En 1978 et 1979, les progrès de la spécialisation du Liban en terrain d'entraînement ennemi ne méritent pas d'être détaillés : l'odeur générale de cette fosse septique indique assez ce qui s'y mange. Découpé en lanières, labouré en tous sens, l'Etat libanais ne maintient sa forme que parce que ses voisins maintiennent ses frontières. Ce fantôme effondré mendie en vain auprès de tous les partis une police, une armée, qui le transformerait en cible. Otage de chaque décision internationale, prince consort de chaque milice, complice impuissant de chaque massacre, cette ruine conservée d'Etat est également la dernière voix à geindre pour la paix. Depuis 1978, indifférents à ces gémissements de vieillards, les plus sots des mercenaires, des miliciens, ont pris conscience, un à un, que ce désert de la conscience est destiné à durer, et s'y installent. Beshir Gemayel, condottiere et chef de clan chrétien, attaque à la Capone les autres clans de cette confession (assassinat de Tony Frangié), et se les soumet. La lente avance de l'armée syrienne dans les quartiers chrétiens (février et septembre 1978, mars 1979), justifie cet arrivisme sans scrupules que ne permet qu'une acception claire d'une guerre si possible sans fin. Dans les milices musulmanes, dans l'armée syrienne, dans les camps palestiniens, refaire l'unité, délimiter le territoire, négocier des armes, embaucher de la chair à canon, sont également les fétides poivrons qui vont troubler, parfois violemment, les intestins de toutes ces hiérarchies dans le même froc, résolues à endormir le temps par le mouvement perpétuel de leur équilibre instable.
En mars 1978, un commando palestinien tue 35 Israéliens près de Tel Aviv. Ravie, après s'être retenue si longtemps, l'armée israélienne se répand enfin dans le sud du Liban. Les Palestiniens évacuent au nord du Litani. L'armée israélienne ne cessera son occupation qu'à contrecoeur en juin 1978 : l'ONU a envoyé 6 000 "casques bleus" (la FINUL) servir de papier hygiénique entre les barbouilleurs. En avril 1979, un commandant Haddad, chrétien libanais, proclame l'indépendance du "Sud-Liban", à la tête d'un corps franc : l'Etat israélien nettoie ainsi sa cuvette libanaise, qu'elle entend ne plus rétrocéder, au moyen d'un détergent autochtone. Aucune autre puissance du monde ne reconnaît cette parodie pétainiste de sécession, si ce n'est la grande majorité de l'information qui, voyant dans la propagande israélienne sa soeur Anne, scinde désormais Sud-Liban et Liban. Ce nouvel agrandissement de l'Etat d'Israël ajoute deux nouvelles troupes, l'armée israélienne et la FINUL, dans le camp d'entraînement qu'est le Liban, aux milices musulmanes, à l'armée syrienne, aux phalanges chrétiennes, et aux services secrets de tous les Etats qui pullulent à Beyrouth, soit en tant que financiers ou commissaires politiques, soit en tant que stagiaires (trafics d'armes et d'influence, attentats et assassinats).
Pour les Etats de Syrie et d'Israël, la guerre d'Etat est une nécessité habituelle. Mais leurs trop brèves et trop vives empoignades passées ne suffisent plus : aujourd'hui leurs propres pauvres sont blasés pendant les longs intervalles de ces électrochocs qui menacent d'électrocuter leurs auteurs. Le Liban permet de déplacer la guerre entre arabes et Israéliens en un territoire tiers. Là, l'électricité reste branchée en permanence, et si les chocs sont plus faibles, ils sont continuels, renouvelables à volonté, sur des consciences ainsi brouillées par une émotivité, une tension et une angoisse permanentes.
Le 26 mars 1979, Israël et l'Egypte signent le traité de Camp David. Quelle plaisanterie ! Jadis, un traité de paix mettait fin à la guerre. Depuis le traité de Versailles, plus funeste à la paix qu'apaisant pour la guerre, les armistices suffisent à fixer la fin des conflits, soit aux conditions du vainqueur, soit en arrêtant les frontières aux lignes de front. Le traité de paix est tombé en désuétude. Celui entre les Etats d'Israël et d'Egypte prétend ainsi clore une guerre qui a duré 16 jours, 6 ans plus tôt ! Et ce n'est qu'une paix séparée, puisque les gouvernements de Jordanie et de Syrie, qui n'en sont pas signataires, seraient donc encore en guerre !
Enfin, chacun sait qu'un changement de gouvernement un peu brusque ou qu'une bombe comme en posent aujourd'hui toutes les polices du monde suffisent à rendre caduc du jour au lendemain n'importe quel traité. Bref, le cérémonieux pédantisme moral de cette grosse plaisanterie de valet, étalé avec une pompe inouïe, éclipse son contenu, inutile et indifférent. Comme le couronnement de la reine d'Angleterre, ou les festivités du Shâh d'Iran à Persépolis, Camp David fait partie des rites à la raison vermoulue, dont l'abondance de fascination ne provient que de l'abondance de spectacle.
La guerre du Liban, dans un cadre permanent, mieux construit, mieux défini, a depuis longtemps absorbé, entre autres, les guerres à répétition entre arabes et Israéliens, dont le show de Camp David, qui n'en est qu'un dégoûtant épisode, nous est insolemment présenté comme le terme. A croire nos ennemis, appliqués à faire mousser, cette guerre en Palestine existait depuis toujours, et le monde se joue là, pas moins. Cette affabulation, qui transforme ce minuscule conflit en combat de Titans, a d'abord pour fond la religion. La vallée du Jourdain est l'anus dont les religions juives, chrétiennes et musulmanes prétendent être issues : toutes trois y ont des lieux saints. Au-delà de ces hémorroïdes, l'Etat d'Israël intéresse par une série de contradictions, insolubles pour nos ennemis : faut-il un Etat israélien ou un Etat arabe, un Etat pro-russe ou un Etat pro-américain, un Etat juif ou un Etat musulman, un Etat martyre ou un Etat policier, un Etat ou deux Etats ? La seule réponse à ces dilemmes indécents, mi-Bible, mi-Bild, mi-Allah, mi-Arafat, n'empoigne pas encore nos ennemis : aucun Etat. Car ce n'est pas encore la lumière de l'intelligence contemporaine qui brille sur ces convulsions du nombril, issues de relents mythologiques qui voudraient passer pour danse du ventre, mais toujours la pénombre des chiottes.
La fonte du faux-problème du culte dans le culte du faux-problème suffit à peine à expliquer l'étendue prodigieuse des éclaboussures dont Camp David a sali le monde. Un exemple suppléera à tous les superlatifs. Le Keesing's Contemporary Archives est un "Weekly report of important world events", stationné à Londres et existant depuis 1931, au rythme d'actuellement 600 pages par an. La répartition en nombre de pages de ce "digest" exhaustif, me paraît tout à fait restituer l'ordre des priorités de l'information dominante, si l'on retranche une légère surévaluation due au point d'observation, Londres, Royaume-Uni, Europe, Commonwealth. Les résultats complets des élections britanniques du 3 mai 1979, y prennent ainsi 14,5 pages ; le terrorisme allemand, depuis le procès de 1975 jusqu'aux ultimes conséquences de la mort de Schleyer, 22 pages ; les événements du Nicaragua, de janvier 1978 à juillet 1979, 11 pages ; ceux du Liban (sans le "Sud-Liban") d'octobre 1977 à octobre 1979, 14 pages ; ceux d'Iran, d'octobre 1977 à février 1979, 23 pages ; et ceux concernant le ballet diplomatique entre Israël et l'Egypte (récupérant au passage le "Sud-Liban"), 54 pages !
L'exagération de ce traité de paix, qui n'eut pour conséquence visible dans la guerre officielle qu'un transfert de troupes israéliennes du Sinaï au Litani, et dans la guerre officieuse un transfert de troupes égyptiennes du canal de Suez aux carrefours de Khartoum, est la mesure de la frivolité de la conscience de notre temps. Dans une société où personne n'est plus distingué que des comédiens ou des sportifs, ce n'est plus le fait divers qui s'élève au rang d'événement politique, c'est l'événement politique qui s'élève au rang de fait divers, de comédie, de match. Comme lorsque les fêtes de Trianon, oubliées en 1793, constituaient l'événement auquel on ne ménageait ni éclat ni publicité, la distance a grandi entre les feux d'artifice de nos ennemis et la compréhension du monde qu'ils dominent. Si Camp David ressemble déjà à une extravagance d'ancien régime, c'est parce que le public, qui pourtant prend position pour ou contre, n'évalue plus la distance entre ce faux luxe monté en épingle et sa propre vie misérable : c'est dire combien l'artifice le tient, mais aussi, combien seul l'artifice le tient encore.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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