B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

10) Censure du débat public au Nicaragua

La création d'une nouvelle police, par l'exclusion des miliciens, et le travail forcé, par réquisition, sont les deux mesures décisives contre la parole, la première pour faire cesser tout débat, la seconde pour empêcher qu'il ne commence. Le FSLN, en outre, essaye de s'emparer du peu qui peut encore se dire publiquement par ses organisations, qui parasitent le mouvement gueux, et par les dispositions du nouvel Etat.

La loi sur les médias, du 10 août 1979, contient déjà la restriction suivante : "This law directed the media to demonstrate "legitime concern for the defense of the conquest of the Revolution, the reconstruction process and the problem of the Nicaraguan people" (Art.2)." Ce n'est, tout d'abord, une révolution (avec majuscule) que chez les valets, car pour les gueux, pour le monde, il n'y a que changement de valets : les sandinistes ont conquis l'Etat, les gueux encore rien. Une loi qui appelle à défendre la conquête de la révolution ensuite, est une loi destinée à soutenir la conquête du parti valet vainqueur, la seule conquête de cette guerre ; de plus, en instituant sa défense, elle prend nettement parti contre l'offensive, seule stratégie envisageable pour les gueux ; et par l'association "défense de la révolution", elle diffame même un éventuel débat sur l'offensive, laissant ainsi supposer que ceux qui attaquent menacent la révolution, sont donc contre-révolutionnaires. De même, la défense du processus de reconstruction élimine tout débat sur le parti-pris d'une telle reconstruction, cette "révolution des possibilités" sandiniste ; quant à la défense du problème du peuple nicaraguayen, il présuppose déjà l'existence de l'abstraction "peuple nicaraguayen", mais le "problème" véhiculé par cette abstraction apparaît si indéterminé et si permanent, que sa défense semble bien une pirouette démagogique vaguement destinée à suggérer l'identité entre peuple et pro-sandinisme. "It stipulated that critical commentary about the government and all news reporting in general be based on duly verified facts." Cela signifie qu'il sera impossible de critiquer le gouvernement dans les faits où il s'est arrogé le monopole de l'information. Ce monopole est étendu rapidement, non seulement aux faits où les gueux sont opposés au gouvernement sandiniste, mais aux événements qui ont conduit à la chute de Somoza. Lorsqu'on aura évalué l'étendue des critiques contre le FSLN dont ces pages sont pleines, à partir d'événements que je n'ai pu vérifier, on comprendra l'urgence de ce gouvernement à sandiniser le présent et le passé proche. Quiconque "aims to injure popular interests or to repeal success obtained by the people" est passible de 3 ans de prison. Déterminer l'"intérêt populaire" et les succès obtenu par le peuple appartient, jusqu'à nouvel ordre, aux représentants du peuple, jusqu'à nouvel ordre auto-nommés. Sinon, la loi sur les médias réaffirme le droit et la liberté d'information les plus larges. Mais comme la Loi Martiale sous Somoza, l'Etat d'Urgence sous le FSLN suspend le droit et la liberté d'information (contrairement à la nationalité, la religion et..., la liberté de penser !). Après trois mois de gouvernement sandiniste, en octobre, les gueux du Nicaragua n'ont donc pu encore jouir ni de ce droit, ni de cette liberté, puisque l'Etat d'Urgence a toujours été renouvelé.

Le FSLN s'est emparé des locaux et matériels du quotidien de Somoza, Novedades, et y a installé son propre quotidien, Barricada ; il s'est emparé de l'émetteur radio le plus puissant du pays, Radio Nacional, qui appartenait à Somoza, et l'a continué dans le rôle de radio d'Etat, sous le nouveau nom de La Voz de Nicaragua ; il s'est emparé du second plus puissant émetteur du pays, qui appartenait à Somoza, Radio Equis, désormais Radio Sandino ; la CORADEP, Corporation des Radio Populaires, a confisqué quinze autres radios sur les ondes moyennes ; les ondes courtes sont devenues monopole d'Etat ; la télévision est nationalisée en deux chaînes (4 des 10 chaînes préexistantes appartenaient à Somoza). Le FSLN, pour sa propagande, s'est installé dans les meubles de Somoza, les étoffant de quelques éléments de récupération, chinés à droite et à gauche.

Pourtant, le FSLN a plus de mal à imposer son impudent misérabilisme à l'intérieur du Nicaragua qu'au dehors. Il n'y a que trois quotidiens au Nicaragua, mais c'est un de plus que sous Somoza : El Pueblo, gauchiste (4 à 7 000 exemplaires), Barricada (63 000) et La Prensa (65 000). Il faut observer que La Prensa a été entièrement détruite en juin, et que le chiffre de Barricada étant officiel, il est vraisemblablement mensonger. La Voz de Nicaragua ne vient qu'en septième taux d'écoute des radios, et Radio Sandino en troisième, derrière Radio Católica, qui n'émet pas sur tout le territoire, et surtout Radio Corporación, dont l'émetteur est dix fois moins puissant que La Voz de Nicaragua, et cinq fois moins puissant que Radio Sandino : "It had more listeners than 8 other radio stations together. For example it had 80 % more listeners than the second radio station." disait une spécialiste à propos de Radio Mundial, disparue dans le tremblement de terre de 1972. Et comme cette spécialiste est pro-sandiniste, elle voile l'échec des radios sandinistes par l'évasif aveu que la situation de Radio Corporación, après juillet 1979, est comparable à celle de Radio Mundial en 1972, sans forcer sa pudeur jusqu'à rappeler alors la situation de Radio Mundial en 1972. Radio Corporación totaliserait 60 à 70 % de l'écoute, et certaines de ses novelas seraient écoutées par la totalité (!) des auditeurs.

Les sandinistes n'ont changé que le discours idéologique, mais en aucun cas, sur les radios où ils viennent de remplacer le groupe Somoza, l'ancienne programmation : ""... did not pass over novelas, current music, sports and newscast". After the insurrection overall programming did not change abruptly", "change isn't worth it... the people don't know anything different, so that is how it is going to stay". Ce n'est pas Somoza en 1977, mais un responsable sandiniste en 1979, qui rejette cyniquement le changement en prétextant l'ignorance des auditeurs. En vérité, les sandinistes font l'expérience, sans en faire la théorie, que la passivité de l'auditeur (ou du spectateur) s'entretient mieux dans les rêves de richesse contenus dans les novelas, la musique disco, le sport, et les informations du monde, que dans leurs slogans et propagande paupéristes. Quoique leurs taux d'écoute ne remontèrent jamais, les sandinistes qui ne cherchaient que le moyen de récupération le plus efficace, optèrent rapidement pour ce traditionalisme radiophonique qui engendrait cette passivité, au détriment d'un discours plus militant. Dans le fond, laisser jouer la concurrence et ne rien innover dans son contenu, sous les sandinistes, l'information aussi devient une forme de somozisme sans Somoza.

Mais l'idéologie du FSLN va en faire une forme d'ultra-somozisme sans Somoza : car moins encore que le dictateur déchu, le FSLN ne peut tolérer de rester minoritaire dans l'information, d'abord à cause de la guerre, ensuite parce que, contrairement à celui de Somoza, le nouveau groupe de presse doit feindre une sorte d'affrontement idéologique avec la concurrence. Deux impositions d'Etat viennent donc se greffer sur les restes d'indépendance de cette concurrence. La première concerne toutes les radios : des programmes de 30 minutes, de contenu éducationnel, culturel, social, économique ou sportif, doivent être émis chaque jour, en accord avec l'orientation du ministère de la Culture ; et la seconde, encore plus grave, concerne toute l'information officielle : "During the first year under the new government journalists had to be members of the journalists' union UPN to be allowed to work in their profession." De sorte que "The new government did not resort to censorship and overt form of repression caracteristic of the Somoza regime because its control through ownership, law and the Nicaraguan Journalist Union (UPN) were effective enough." A ce syndicat est apposé l'UNAN, l'université de la police de la pensée, qui comprend une école de journalistes, une de psychologues, une d'experts en loi et une de "travailleurs sociaux". Son directeur rêve de couver une nouvelle élite de militants : le journaliste nicaraguayen "has to become an organizer and leader", "we are working the double and the triple that we were working before". Enfin, Nelba Blandon, qui dirige le département gouvernemental de communication, indique le sens de cette "communication" : "Our people has to know who the ennemy is, it has to know the position of the revolutionary people, of this government as faithful representatives of the people's interests" et le rôle des "médias" : "they have to be mobilizers, because "most important in a revolution like ours... is collaboration"".

Toutes les citations du présent chapitre sont issues d'un ouvrage intitulé "A new development model, a new communication policy ?" écrit par une étudiante allemande très attardée. Si je cite le nom de cet étron durci et séché, Doris Läpple-Wagenhals, ce n'est que pour désigner une caricature de pro-sandinisme, sans bornes, a priori et sans autre raison que d'être, pas loin de la trentaine, un prototype d'adolescente prolongée. Tout ce que dit cet auteur parle contre les sandinistes, mais elle a l'impression contraire, d'abord parce qu'elle partage l'infamie policière de ces valets, ensuite parce qu'elle pense avoir exposé habilement toute la vérité, et que quelques petits défauts ne rehaussent que les grandes qualités de ce "nouveau modèle de développement", puisqu'il est sandiniste. Ainsi, l'usage sandiniste des médias (à cause de deux de ces émissions, une radiophonique, l'autre télévisée, dont toutes les démocraties occidentales livrent à profusion le pénible spectacle, où des spectateurs peuvent "interroger" des politiciens en direct) y est qualifié de dialogue avec la population, alors que le même usage, à la rigueur moins envahissant sous Somoza, y est traité de propagande massive.

Ce serait un compliment exagéré d'attribuer l'étouffement du débat public aux seuls efforts sandinistes. Leur promptitude et leur circonspection en ce sens ont été aussi remarquables qu'inconscientes. De plus, la censure d'Etat et la récupération paupériste ne sont des armes véritablement efficaces contre les pauvres qu'en temps de paix sociale, c'est-à-dire de silence des pauvres. Mais au Nicaragua, le débat, confus, se cherchait sous les bombardements, avec des actes, des gestes et l'émission de sons articulés, auxquels ceux qui soutiennent aujourd'hui une Culture ne comprennent rien.

C'est en comparant ce début de débat, très vif, très sanglant, avec celui simultané d'Iran, qu'il faut conclure qu'au Nicaragua il est plat. Cette poussée de fièvre qui coïncide avec l'émergence d'une adolescence précoce, dans sa spontanéité sauvage au point d'être bornée, ne s'est jamais élevée à la conscience d'être le parti du plaisir, comme en Iran, où se révèle le tragique télescopage de la baise et de l'amour. Cette perspective manquante, d'abord, prive les jeunes gueux du Nicaragua de tout le fond de leurs frères d'Iran. De même, cette jeunesse extrême, qui contient un aveugle, mais si gigantesque avenir qu'il effraie l'imagination, n'a-t-elle pas encore renversé, par sa propre organisation en conseils ou en bandes, le mépris que lui vouent ses aînés ; là encore, les gueux d'Iran avaient approfondi la dispute sur le monde. Ce sont ces décalages qui ont brouillé la communication entre les deux fronts.

Les enfants du Nicaragua sont venus à bout de Somoza, comme arrivés au bout de leur vigueur, bien plus vulnérables aux coups si prévisibles, mais qu'eux ne pouvaient pas prévoir, d'une nouvelle dictature, emboîtée dans leur faiblesse, adaptée à les contrer. Leurs pairs d'Iran ont ainsi, non seulement beaucoup mieux résisté à la récupération, mais surtout, disposé de ces indispensables réserves qui manquaient au Nicaragua pour détourner, critiquer et s'emparer des flots de richesse aliénée qui, à travers l'Etat et la marchandise, viennent noyer ces nouvelles consciences qui nagent si mal, et qui pourtant elles-mêmes viennent de faire la brèche dans le barrage.

Mais ne croyez pas la partie jouée. Les miliciens, dans une position qui leur interdit d'embrasser ce qu'ils ont fait, commencent à comprendre ce qu'on fait d'eux. Les gueux du Nicaragua n'ont pas tous la langue tranchée et le coeur éteint. L'ennemi, désormais sur ses gardes, va encore subir les irrésistibles assauts désordonnés de ces vaincus futurs vainqueurs.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant