que le chômage : son existence entière allait être privée de son moteur, l'ambition carriériste, et des chromes de sa carrosserie, puisque ses revenus allaient être mutilés sans espoir de retour. Or le mécontentement parmi ces cochons-là ne s'exprime pas par des grognements de rage, mais par des cris stridents. Ainsi, selon le mot d'un député du parti gouvernemental, s'orchestra une véritable "sinistrose" économiste. Au début il ne fut reproché au gouvernement que d'avoir décidé de cette "restructuration" sans consulter ces valets de rang inférieur (qui eux-mêmes n'envisagent jamais que les ouvriers soient consultés autrement qu'en les personnes de leurs chiendicalistes de garde). Mais bientôt ces conservateurs misérabilistes s'échauffèrent sur le plan arrêté, qui, du point de vue gestionnaire paraissait certes discutable dans les détails, mais absolument nécessaire dans son ensemble (si l'on voulait cesser de faire payer à tous les pauvres de France, par le biais de l'impôt, le déficit grandissant de l'industrie sidérurgique, il fallait au moins fermer les usines déficitaires, "restructurer"), demandèrent sa révocation pure et simple et le plein emploi maintenu à Longwy, Denain et ailleurs, et basta. Enfin, il passa pour établi que ce plan était une machiavélique machination au profit de la sidérurgie étrangère, allemande surtout, et les plus mordus des stratèges de ce petit putanat local dénoncèrent une vile offensive concoctée par la grande bourgeoisie corrompue contre la vertueuse classe ouvrière, c'est-à-dire sa représentation, c'est-à-dire eux.

Le gouvernement du président Giscard d'Estaing et de son Premier ministre Barre avait obtenu, en mars 1978, un mandat électoral aussi indiscutable que surprenant (l'alliance PC-PS avait longtemps paru favorite) pour mener à bien ces impopulaires retaillages d'un vêtement bouffé par les mites. Ces lamentations, à peine audibles d'abord, dans une lointaine province, chatouillèrent peu leur superbe retrouvée depuis leur grande trouille électorale, et à sa mesure : d'accord, ces cris étaient douloureux, mais n'eut-il pas été plus douloureux de laisser la gangrène gagner du terrain ? Nous soulagerons ces infortunés, promirent-ils en passant à d'autres affaires.

En France, contrairement au Royaume-Uni, les syndicats n'ont pas d'union. La CGT, vieux cancrelat stalinien et la CFDT, jeune punaise autogestionneuse, la larve FO, l'encadrement des cadres CGC, et le microbe catholique CFTC, ne ralentissent la désaffection de leur base que par le sempiternel spectacle de leurs différents. La CFDT feint, depuis la défaite électorale de la gauche, d'inventer des "nouvelles méthodes de lutte", la CGT, habituée à raconter ses défaites comme des victoires, persiste à fatiguer sa base par des actions traditionnelles : ainsi, ici on débraye quelques heures, là on bloque une route ou une voie ferrée en distribuant des tracts, plus loin on organise une "ville morte", c'est-à-dire une grève générale locale de 24 heures dans la plus absolue sinistrose du gémissement "pour l'emploi". Mais contre le plan de la sidérurgie, les petits notables de Denain et Longwy voulurent faire plus : c'est pourquoi la CGT appelle à une manifestation interprofessionnelle à Paris, le 21 décembre ; c'est pourquoi la CFDT refuse d'y participer. Sous les antennes du cancrelat, 20 000 sinistres gémirent et passèrent inaperçus.

Pendant tout le mois de janvier 1979, ces syndicats vont tour à tour réveiller et endormir leur pâte à modeler ouvrière. Le spectacle de minuscules actions quotidiennes, par lequel le mécontentement est à la fois dramatisé et décompressé, va gagner l'information à la détresse cocasse du petit personnel engagé dans la conservation d'une région industrielle qui disparaît. Car à Longwy, à Denain, à moins de 300 kilomètres du Winter of Discontent, il n'y a pas de danger, croit cette presse (privée dix mois plus tôt d'un croustillant changement politique par la vilaine droite), à faire preuve d'une religieuse charité pour la bonne gauche, de pitié et de sympathie pour ces abrutis d'ouvriers qui restent aussi bovins et hébétés quand on leur annonce qu'ils vont perdre leur travail sacré, que quand ils y sacrifient. D'ailleurs dans ce manichéisme où les ouvriers sont tant à plaindre, la presse française avait pistonné dans le rôle du mauvais, qui outre-Manche revenait aux ouvriers, les autonomes.

Le 13 janvier 1979, une cinquantaine d'autonomes, dans le quartier St-Lazare de Paris, après avoir attaqué la recette générale des impôts et deux agences de travail intérimaire, ont saccagé plusieurs vitrines, molesté quelques passants et policiers et incendié un cinéma. Le néologisme connaît alors une prolifération de mots-clé parallèle à la réduction accélérée du langage dans la cybernétique triomphante : la CFDT qualifie sa politique de "recentrage" pendant que le gouvernement "restructure" et que la CGT dénonce comme "provocation" toute action du "Mouvement Autonome". Le "mouvement autonome" français est né pendant l'été 1977 lors d'un combat de deux jours sur le site nucléaire de Malville contre la police : il y eut un mort. Les autonomes sont ceux qui se sont essentiellement opposés aux services d'ordre gauchistes, qui depuis quelques années prétendaient encadrer les manifestations étudiantes et écologistes contre les "provocations" de quelques casseurs de vitrines. C'est en copie de son homologue italien déclinant que ce mouvement français naissant se donne le nom d'autonome. Cette gauche à gauche de la gauche se réunit en "assemblées générales" dans une université, assemblées où se prennent fort au sérieux quelques manipulateurs pour la gloriole : il n'y a trace d'aucun débat qui soit jamais sorti de ces petits shows. Puis, le 1er mai 1978, les autonomes étaient venus casser quelques carreaux devant les gauches catastrophées de tant d'irrespect du travail. Les autonomes n'ont aucune unité organique à part leur "assemblée générale", qui n'a, elle non plus, aucune unité organique. La première faiblesse de ce mouvement est en effet de chercher sans cesse à s'organiser tout en refusant, autonomie oblige, toute organisation. Sa faiblesse principale est d'ignorer toute critique du spectacle, et donc, banalement, d'être le dernier spectacle de la critique.

Deux principales tendances peuvent se distinguer dans cette cohorte bigarrée d'ultra-gauchistes conspuant le gauchisme (500 personnes aux AG, 5 000 se parant de l'autonomie avec un grand a, ce qui affirme le contraire du sens du mot) : une minorité semi-lettrée, une majorité semi-militante. Côté semi-lettré, Bob Nadoulek, qui se dit professeur de karaté, a écrit 2 ou 3 "bouquins" qu'il a vendu grâce au spectacle autonome, dont "l'Iceberg des Autonomes" ("le pouvoir sait pertinemment que la violence autonome n'est que la pointe de l'iceberg de la violence ouvrière"). Il y suit avec une bassesse qui ne doute de rien tout ce qu'il a pu glaner à l'étal de la théorie la plus récente, situationniste comprise, comme quelqu'un qui lit en diagonale (c'est d'ailleurs pourquoi je conseille de le lire au mieux comme j'ai fait, en diagonale). Ce triste bavoteur, qui appelle un vol une "réappropriation", cherche surtout à ne pas sortir du quotidien, quelque chose qui est à sa mesure. Comme les autonomes ne sont qu'un mot, ils ne peuvent même pas exclure ces semi-penseurs qui vendent une semi-prose en leur nom. Qu'un mouvement tolère un récupérateur aussi faible, mesure toute l'étendue de la faiblesse de ce mouvement. Côté semi-militant cette faiblesse règne sous la forme de désarroi véhément, de semi-mesures véhémentes. Les autonomes sont squatters, chômeurs, petits délinquants. A cette misère, le mouvement autonome est une justification. La violence ("petite violence", le terme est juste, dira un "militant" anonyme au Monde) est juste parce qu'elle est pensée ! Leur petite délinquance est devenue une idéologie ! Ils cassent des vitrines par devoir, pas par plaisir, l'action de St-Lazare n'est pas une colère spontanée, mais un travail de militants ! Ils sont ainsi sortis de la légalité, mais d'un tout petit pas, et ils ne veulent pas détruire cette légalité, ils veulent au contraire légaliser cette destruction ! Exaltant, non sans pédanterie, leur dégoût des théories compliquées, et non sans ridicule, leur fierté de l'ignorance, ils sont donc malheureux, timides et fragiles, d'autant plus qu'ils paraissent grandes gueules, hors-la-loi, tape-durs. Ils ressemblent aux hezbollahis, à cette différence que les hezbollahis ont fait une révolution sans la prévoir, alors que eux prévoient une révolution sans la faire. C'est pourquoi, plus vulnérables dans l'immobile et vieille Europe que les hezbollahis parmi la jeunesse révoltée de Téhéran, ils endossent plus facilement le spectacle exclusif de la violence. Ainsi, la presse qui leur accorde les gros titres pour des faits divers, le PC, qui hurle à la provocation dès qu'ils apparaissent, et même Giscard, qui le 17 janvier leur consacre un discours où il exige des punitions exemplaires pour les inculpés de St-Lazare, se servent de l'autonomie pour y amalgamer toute violence qu'ils condamnent et pour disculper toute violence qui les soutient : pour quelques vitrines cassées à St-Lazare ce sera trois ans de prison, alors qu'au même moment, un commerçant qui a assassiné un casseur est acquitté.

Les autonomes sont l'amalgame de la colère et de l'impuissance de la jeunesse d'Europe, de la défaite de la classe ouvrière et de sa théorie la plus radicale. Ils sont les gardiens du matérialisme prolétarien de la classe ouvrière, comme Debord et Sanguinetti étaient les gardiens du matérialisme prolétarien de l'IS. Mais comme Debord et Sanguinetti ont cassé l'IS sur ce principe, les autonomes ne peuvent que contribuer à casser la classe ouvrière sur ce principe. Et tout comme lorsque les casseurs de l'IS tapent dedans, ils ne sont déjà plus dans l'IS éclatée, mais un des éclats de l'IS, les autonomes ne sont pas ouvriers, mais un des éclats de la classe ouvrière. Comme les casseurs de l'IS ont été en fait les derniers et plus radicaux conservateurs de l'IS, les autonomes sont les derniers et plus radicaux conservateurs de la classe ouvrière. Mais dans les deux casses, ce n'est que le moment de casser qui génère cet éphémère durcissement, dernière raideur d'un bras ferme, jadis souple. "Regarde-moi, regarde-moi bien : mes chaussures de tennis rappellent la discothèque, ma chemise un extrémiste, la boucle d'oreille un homosexuel, mes cheveux un chanteur. Rien ne rappelle un ouvrier. Parce que ceux qui sont à côté de moi sont des morts, des morts vivants, des cadavres qui travaillent, je veux que si quelqu'un entre dans l'atelier il s'aperçoive que je suis différent, que je suis vivant." Même en quittant les cadavres qui travaillent les autonomes n'imaginent pas un monde sans classe ouvrière. Mais leur existence en est le début.

Le 30 janvier 1979, à 4 heures du matin, les CRS dégagent l'usine de Chiers près de Longwy, où trois cadres sont séquestrés par les ouvriers. Soudain, c'est la colère : 10 policiers sont blessés par bouteilles et pierres. A 14 heures 30, les archives sont envahies et les dossiers défenestrés. 18 wagons de minerai de fer sont déversés devant l'usine, un semi-remorque de ronds de béton déchargé devant les bureaux. "La plupart de ces actions n'avaient pas été prévues par les syndicats, qui reconnaissent eux-mêmes que ces mouvements de colère se sont produits de façon spontanée." Plus tard, dans le centre de Longwy, 400 ouvriers attaquent, sans succès, le commissariat. L'affolement des syndicats, qui encadraient des gros cons d'ouvriers dont Le Monde notait avec satisfaction trois jours plus tôt la digne bonhomie, serait comique s'il était moins plongé dans la calomnie. "Il est même vraisemblable qu'en Lorraine, comme le laissent entendre des employeurs, mais aussi la CGT, certaines opérations de commando ont été menées par de jeunes agitateurs, venus de Paris et d'ailleurs." D'un commun réflexe, patrons et syndicats se servent ainsi des autonomes comme paratonnerre de la violence. Mais la foudre les a touchés. Insensiblement, la France avait changé de temps. "Le 17 novembre" (1978) "à Caen l'opération "ville morte" dégénère en bagarres et en mise à sac de magasins." Le 20 décembre, à la mairie de St-Nazaire, les ouvriers d'Alsthom Atlantique, qui séquestraient leur patron, résistent violemment à l'intervention de la police ; le lendemain, 10 000 personnes manifestant leur soutien, ce patron est contraint d'avancer à immédiatement le lock-out annoncé pour Noël. A St-Chamond, une usine de textile, évacuée par le police le 21 décembre, puis réoccupée par les grévistes le 22, a été une scène de chasse aux vigiles patronaux, qui manquent d'être lynchés malgré l'intervention du député, puis du délégué syndical, puis de la police à nouveau. Enfin, à Denain, le 26 janvier, 1 200 sidérurgistes incendient les dossiers de la perception, cassant vitres et immeubles, jusqu'à l'intervention des CRS : "C'est la première fois que deux manifestations, l'une le matin, l'autre l'après-midi, ont été déclenchées sans mot d'ordre des syndicats." A partir de là, occupations d'usines, de bâtiments publics, destructions de dossiers, abolition du péage sur les routes, renversement de fer et d'acier par tonnes sur les routes et voies ferrées, deviennent si courants que les syndicats se voient contraints non plus de parrainer là de nouvelles actions spectaculaires, mais de cautionner des routines nocives, car fatigantes, illégales et porteuses d'affrontements. S'ils ont eu du mal à secouer les ouvriers, ils ont maintenant du mal à retenir les pauvres modernes. Le mensonge et la grève de 24 heures restent les coups bas privilégiés de la CGT, thermomètres de la peur syndicale. Ainsi, le 31 janvier, devant les trous de boulons dans la façade du commissariat de Longwy, ces staliniens s'empressent d'inventer des "professionnels de l'émeute et éléments extérieurs et provocateurs" ; puis de décréter une grève dans la sidérurgie pour le seul 16 février. Essuyant les premières grosses gouttes de l'orage, le cancrelat, inquiet, gesticule des antennes.

Mais lorsque le vent est dans le dos des gueux, les coupe-vents syndicaux, emportés par la tempête, deviennent de dangereux projectiles. Ainsi, la veille d'une "journée interprofessionnelle contre le chômage", 10 000 Nantais manifestent contre la police qui a délogé une usine occupée. Le lendemain 8 février, après avoir tenté d'égarer 15 000 manifestants sur un cortège de 8 kilomètres, l'intersyndicale reconnaît comme erreur de ne leur avoir pas assigné de buts : pendant deux heures, ces furieux s'en étaient trouvés un, en attaquant la préfecture, jusqu'à ce que les syndicats les détournent vers un meeting. Peu longtemps dupes, ces ouvriers reviennent au combat. Mais la diversion syndicale a permis à la police d'occuper les rues autour du bâtiment. Ce sont donc les vitrines de celles-ci qui font les derniers frais de la journée. Rattrapant leur base dès le soir, les syndicats endossent la responsabilité de la journée ; et pour avoir le dernier mot, font encore défiler 5 000 encadrés, le lendemain.

Maintenant, les syndicats ont peur. Aux premières loges, ils devinent un mouvement profond, vivace, dangereux. A St-Nazaire, 400 manifestants influencent le jugement contre la séquestration du patron d'Alsthom. Les mineurs de fer de Lorraine commencent à imiter les sidérurgistes, et la séparation des deux corporations n'est maintenue in extremis que par l'organisation d'une grève de 24 heures dans la première. Même les cadres, en s'offrant une journée nationale, bloquent les routes ; les employés de banque, puis ceux des assurances, manifestent dans Paris, occupent leurs bureaux ; SNCF (chemins de fer), PTT (postes), EDF (électricité), subissent des grèves locales, presque toutes sauvages, maintenant continuellement. A St-Etienne, le 31 janvier, les routes d'accès sont bloquées par un comité de chômeurs, les employés de Manufrance et les pompiers en grève ; des débats publics où les deux partis sont hors la loi se profilent déjà : un Comité de Défense des Libertés de Circulation sème des clous sur le parking de Manufrance le même jour pour protester contre le blocage des routes, en signant : "les routiers sont encore sympas." De multiples comités d'usagers bloquent les trains pour protester contre l'état dans lequel la SNCF les laisse. A Paris, les autonomes font un raid sur les parc-mètres (et écopent de lourdes peines). A Denain, le 6 février, des cadres d'Usinor sont séquestrés sans l'accord des syndicats et ne sont pas relâchés, malgré l'ordre des syndicats. Près de Longwy, la sous-préfecture de Briey est saccagée et la police reçue à coups de cocktails Molotov. Les syndicats ont beau diviser, épuiser, organiser des journées pour l'emploi (le 7 février dans le Rhône, le 9 à La Rochelle et Rochefort, le 10 dans l'Orne, le 20 à St-Etienne), rien n'y fait, le vent est de plus en plus fort. En prévoyant que celle du 16 à Longwy ne suffira plus aux ardeurs, elle leur fait miroiter un au-delà encore plus grand, une "marche sur Paris", dont le principe est accepté par tous les syndicats à une date à fixer, en mars.

A travers toute la France ce sont donc des étincelles de durée, d'ampleur et de formes différentes. Il ne leur manque que l'unité. Comme au Royaume-Uni, les syndicats occupent le carrefour des consciences, dos vers l'avant. Seuls les autonomes prônent une offensive. Mais ces casseurs de vitrines sont devenus la vitrine de la casse, et leurs prônes sont des litanies, pas l'intelligence pratique d'un mouvement, qu'ils comprennent aussi mal qu'il les comprend. Le gouvernement n'a pas tort d'en mépriser les convulsions provinciales : que Longwy tombe aux mains des ouvriers de Longwy n'affecte que les représentants de l'ordre de Longwy. En France, l'unité ne se fait qu'à Paris. Les provinciaux montent à Paris, les Parisiens descendent en province. Une jalousie ridicule, car disproportionnée, une haine inconcevable des habitants des villes de province pour Paris est encore aggravée par les Parisiens, qui condescendent nonchalamment à vanter, pour le peu qu'ils en parlent, la lenteur de la vie et l'intimité forcée des capitales de province, quand ce n'est pas leur pittoresque ou une autre forme d'arriération. "Du temps de la Fronde," notait déjà Tocqueville "Paris n'est encore que la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la France même." Mais depuis "L'Ancien Régime et la Révolution", 1848, 1871, 1968, pour ne citer que le plus notoire, ont fait de Paris la capitale des révolutions de la vieille Europe. Un tel pavé oblige. Pour gouvernants et gouvernés, les rues de Paris restent la tranchée de l'histoire, c'est là qu'on en découd : si ces lumières du passé brouillent le regard à la nouveauté, elles révèlent aussi la hauteur à laquelle de glorieux aïeux ont élevé les exigences minimums. Ainsi, c'est bien à Paris qu'il faut fédérer le mécontentement pour que sa portée dépasse les frontières. Car comme de Longwy à Nantes, de Denain à Southampton, et même de Managua à Téhéran, le plus court chemin passe par Paris. Si Paris brûle aujourd'hui, demain l'incendie aura gagné tous ces lieux, alors qu'à l'inverse, il faut encore beaucoup d'efforts pour que le feu d'un, même de plusieurs, de ces lieux embrase Paris. Mais Paris a plus changé depuis 1968 qu'entre 1871 et 1968. La rue Gay-Lussac est goudronnée. La banlieue, chaotique, sinistre, silencieuse, est trois fois plus peuplée que la ville dont elle est mieux séparée par cette autoroute périphérique que dans n'importe quelle autre ville du monde. Intra-muros (intra-périphéricos serait plus juste), il n'y a plus d'ouvriers. Gouvernements et organisations de la classe ouvrière ne veulent pas le savoir, parce qu'ils se sentent fautifs de cette destruction de la tradition. Mais l'existence des autonomes l'indique assez : les seuls agitateurs du parti ouvrier dans Paris ne sont pas des ouvriers ; et pour que les ouvriers y manifestent, on est obligé de les rameuter en province. Et comme ce phénomène est occulté à Paris, il est ignoré partout ailleurs. De fait, en France, il n'y a d'autonomes qu'à Paris, là où il n'y a plus d'ouvriers. Si ce terrain de bataille est donc bien choisi, le temps, le monde, l'ont changé. La polarité entre l'Ouest bourgeois et l'Est populaire n'existe plus ; la débauche a disparu : les Halles Centrales sont un trou, les abattoirs de la Villette une ruine abandonnée, et l'Etat vient d'achever un temple de la Culture-supermarket, Beaubourg ; les cadres envahissent, aseptisent, dévitalisent Montmartre, Montparnasse, le Quartier latin, le Marais. Paris se spécialise dans le monde en serre de culture, de frivolité, de luxe et de bon goût de seigneurs et d'artistes disparus parce qu'ils ne vivaient là qu'une truculence disparue dans le mouvement constitutif de cette spécialisation. Les nuits de Paris, enfin, se sont aussi retirées sous verre. Et les valets, aussi bien que les gueux, ignorent tout cela. Aussi, les troubles de 1979 sont bien d'une classe ouvrière épuisée, incapable de se fédérer dans un monde si révélé qu'elle même y devient un malentendu.

Et pourtant, la grève qui aurait pu et du faire communiquer toutes les autres, commence, à Paris, le 6 février. Le président de la Société Française de Production, qui fabrique émissions et films de télévision pour les trois chaînes de télévision, nationales, annonce brusquement des licenciements. Le prétexte est superficiel, la première réponse est radicale : La SFP est en grève le jour même, aussitôt suivie par le personnel des trois chaînes, réduisant le plus conservateur des moyens de propagande dominants au "programme minimum". Les grévistes, si solidaires malgré les manoeuvres du patronat, de l'Etat et des syndicats, n'ont manqué que de peu de lucidité et d'audace pour joindre réellement l'agréable à l'utile : le 11 février, destruction du matériel et des locaux de FR3 Grenoble ("Il s'agit d'un attentat absurde et coûteux. Cette action est l'oeuvre de casseurs et non de spécialistes" dit le préfet comme s'il existait des spécialistes de ce genre d'action) ; et le 18 février paraît dans Le Monde cette lettre d'un groupe minoritaire de grévistes, les Piratélés, qui évoque et rejette le "noir à l'antenne" pour combattre l'odieuse imposition du "programme minimum" parce qu'il lui préfère la "fabrication "d'émissions libres", tournées par les grévistes, sur tous les problèmes et les questions de l'heure qui se posent à chacun et à chacune, dans tous les pays, du chômage à l'Europe, de l'avortement aux problèmes de "sécurité", des radios libres au nucléaire. La liste n'est pas limitative". Ces anonymes proposent en outre l'utilisation des décors pour des spectacles immédiats et le passage sur l'écran d'émissions jusqu'à présent toujours refusées par la direction (comme le film "Le Chagrin et la Pitié" qui dénonce la collaboration quasi-généralisée des Français avec l'occupant nazi entre 1940 et 1944, à contre-courant de la version officialisée depuis, d'une France fondamentalement et héroïquement résistante). "Nous savons que des centaines de salles en France sont prêtes à accueillir des émissions faites par des grévistes." Enfin, le 1er mars, en assemblée générale, les syndicats arrivent à faire cesser cette grève dont la menace a été tellement plus forte que l'exécution, collée au prétexte : comme chez les autonomes, la perte du but et de la vision d'ensemble, amènent un pas de trop, semi-spontané, et un pas de pas assez, semi-idéologique. Les licenciements initiaux ont été suspendus : "Une jeune femme explique : "nous avions mandaté pour que des négociations s'engagent si le préalable des licenciements était supprimé. Aujourd'hui, il n'est que suspendu. Ce n'est pas la même chose."" Plusieurs motions sont déposées dans cette AG, dont une de défiance contre l'intersyndicale, qui parvient à ne faire voter (et approuver) que la sienne, qui appelle à la reprise du travail, puis à dissoudre l'assemblée. "Plusieurs personnes se précipitent vers les micros en criant : "c'est inadmissible, nous n'avons pas pu nous prononcer sur les autres motions. Le monopole de l'intersyndicale est anti-démocratique."" Pour découvrir cette évidence si tard, les grévistes des chaînes laissent ainsi ceux de la SFP se faire battre isolément, et l'ensemble de la radio-télévision se faire battre isolément de tous les autres grévistes.

C'est d'autant plus dommage que le 16 février les sidérurgistes ont forcé partout les syndicats à prouver combien ils sont ennemis de toute révolte. Cette journée d'"action" destinée à épuiser des ouvriers maintenant trop mobilisés, a eu l'effet inverse. Se réunissant le 12, pour préparer ce qui ne peut plus être annulé, ces inoculeurs de bromure social "pour éviter, semble-t-il, tout débordement n'entendent pas donner de directives précises dans le cadre de cette journée. Les actions seront diversifiées mais viriles". Ils disposent de l'appui réitéré du ministre du travail, Boulin : "J'approuve la position des syndicats qui aujourd'hui se mettent en avant pour exprimer les préoccupations légitimes des travailleurs du Nord et de la Lorraine." "Je préfère que ce soient des organisations syndicales plutôt que des éléments incontrôlés et je fais confiance à l'esprit des syndicats, à leur organisation et à leur calme pour exprimer les revendications des travailleurs." Quelque vague inquiétude semble en effet avoir transpiré jusqu'au gouvernement. Giscard allait même jusqu'à dire, le 15 février, qu'il comprenait "le désespoir et la fureur" (pas toutefois jusqu'à St-Lazare, semble-t-il). Le 16, à 10 heures du matin, un syndicaliste longovicien manifeste son soulagement : "La ville est à nous." C'est en quoi la racaille syndicale peut se féliciter d'une victoire : la frontière toute proche de Longwy a été gardée par les syndicats belges d'un côté, français de l'autre. A Longwy, où le tocsin sonne, où tout est occupé, où les syndicats font fermer les boutiques et les bistrots de manière à ce que la buvette installée par la CFDT soit "le seul endroit de la ville où l'on puisse se désaltérer", le compromis entre conservateurs de la classe ouvrière et pauvres modernes, qui est une victoire pour les premiers et une défaite pour les seconds, est résumé dans cette phrase : "Une ambiance à mi-chemin entre la kermesse et l'insurrection." D'un côté la kermesse, la parodie de gaieté des tristes ; de l'autre, l'insurrection à mi-chemin, c'est-à-dire encore la kermesse, l'insurrection compromise. Autour de Denain, les syndicats avaient réussi à diviser la menace en une quinzaine de manifestations dans quinze villes différentes. Comme à Longwy ("Les bruits les plus alarmants circulaient dans la cité de l'acier : on disait que cinq cents "gros bras" cégétistes de Boulogne-Billancourt devaient venir spécialement de Paris pour "tout casser"" ; et la CGT annonce que des gauchistes étrangers étaient attendus "avec certitude") les calomnies syndicales aident le froid à la paralysie de la rue ("120 kilogrammes de dynamite volés la veille à Denain, l'assaut de la sous-préfecture inscrit au programme de la journée, les groupes autonomes-anarchistes montés de Paris ou descendus de Lille etc..."). Le Monde constate : "Tout s'est passé comme si les appareils syndicaux, redoutant l'affrontement, avaient épuisé la combativité de leurs troupes en les mobilisant sur des terrains dispersés pour des actions diffuses." Et, peu en reste, ce journal de gauche ne publiera les réels débordements de cette journée qu'avec un jour de retard et une infime publicité : près de Marseille, à l'usine de Fos, la police a attaqué un barrage routier ; à Nantes, la police attaque des manifestants qui descellent les grilles de la chambre patronale au chalumeau ; et à Sedan, "une centaine "d'incontrôlés" ont attaqué le commissariat de police et brisé les vitres, détruit du matériel au centre des impôts" : 7 blessés, 26 interpellés. C'est la première fois que le gouvernement est obligé de faire juger des ouvriers qui jusque-là bénéficiaient, la sympathie publique aidant, d'une impunité légale complète, malgré des actions illégales maintenant tous les jours. Et cette mansuétude paraît d'autant plus criante, tant elle contraste avec la spectaculaire répression qui s'abat sur les autonomes, ces images du mal, quand ils se manifestent à Paris. C'est que la pleurnicherie est à l'ordre du jour. Tout le monde plaint ces malheureux ouvriers qui vont perdre leur enviable emploi, jusqu'à la police, qui en manifestant aussi (décembre 1978), voudrait qu'on la plaigne aussi, puisqu'elle-même pleurniche sur son sort, et sur celui des autres. On assistera même au risible spectacle d'un syndicat de CRS demandant solennellement aux émeutiers sidérurgistes "que ceux-ci ne se trompent pas de cible" ! ("Est-il besoin de rappeler que ce ne sont pas les policiers qui légifèrent" : par conséquent, cassez la gueule aux députés !) Mais la palme en pleutrerie flagorneuse, par l'outrance exceptionnelle de sa démagogie et une hypocrisie poussée jusqu'à l'insolence, reviendra au boeuf Mauroy, qui en tant que président du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, soit par trouille, soit par avidité électorale, probablement les deux, cherche à légaliser les excès qui le menacent, en portant plainte contre X, aussitôt après l'émeute du 8 mars à Denain : "au nom des travailleurs dont on veut supprimer les emplois, contre les abus de toute nature dont ils ont été l'objet, soit par voie de fait, soit par déclarations". Nous nous en doutions : Mauroy et X ne font qu'un, puisque le premier abus "par déclaration" est de se plaindre "au nom des travailleurs" qui ne l'ont jamais mandaté. Aussi fausse qu'au Royaume-Uni, l'opinion, comme résultat de l'information, cherche en France à noyer dans une pitié oecuménique ce qu'outre-Manche elle brûle dans la plus ardente calomnie.

La marche sur Paris, prévue pour le 23 mars, dont l'horizon se rapproche, ressemble déjà à ces hôpitaux ou prisons concoctés par administrations et urbanistes qui voient la capacité d'internement qu'ils ont planifiée large, débordée au moment où ils posent la première pierre. Le 21 février, la CFDT, proposant des débouchés de plus en plus éclectiques à l'activité grandissante d'une base qu'il ne s'agit déjà plus de freiner, mais de faire tourner sur place, appelle à l'occupation de l'émetteur de télévision de Longwy ; et, le 23, passe des diapositives sur Antenne 2, avant d'être brouillée. Dans la nuit la police déloge les occupants. Alors que l'émetteur est aussitôt relâché par la police et repris par les ouvriers, 500 d'entre eux réveillent Longwy : tocsin, sirènes d'usine, haut-parleurs. A partir de 6 heures, c'est le deuxième assaut du commissariat, isolé par la chaux déversée dans les rues adjacentes, attaqué au bulldozer. Ce n'est que vers 8 heures que, après un accord du député communiste Porcu avec le préfet, l'intersyndicale parvient à entraîner les combattants à construire des barrages au loin pour empêcher l'arrivée de renforts de police, pure diversion qui sauve les assiégés ("nous pouvions tenir une heure, pas plus" dira le commissaire), malgré quelques irréductibles. En fin de matinée, 7 cars de gardes mobiles, avec la complicité sandiniste des gauches, se jettent dans la place. Au même moment, Porcu, dont l'action ce jour-là met admirablement en valeur les deux syllabes de son nom, demande aux commerçants de fermer boutique : "Des groupes d'incontrôlés essayent d'ameuter l'opinion publique. Ne vous laissez pas faire." Cette salope pourra se vanter le 26, dans Longwy scindé, là l'Etat réduit à son commissariat, tout autour les Ortega de l'intersyndicale et du PC en train de policer tout ce qui pourrait s'attaquer à toute police : "grâce à l'esprit de responsabilité des élus communistes des conséquences dramatiques ont pu être évitées le 24 février." Pour la première fois, en effet, des impacts de balles ont été relevés sur le bâtiment attaqué. Même le dernier carriériste de gauche sait sa carrière en jeu si pour défendre un emploi des employés attaquent à coups de fusil des commissariats de police. Ceux qui pour des objectifs aussi dérisoires utilisent des moyens aussi extrêmes, ne sont pas loin de découvrir des objectifs extrêmes ; et tout ceci dans la plus grande impunité, malgré les aboiements affolés des menteurs communistes, qui tentèrent tout pour amalgamer cette offensive au spectacle autonome. Mais même ces "autonomes", d'ordinaire si gourmands de réclame, n'osèrent revendiquer ce qui appartenait aux gueux de Longwy, qu'ils ne purent qu'admirer ou envier.

Mais ce mouvement, quoique aveuglé, muselé, canalisé, épuisé, dispersé dans tous les cul-de-sacs de l'activisme et de l'idéologie, n'est pas encore à son faîte. Quoique moins libre, beaucoup moins connu, car moins réprimé, et infiniment moins fertile, car infiniment moins confiant que celui d'Iran, il est soudain indubitablement de même nature : anonyme, sauvage, vigoureux, bien que moins jeune et affaibli par un lourd fardeau de domesticité. Aussi bien l'origine de cette idée est invisible, aussi bien son fond, dans la multiplicité cohérente des misères de la pauvreté moderne saute aux yeux, à peine voilé par le tulle transparent des licenciements. Le 6 mars au soir, au retour d'une action de dispersion syndicale (blocage de route près de la frontière belge), un car d'ouvriers d'Usinor-Denain est attaqué par la police qui en casse les vitres, y lance des grenades lacrymogènes et fouille les ouvriers. Cette version est attestée par tous et niée par la police. le lendemain, 11 heures, 2 500 ouvriers attaquent le commissariat de Denain, alors que "l'Intersyndicale appelle à une riposte sur l'autoroute". Vers midi trente, une trêve tacite est observée au moment de la sortie des écoles, rompue alors par une charge de police ordonnée par le commissaire de Denain malgré la réluctance de ses hommes. "Toute l'après-midi c'est une mini-guérilla dans les rues de Denain aux alentours du commissariat." Barricades, cocktails Molotov, bulldozers, Longwy a gagné Denain. A 17 heures, l'intersyndicale (dont les chefs, négociant avec le patronat à Paris, quittent la salle "tant que les ouvriers d'Usinor-Denain se faisaient matraquer par la police" ; c'est alors plutôt l'inverse !) distribue un tract annonçant la suppression des licenciements et appelant à occuper l'usine. "Un manifestant déclare : "Occuper quoi ? Il n'y a personne à l'usine. A quoi ça sert ? On reste ici"." "Certains manifestants n'en prennent même pas connaissance, froissant et piétinant la feuille en hurlant "qu'il n'était plus temps de discuter, mais d'y aller"." Des jeunes "très organisés "marchent" au sifflet et fabriquent à la chaîne des sortes de cocktails Molotov avec des canettes de bière vides remplies d'essence, enflammées et lancées par dizaines sur les forces de l'ordre." A 17 heures 30, la place devant le commissariat est reprise par une violente contre-attaque. Puis, de petite progression en petite progression, pendant huit heures, la police va ressoumettre la ville. L'ennemi avoue 30 manifestants et 15 policiers blessés, dont 7 par balles "sans parler des dégâts matériels, voitures incendiées, vitrines et carreaux brisés, panneaux de signalisation arrachés. Cette fois-ci donc, les balles n'ont plus touché que la façade d'un immeuble de l'Etat, mais les jambes de ses représentants. Et il faut supposer que les dégâts connus ne sont qu'une fraction des dégâts commis, puisqu'il n'y a aucune raison pour que la police mente moins que la CGT, dont le chef du syndicat de la sidérurgie diffame ainsi les sidérurgistes : "Il s'agit d'agissements de groupes paramilitaires n'ayant rien à voir avec les sidérurgistes." En effet, devant cette proposition de guerre civile, alors que l'Etat, terré à Paris, fait le dos rond, la CGT, en première ligne, s'aperçoit avec horreur que la licence a atteint les sidérurgistes avant que le patronat n'ait pu l'imposer. Ces ouvriers d'hier ne ressemblent pas à des ouvriers, aujourd'hui. Aussi décontenancée que menteuse, la CGT hurle à la provocation de l'Etat, comme si d'ailleurs la provocation, ce préliminaire pour écourter les préliminaires d'un combat, était un péché capital, comme si son exorcisme de la provocation, devenue mot-choc, pouvait empêcher le combat, ou déterminer son issue.

Le 12 mars, les syndicats s'accordent pour diviser la classe ouvrière française touchée par la rage, en vue du 23. La CGT veut noyer les furieux dans une grande manifestation inter-professionnelle, comme les néo-islamistes de Téhéran enferment dans des cortèges les émeutiers de Téhéran ; la CFDT accepte d'endosser l'impopularité en se désistant soudain de cette manifestation tant attendue. Effrontément, elle accentue plutôt son acharnement à diviser et morceler les ouvriers, en annonçant une journée d'action le 19 mars dans les Ardennes, le 20 à Longwy, le 21 à Valenciennes et une "marche sur Dunkerque" le 27 ; cette soudaine et spectaculaire divergence entre les deux centrales syndicales est leur premier accord depuis longtemps : leur rivalité est devenue un luxe qu'elles peuvent à peine maintenir en façade. Car, en vue du 23, ces policiers-là aussi ont pris des balles dans la façade et dans les jambes.

Les émeutes de Longwy et Denain (une émeute est toujours une surprise) avaient fait craindre les uns et espérer les autres qu'une manifestation inter-professionnelle massive n'étoufferait pas la colère de quelques sidérurgiste enragés, mais qu'au contraire cette colère gagnerait l'ensemble de la manifestation. Car, entre-temps, l'illégalité et l'impunité semblaient déferler sur la France entière : alors qu'on ne comptait plus les occupations d'usines et séquestrations de patrons, les routes et voies ferrées bloquées, les cheminots s'étaient battus avec la police à Paris le 7 mars, la direction de l'EDF ne maîtrisait plus les coupures de courant sauvages, et les postiers paralysaient si bien les centres de tri que le secrétaire d'Etat aux postes laissa naïvement échapper le degré de subversion atteint : "Il n'est pas normal que dans le cadre d'un service public, on s'amuse avec la grève comme on fait." Avec effroi, police et syndicats imaginaient la rencontre, sur les boulevards de Paris des fusils de Denain, des chalumeaux de Nantes et des boulons de St-Etienne. Et c'est de Marseille, troisième ville du pays, que retentit le clairon de la bataille. Les écoliers en grève y commencèrent à affronter la police, le 22 mars au matin, continuèrent dans la ville voisine d'Aix l'après-midi, et reprirent l'assaut le soir sur la Canebière. Le volume des hurlements syndicaux, désormais rituels, à la provocation, mesurent la vivacité de ce nouvel engagement impuni contre l'Etat ; et la lettre jamais contredite d'un professeur syndicaliste, amer et désabusé, dénonçant la liquidation de cette grève ce jour-là par son propre syndicat, la vitesse à laquelle voyageaient alors les consciences en contraste avec la lenteur de l'information, puisque "Le Monde" ne la publia que le 14 avril.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant