B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

4) Du 31 mai au 7 juin 1979

Comme l'appel du 10 avril, l'appel sandiniste du 30 mai n'est pas suivi. Les insurrections n'ont jamais dépendu des appels de la guérilla, ce sont toujours les appels de la guérilla qui dépendent des insurrections. Seulement, les sandinistes savent maintenant que dès qu'il y a deux insurrections simultanées, ils ont intérêt à appeler à l'insurrection générale. D'abord pour la prévenir si elle avait effectivement lieu, et puis, le fait d'expliquer, sur chaque lieu d'insurrection, que chaque insurrection locale est subordonnée à un plan général, dont le FSLN est dépositaire, est le meilleur argument des guerilleros pour justifier leurs décisions autoritaires et l'étouffement de tout débat sur chaque lieu d'insurrection.

Le FSLN, depuis Septembre, d'une toute petite pyramide est devenu une haute pyramide dont le sommet se perd dans les nuages : ses chefs, devenus invisibles, ont grandi leur mythe ; leurs armes, leur nombre, quand ils viennent faire la leçon aux gueux, les affranchissent maintenant de composer, de discuter, de conseiller : ils commandent. Radio Sandino, qui naît en mai, en est l'expression. Ce n'est pas une radio ludique, un rêve de richesse comme le mouvement des gueux, ce n'est pas non plus un outil de combat qui donne une vision d'ensemble, mais détaillée, après chaque bataille, des mouvements somozistes et anti-somozistes, c'est encore moins la tempête de la théorie de notre temps. Radio Sandino est un organe triomphaliste qui martèle les slogans et les hymnes à l'usage d'un futur gouvernement. Il importe aux sandinistes de ne pas dialoguer, mais de médiatiser, c'est-à-dire d'empêcher tout dialogue. Il importe aux sandinistes de substituer leur image épique à toute pratique dépassant la spontanéité, de passer pour indispensables dans la conscience, de devenir le trait d'union entre leurs ennemis gueux.

Mais les jeunes gueux du Nicaragua sont encore loin de réagir comme les sandinistes le voudraient. La haine générale contre Somoza les rend indulgents, parfois admiratifs de la guérilla, qui a fait ses preuves d'anti-somozisme. Le FSLN est encore considéré comme un aide, certes éclairé, expérimenté, auquel donc certaines décisions militaires échoient. Mais la vie n'est pas faite de décisions militaires. Une insurrection, par exemple, n'est pas une décision militaire, comme pour les sandinistes, mais une décision pour la vie : c'est un acte spontané, issu d'une négativité immédiate et commune, un jeu pour la vie, où l'on risque la mort. Personne ne s'insurge selon un plan concocté par d'autres, avec un but imposé de l'extérieur. La contradiction entre idéologie et pratique est entièrement comprise dans la volonté de transformer une explosion de colère en tâche militante. C'est pourquoi l'insurrection générale proclamée par les sandinistes reste dans leur proclamation. D'ailleurs, les cinq jours qui l'ont suivie sont plus calmes que les cinq jours qui l'ont précédée.

Ce qui justifie d'y commencer une brève période transitoire, comme dans le découpage de cet ouvrage, c'est que, à défaut d'être suivi, tout le FSLN s'est résolument mis en action. Sa stratégie avouée (un front nord pour occuper les villes les plus remuantes, un front sud pour la guerre conventionnelle et un front interne pour isoler Managua) ne diffère apparemment de celle de Septembre que par le fait que Managua est désormais la "dernière pièce du puzzle". Mais la différence fondamentale d'avec Septembre, qui permet maintenant au FSLN d'entrer en campagne seul, est sa capacité de tenir le Front Sud, qui devient son foyer, parce que premier champ d'opérations sans gueux. Les deux armées se sont étoffées (10 à 12 000 hommes pour la Garde Nationale, 4 à 5 000 "réguliers" pour le FSLN), leur armement équilibré, et depuis Septembre ils ont surtout compris la nécessité de transformer une guerre "civile" en guerre militaire. Après le conflit, les sandinistes souligneront à maintes reprises combien ils s'attendaient à ce qu'il dure beaucoup plus longtemps. Car le but était bien d'étendre cette forme de guerre, qui bipolarise ou désole la fougue des enfants, les privant de leurs capacités offensives spontanées, mais aussi de leurs moyens de défense autonomes, à tout le Nicaragua. C'est un grand mérite des adolescents précoces, surtout de Managua, d'avoir enrayé par leur impétuosité ce projet de les user. Ils ont partout ailleurs refusé l'alternative à laquelle ils ont été contraints sur le Front Sud : gémir peureusement et misérablement des privations de la guerre, derrière, ou errer en gibier facile, entre les lignes de feu.

Dans la perspective des gueux il faut donc considérer le Front Sud comme une forme de répression. Jusqu'à la fin de la guerre il ne s'y passera rien, si ce n'est le flux et le reflux des deux armées, celle commandée par Pastora contre celle commandée par José Somoza, entre la frontière du Costa Rica et Rivas. Les sandinistes sont très fiers de leur Front Sud. Parce que c'est là, aux yeux des valets du monde entier, qu'ils perdent leur ambiguë et dangereuse promiscuité avec la foule, qu'ils gagnent leur galon d'armée conventionnelle, de futur Etat. Sur ce Front Sud ils constituent une troupe aussi capable que l'EEBI d'en face de faire régner l'ordre. Ainsi, le seul avantage de ce Front pour les gueux, d'immobiliser en rase campagne la troupe d'élite somoziste, est largement contrebalancé par l'inconvénient que cette troupe d'élite y produit son double sandiniste, et ensemble, le premier théâtre de guerre où les gueux sont privés de toute perspective, enrôlés ou tués. Du reste, ce n'est pas un hasard que le premier objectif avoué de cette "offensive finale" est d'installer un "gouvernement provisoire" à Rivas, plutôt que dans n'importe quelle autre ville arrachée à la Garde Nationale, Rivas, qui d'après les sandinistes est la première ville du Nicaragua bombardée au napalm, expurgée de gueux, et la seule couverte de graffiti et de slogans somozistes. Le Front Sud est aussi le champ de bataille des touristes de la révolution, ou "Brigades Internationales", nostalgiques de la guerre d'Espagne. Ainsi, Hugo Spadafora, ancien ministre panaméen, sorte de Malraux sous-développé, y encadre des étudiants à la recherche de la réalisation romantico-militaire de leurs fantasmes d'adolescents prolongés.

Le 2 juin, Somoza menace d'envahir le Costa Rica, à cause du soutien ostensible, de cet Etat au FSLN. Une guerre entre Etats aurait prodigieusement agrandi le Front Sud, autorisé toutes les mesures d'exception, et complètement détourné l'attention ; de plus, le FSLN se serait vu dégradé en avant-garde militaire des milices costaricaines (cet Etat ne dispose d'aucune armée permanente), et aurait douloureusement pâti de devoir expliquer aux Nicaraguayens comment son patriotisme l'obligeait à se battre pour l'Etat voisin, contre la patrie. Mais la guérilla a été délivrée de ce cocasse dilemme par la véritable terreur qui s'est emparée même des autres dictateurs d'Amérique centrale à l'idée de l'internationalisation du conflit, et donc des réactions possibles de leurs propres pauvres au contact de ceux du Nicaragua. Il m'est impossible de trancher si cette terreur était fondée, ou si une guerre d'Amérique centrale, dans les dispositions des esprits à ce moment-là, aurait plus nui aux gueux qu'aux valets. Toujours est-il qu'en la circonstance les gueux d'Amérique centrale furent malheureusement aussi discrets que craints ; et Somoza, averti que s'il déclarait la guerre au Costa Rica il transformerait du même coup ses derniers alliés en ennemis (y compris, certainement, les Etats-Unis), se contenta désormais de chercher son salut dans la guerre prolongée que lui proposait le FSLN.

Le 4 juin, aux portes de l'oubli, FAO et FPN, exécutant les ordres de leur "avant-garde armée", appellent à la grève générale. Dans un pays où l'on ne travaille presque plus, la grève est tout de suite générale. Et, mains et langues déliées, les gueux commencent à s'insurger. Les premiers combats ont lieu à Managua, León, Chichigalpa, où la Garde Nationale envoie des renforts, et où "le nombre de victimes semble élevé". "Les combats les plus importants ont lieu à Matagalpa." Le lendemain à León, les somozistes admettent déjà 200 morts. Dans la capitale, d'autres engagements entre "Garde Nationale et FSLN", selon la formule consacrée, font aussi 13 morts, le 5. Le 6 juin, Somoza décrète l'Etat de Siège. Le silence revient dans la presse nationale et le calme dans Managua, mais on se bat dans au moins huit villes le 7, dont León et Chichigalpa au nord, Granada et Masaya au centre ; ce jour-là, quoique provisoirement, le FSLN est dans les rues de Rivas. Les recrutements massifs dans les deux armées de valets et la sophistication de leurs armements commencent à trouver leurs raisons réciproques d'être : la Garde Nationale se reconnaît déjà 200 morts.

Maintenant seulement commence l'offensive finale contre Somoza, mais personne ne le sait encore. L'appel prématuré du FSLN, écho des troubles de Jinotega et León, a été, après coup, présenté comme le carillon qui va déclencher ce qui va suivre par les mêmes qui agglomèrent adolescents précoces et attardés, et pour la même raison. Les huit jours qui séparent cet appel de l'insurrection spontanée de Managua, n'ont été utilisés par le FSLN que pour consolider la contre-offensive des valets qu'est le Front Sud, leur garantissant une zone libre autour de sa capitale Rivas, et un grave spectacle de leur irréconciliabilité, qui les concilie.

La nouvelle offensive des gueux, qui va cette fois faire trembler le monde entier, a, depuis Septembre, gagné de l'ampleur, de la confiance en soi, de la conscience de soi. Mais elle a gardé son parasite sandiniste, qui s'est monstrueusement répandu, et qui ravage ce mouvement majestueux plutôt que de n'être pas propriétaire de sa couronne. Aussi, cet ample mouvement gueux, plus riche qu'en Septembre, est-il moins pur. En Septembre, la fulgurance, la générosité et le courage n'ont laissé aux microbes sandinistes que le bout des branches. Et si en juin, avec Managua et toujours sans théorie, l'élan est encore plus grand, cette gangrène a profité du répit entre ces deux afflux de sève, pour souiller jusqu'aux racines.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant