A) Escarmouches


 

10) Monrovia, Liberia

La plus shakespearienne des escarmouches eut lieu à Monrovia, capitale du Liberia : ce fut une fulgurante tragédie d'une journée, suivie du gros comique d'une peur ennemie dont les effets durent toujours.

Le Liberia est le plus ancien Etat d'Afrique. Fondé en 1847 par d'anciens esclaves affranchis américains, il tire de là son nom et son drapeau, sa constitution et sa ridicule fierté. Une hausse du prix du riz pour dissuader les paysans qui le cultivent de l'abandonner au profit des plantations de hévéa, déclenche une manifestation de colère le 14 avril 1979 à Monrovia. La police et les chars de l'armée bouclent le quartier du palais présidentiel, tirent en l'air, puis sur la foule : 41 morts et 548 blessés sont officiellement recensés. "In the subsequent rioting crowds smashed the windows of the Finance Ministry and the headquarters of the ruling True Whig Party and looted shops and supermarkets", "Plus de 90 % de magasins de détail et de gros que compte la capitale libérianne ont été partiellement ou totalement détruits par la foule en colère", "Pendant toute la nuit de samedi à dimanche des coups de feu ont été tirés contre les pillards" ; dimanche, 15 avril, couvre-feu de 6h à 18h ; voilà pour la tragédie.

Le comique est déjà dans cet horaire de couvre-feu, qui interdit la journée mais pas la nuit. C'est la première d'une cascade de mesures destinées à prévenir la gifle de la veille. Réveillés d'un train-train tiers-mondiste, d'espoirs boutiquiers, de rêveries chrétiennes, du passé, le président Tolbert et ses complices sont tombés à côté du lit. Le monde moderne est entré par la porte et la fenêtre dans un même courant d'air, cassant quelques précieux bibelots (90 % des magasins de détail et de gros, ce doit être une sorte de record !). Le temps de se frotter les yeux, les valets libérians, plus esclavagistes que ceux qui ont affranchi leurs aïeux et plus esclaves que ces affranchis, sentent leurs genoux comme du coton. Car la colère qui a bastonné ces scélérats leur a laissé une trouille rétrospective aussi impudique que caricaturale. Plus le pied qui lui a flanqué ce coup s'éloigne, plus ce chien aboie : le 17 avril, en vertu d'un accord de janvier, Tolbert appelle en renfort une centaine de "léopards" guinéens, qui viennent occuper les "points stratégiques" de Monrovia ; le prix du riz ne sera pas augmenté ; le 20 avril, l'université est fermée ; 5 000 $ sont offerts pour la délation de chacun des cinq chefs d'une quelconque "Alliance Progressiste du Libéria" véhemment accusée d'avoir tout fomenté ; le 26 avril, Tolbert obtient les pleins pouvoirs pour un an ; le 28, expulsion de trois soviétiques ; et le 4 juin, suppression de l'habeas corpus.

C'est West Africa qui conclut le mieux, parce qu'avec le plus de cynisme blasé, la faute du président Tolbert, son désarroi fleur bleue : "The liberian authorities have much to learn about the handling of hostile crowds, perhaps because they have so little experience of them. It should certainly be possible to disperse a protesting crowd of 2 000 without 30 people being shot dead." Rien qu'avec ces chiffres rétrécis, cet organe d'information enseigne, par l'exemple, comment disperser une foule. C'est ce qui permet de supposer que la fébrile agitation du gouvernement libérian pendant les six semaines qui ont suivi l'émeute, si elle n'est pas due à la seule panique, est la répression de la vengeance, occultée par l'information, des 41 morts du 14 avril.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant