A) Escarmouches


 

13) Khartoum, Soudan

L'Etat soudanais est peut-être le seul Etat musulman à avoir soutenu l'Etat égyptien dans son rôle de Judas dans le spectacle de l'année : le traité israëlo-égyptien. Ce n'est pas le FMI qui récompense ce genre de service qui, au demeurant, passe aussi inaperçu dans le monde que tout ce qui est Soudan. Donc, comme le gouvernement égyptien deux ans plus tôt, le gouvernement soudanais est contraint d'augmenter les prix en 1979 : après avoir supprimé les subsides sur certains produits alimentaires de base, après avoir taxé tabac et alcool, il augmente l'essence de 66 %, et par conséquent, les tarifs des bus et taxis. Les 8 et 9 août, de violentes manifestations étudiantes, bien entendu, entraînent la fermeture de l'université et l'état d'alerte de l'armée, bien entendu.

Le 11 août, apparemment, le mouvement atteint son point culminant. Elèves et étudiants se battent des deux côtés du Nil : "The sources said three high schools have been closed in Omdurman and Khartoum. Students from the closed schools were reported to have set ablaze several patrol stations, hurled stones at cars and buses, and ordered motorists out of mainroads in Khartoum." Au même moment, annoncée pour cinq jours, commence une grève des chemins de fer pour obtenir une hausse des salaires. Il ne se rencontre plus, depuis que les Etats interdisent la grève dans un certain nombre de services "essentiels" (à l'Etat, à la répression, à la survie quotidienne, donc à tout ce que combattent des grévistes dépassant la grève) et que les salariés de ces services respectent cette interdiction, de grèves aussi judicieuses que celle-ci : le Soudan est un pays où toute la nourriture s'achemine par train, et où, en outre, le prix des autres transports vient d'augmenter spectaculairement. Le président soudanais, le maréchal Nemeiry, n'hésite pas à mendier l'extincteur de son voisin, ayant, semble-t-il, perdu le contrôle du sien. 100 000 soldats égyptiens viennent occuper les carrefours des rues, démanteler les barricades, patrouiller dans la capitale, et protéger les bâtiments publics. Si cette troupe est réellement aussi nombreuse, il s'agit d'une invasion. Mais non seulement le nombre mais même la présence de ce renfort est aussi invérifiable dans l'information que probable dans les faits.

Le 12 août, Abdel Gassem Mohamed Ibrahim, secrétaire-général du parti unique et vice-président de l'Etat, est démis de ses fonctions. Le parti unique est taxé, moins durement que les marchandises de base, mais d'incompétence. Tout cela ressemble fort à un putsch du président. A moins que je ne m'abuse, au premier incendie de l'émeute, son parti, c'est-à-dire l'armée soudanaise, était prêt à y jeter Nemeiry ; celui-ci a riposté en appelant l'armée égyptienne, supérieure en nombre et en armes, et a poussé dans les flammes le numéro deux du parti. Le 13 août, heureuse coïncidence, est la date prévue pour son discours annuel : prix de l'essence réduit, contrôle des prix du pain et des céréales, exportation de viande réduite, réaménagement des transports et du parti, fixation de l'émeute au prétexte et remise en selle du dictateur. Communistes et membres du Baas irakien, dont quelques débris militent effectivement parmi la jeunesse la plus inoffensive (les étudiants), sont accusés de complot. Le black-out total de l'information laissera juste filtrer la fin de la grève des cheminots au bout des cinq jours annoncés, donc le 16 août, non sans menaces de leur part, au cas où leur prochain salaire ne serait pas effectivement augmenté de 50 %. "Khartoum connaît une accalmie qui a suivi dix jours d'émeutes estudiantines" donc en fait 8, et avec estudiantines bien entre guillemets. Le même 16 août, Ali Malik, chef de l'armée soudanaise, éprouve le besoin de soutenir publiquement Nemeiry.

Le lendemain, 17 août, l'armée égyptienne rentre en Egypte. Elle n'aura pas pu dissimuler 10 morts qu'elle a fait parmi les "civils" soudanais. Le même jour, huit ministres sont démis, un "Front Progressiste Soudanais" flambant neuf, accuse Nemeiry de "centaines d'arrestations". Le chef des Frères Musulmans, signe des temps, est appelé au gouvernement. Dans une superbe envolée lyrique, Africa Research Bulletin constate tristement qu'une émeute profite aux récupérateurs les plus radicaux : "With their own, and very different, objectives in mind, the banned Sudanese Communist Party and the right-wing Moslem Brotherhood were making political hay while the sun of civil unrest shone brightly on the humid Khartoum midsummer."

De l'exécution des ordres du FMI à leur annulation précipitée, du prix de l'essence au complot, des étudiants au nombre de morts, des élèves au pillage, de la simultanéité entre grève et émeute à la panique de l'ennemi, il n'a manqué aucun cliché à cette escarmouche, y compris la lenteur puis la mauvaise volonté de l'information à parler de ses auteurs. De plus, elle engendra le spectacle éhonté et resté secret d'un chef d'Etat, montrant l'exemple du mépris des frontières en appelant à son secours personnel une armée deux fois plus nombreuse que celle qu'il craignait n'être plus la sienne ; et la chute, comme une branche pourrie, d'une faction de valets. Mais même s'il a été ainsi éteint, les jeunes de Khartoum ont appris à faire le feu. Tous les Nemeiry combattent l'intérêt du feu, cette grande découverte humaine, à la vérité, sans argumentation. Car s'ils voulaient justifier cet obscurantisme, ils faudraient qu'ils admettent sa seule raison, qu'ils risquent d'être brûlés par ce feu, et pourquoi. Et ils s'entendraient répondre par la belle jeunesse de Khartoum : Et alors ! Il vient bien de brûler dix des nôtres ! Qu'importe qui notre feu brûle, pourvu qu'il fonde le monde !


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant