B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

6) Chute de Somoza (du 29 juin au 19 juillet 1979)

Somoza, dogue dressé à la vieille école, bourreau loyal à son parti et à sa haine des insurgés, n'a été vaincu que par ses deux grandes victoires contre les gueux, Septembre et Managua. Contrairement aux sandinistes, il n'a jamais pu se nourrir du sang de ses victimes, et comme pour Pyrrhus, en Italie, chaque homme qu'il perdait était irremplaçable en cette terre ennemie où il était condamné à faire la guerre pour d'autres. A un moment où le moral des troupes devient déterminant, l'exécration que vouent à l'exécuteur d'une mise à mort ceux qu'elle soulage, devient aussi décisive que cette exécution. Mais ni son triste rôle, ni celui, odieux, du FSLN, n'ont été autre chose qu'une improvisation. Ces deux brigades de valets ont accouru à l'incendie de Managua comme des pompiers horrifiés plutôt que cyniques, qui n'ont que peu d'expérience, et rien prévu. Le FSLN, toujours prudent avec des vaincus non anéantis, reconnaîtra que la diversion imprévue de Managua leur a permis de reprendre tout le reste du pays. Enfin, les gueux y ont certes perdu l'essentiel, l'offensive, mais contrairement aux apparences, y ont fait une économie de sang considérable : le résultat de la bataille de Managua est le déséquilibre complet entre les deux armées de valets en faveur des sandinistes. La longue guerre conventionnelle n'aura pas lieu. De ce fait, les sandinistes ne pourront purger Managua davantage, c'est-à-dire suffisamment, y user l'enthousiasme comme dans le reste du pays, et n'entrerons dans la capitale qu'assiégés par cet enthousiasme à peine un peu exsangue.

Contrairement à ces protagonistes, les informateurs, pitoyablement asservis à la fiction d'une guerre Somoza-FSLN ne peuvent comprendre le "repli tactique" des guerilleros que comme une victoire décisive de Somoza ; or, comme depuis peu tous ont parié sur le FSLN et ne peuvent donc plus reconnaître une victoire de Somoza, l'information, entre la reprise de Managua et le départ du dictateur, ne bredouille plus que son propre embarras teinté d'indignation.

La mise en quarantaine progressive de Somoza parmi les valets, cause et effet de l'inversion du rapport de force entre Garde Nationale et FSLN, avait trouvé son épilogue le 21 juin : un journaliste (scandale !) américain (aubaine !) est gratuitement assassiné par la Garde Nationale. Ce mort qui fit couler plus d'encre que Somoza de sang et qui outrage par sa célébrité l'anonymat des 10 000 gueux tués dans la même bataille, servit de prétexte au gouvernement des Etats-Unis pour lâcher enfin Somoza. Le 23 juin, l'OEA vote une résolution qui exige le "remplacement définitif du président Somoza", sans toutefois intervention d'une force de paix, qu'avait demandée deux jours plus tôt, avec ses gros sabots, Cyrus Vance. Moins d'une semaine après le début de sa contre-offensive dans Managua, alors que trop de gueux sont encore en armes, Somoza, logiquement, traite ce vote de "pure masturbation". Ce n'est que le 29, au moment où la victoire de Managua est assurée, que Somoza, le devoir accompli, s'annonce prêt à quitter le gouvernement, sous certaines conditions. Mais dans ce ballet aussi lourd qu'empressé, le froufrou du tutu du curé d'Escoto, chef de la diplomatie sandiniste, éteint dans le fascinant bruissement de ses exigences préalables toutes les prétentions du bourreau disgracié : I- fin du somozisme II- arrêt des atrocités de la Garde Nationale III- reconnaissance de la Junte nommée par le FSLN.

Depuis que Managua (où la résistance durera encore deux jours après le lâchage) est tombée aux mains des somozistes, tout le Nicaragua tombe aux mains des sandinistes : Chichigalpa, Somotillo, le 28 juin ; Matagalpa, où les derniers gardes nationaux réfugiés dans la cathédrale se rendent le 9 juillet est pacifiée à partir du 2 (1 000 morts !) ; même sur le Front Sud, la démoralisation somoziste se fait sentir : à partir du 4 juillet, le FSLN est revenu dans Rivas ; le 5, c'est Jinotepe, le 6, San Marcos qui changent de gestionnaires ; la Garde Nationale, qui n'arrive bien évidemment pas à s'en emparer, bombarde maintenant Masaya au napalm, d'après Cardenul ; quant à Esteli et León (où l'argent est aboli et où il n'y a plus d'eau) il est impossible de connaître l'étendue des dernières purges qui ont enfin soumis leurs survivants au FSLN ; le 14 juillet, la Croix-Rouge annonce 20 000 morts pour les six dernières semaines ; Granada seule restera somoziste jusqu'au 18. Enfin, à Managua, où, comme à León, l'eau et l'argent deviennent des denrées plus rares que la nourriture, où ni la gastro-entérite et la typhoïde, ni les meurtrières descentes de la Garde Nationale n'arrivent à dépeupler les centres de réfugiés (100 000 personnes), des ouvriers osent manifester à 500 mètres du Bunker pour recevoir leurs salaires, et l'on continue à piller tout ce qui pétille : "le portail de l'usine Coca-Cola baille sur un stock de bouteilles vides : le pillage méthodique a duré deux jours."

Pour les valets il faut maintenant faire vite : la vengeance commence. Des orejas sont tuées à la machette ; un aviateur somoziste pris est mis dans une tranchée face aux chars de la Garde Nationale ; les "tribunaux populaires" sont encore très sommaires "et la foule assiste au procès. C'est la liberté ou la mort. Ce fut sans doute le cas pour ces femmes de l'armée qui avaient été infiltrées dans les lignes sandinistes à Managua, leur fusil à lunette démonté dans leur sac à provision. Il y a des exceptions : ce garde, dont on découvre que le fils se bat du côté sandiniste, à une centaine de mètres de là, cet enfant de quatorze ans qui espionnait les sandinistes et qui aurait été responsable de la mort d'une vingtaine de guerilleros. Celui-là, on ne sait quoi en faire. Il n'a été ni condamné, ni relâché.

Maintenant la division entre les deux polices nuit à l'Etat : la Garde Nationale, qui fond sans mesure ne semble plus pouvoir contrôler Managua seule ; mais le FSLN, qui s'enfle démesurément de miliciens peu sûrs, ne sait pas non plus s'il peut contrôler tout le Nicaragua, sans les débris somozistes, et a fortiori, contre eux. Des négociations entre gouvernement américain et sandinistes sont secrètes, parce que ces deux formations de valets ont des choses à cacher. Un dernier désaccord concerne l'avenir de la Garde Nationale, à laquelle il faut rapidement éviter toute vengeance : les Américains voudraient conserver ce corps qu'ils ont crée, et auquel ils supposent, malgré une grande impopularité, des vestiges d'autorité ; les sandinistes préféreraient l'absorber. Dans la nuit du 11 au 12 juillet, sur la radio du Costa Rica, forçant la main en ce sens, les sandinistes "promettaient de laisser aux membres de la Garde le choix, après le départ du président Somoza, entre quitter librement le pays et entrer dans la nouvelle armée nicaraguayenne". Cette offre d'emploi et d'impunité aux massacreurs des gueux est plus éloquente que la meilleure diatribe anti-sandiniste sur la complicité sandino-somoziste, et sur la peur de ces futurs gouvernants, face aux enfants imprévisibles du Nicaragua. Le 15 juillet, les deux larrons sont d'accord : à San José de Costa Rica, Bowdler débouche une bouteille de bon vin et appelle d'Escoto "ministre des Affaires étrangères". Dans la nuit du 16 au 17, Somoza démissionne. Il est moins une : "la nuit tombée, des fusillades ont cependant éclaté dans plusieurs endroits de la capitale, qui était restée très calme pendant deux jours" et le 17 au matin "soumise au couvre-feu, Managua, en revanche, demeurait silencieuse, à part des fusillades intermittentes qui éclataient dans différents endroits de la ville". Le Congrès fantomatique du Nicaragua, c'est-à-dire l'infime minorité de députés qui n'ont pas encore rejoint l'exode des dignitaires somozistes, nomme un certain Urcuyo président par intérim. Cet Urcouillon va jouer le bouffon de la pantalonnade finale, soit mise en scène par les sandinistes à qui elle profite seule, soit par Bowdler et d'Escoto ensemble à la fin de leur bouteille de vin. L'inconnu prétend en effet rester président jusqu'en décembre 1980.

Ceci "oblige" les sandinistes à rentrer militairement dans Managua : était-ce convenu, ainsi que cette petite mise en scène, pour que le FSLN puisse exécuter ce coup de force, en sauvant la face aux Américains qui pouvaient en accuser la maladresse d'un comparse ? Ou bien les sandinistes ont-ils, en magouilleurs consommés, doublé là leurs alliés américains pour dissoudre la Garde Nationale plutôt dans les faits que dans les formes prévues par l'accord ? Peu importe. Les Américains parurent fâchés, et l'hypothèse officielle, complètement fantaisiste, fut que Somoza, incorrigible, s'accrochait au gouvernement par l'intermédiaire d'Urcuyo : même si Somoza avait la bêtise, bien contraire à sa solide perspicacité de rancher, de croire qu'une résistance d'Urcuyo pouvait lui être de quelque intérêt que ce soit, n'importe lequel de ses dignitaires, Urcuyo en tête, se serait su perdu à lui obéir encore. Je ne sais si cet Urcuyo (disparu sans aucun problème au Guatemala) qui abdique son opiniâtreté quelques heures après l'avoir rendue publique, a reçu un bon salaire.

Le 19 juillet, à 13 heures, les premières colonnes sandinistes entrent dans Managua.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant