Jeunes, ils ont tremblé devant Cronstadt et la Makhnovtchina ; puis ils ont rampé sous Staline ; ils ont comploté sous Khrouchtchev ; maintenant, ils sont vieux, Brejnev, Kossyguine, Gromyko. Ils aspirent à la retraite. Mais aucune retraite n'est sûre, pour ceux qui de Sylla n'ont que les méthodes sans l'éclat, et aucune retraite n'est possible, pour ceux qui ont fait tomber plus de têtes qu'ils n'en connaissent pour arriver en haut de la pyramide dont ils s'aperçoivent que c'est une roche Tarpéienne. Plus leurs derniers jours approchent, plus ils ont la hantise que ne les écourte cette jeunesse aux accents inintelligibles, qui ne respecte ni leur âge, ni les exploits d'intrigue et de brutalité qui les y ont amenés, ni Lénine, ni les traditions, ni l'avancement à l'ancienneté. Comme Charles VII s'est laissé mourir de faim pour que son fils, Louis, ne l'empoisonne pas, ce même Louis XI qui est mort reclus, obsédé par la même crainte, les séniles dirigeants russes ont consacré à la neutralisation de leur propre progéniture la priorité de leurs efforts. Toute la politique russe entre 1976 et 1982 ne dépend de rien que de la dialectique entre cette peur inavouable et cette menace anonyme.
Ces vieux rentiers, qui au cours de leur carrière mouvementée ont appris comment amuser les pauvres, de grade inférieur, avec des images, et comment les paralyser avec des systèmes d'idées, n'ont plus l'ardeur des contre-attaques vigoureuses, comme il y a dix ans encore, à Prague. Chaque décision est un conclave, chaque conclave ressemble à un sanatorium : indécis autant que décrépits, c'est eux que la paralysie de l'idéologie a fini par gagner. D'un côté, l'usure de la guerre froide, la léthargie de la coexistence pacifique, le positivisme béat de la défense de la patrie du socialisme, de l'autre, l'agressivité américaine : voilà un sport télégénique, qui interdit de sortir après 10 heures du soir, et qu'il convient donc de privilégier, tant qu'il maintient, avec beaucoup de vodka, toute cette canaille sous le knout.
Mais voici qu'à l'étage en dessous, au Pakistan, puis en Iran, s'installent de bruyants voyous (jusque tard dans la nuit, lorsque tout honnête bureaucrate dort, des radios émettent vers le territoire soviétique depuis l'Azerbaïdjan et le Turkménistan ; et on a beau taper avec colère du balais, le bruit continue) qui, même, en Iran, squattent et ont chassé le propriétaire légitime. Qu'on était tranquille, avec le concierge américain, ce gros balaise avec ses chiens, qui certes rackettait toute la région, mais qui au moins garantissait l'ordre et dont la seule présence nécessitait, sans qu'on ait besoin de s'en justifier, la plus rigoureuse frontière ! Que va faire notre dernier propriétaire de cet immeuble en décrépitude, qui craint ses enfants du même âge ? Il va verrouiller sa porte, installer une alarme et un blindage, réunir les copropriétaires, exiger des rondes plus fréquentes dans le quartier, écouter aux portes, protéger son bien.
C'est pourquoi la hantise occidentale d'un impérialisme russe, quelque peu félin, se léchant les babines devant la mésaventure de l'administration Carter en Iran, prêt à bondir sur la révolution iranienne sans défense, paraît pour le moins abusive. Les dirigeants russes ont suffisamment sur leur compte d'épargne pour ne pas risquer ce coquet capital dans une mauvaise prise de bec avec des garnements qui viendront à la raison tous seuls, car ainsi va le monde. C'est la peur du crépuscule, la peur de sortir seul, la peur de ne pas voir la dernière marche de l'escalier. Elle s'accorde mal avec cette théorie des dominos, où, sournoise et cynique, l'URSS s'ouvrirait un "débouché sur les mers chaudes" pour anéantir l'Occident en s'emparant de saint-pétrole. D'abord, je ne vois pas très bien en quoi la conquête de saint-pétrole par les Russes serait la fin de l'Occident : il faudrait bien que les Russes le revendent, ce saint-pétrole, et pas au-delà du prix du marché, s'ils ne veulent pas effondrer le marché, ce qui serait une catastrophe pour eux ; ensuite je ne vois pas très bien non plus, comment, ayant débouché sur ces célèbres mers chaudes, les Russes s'empareraient de tout saint-pétrole qui y circule ; et quelle espèce de puérile théorie, que celle des "dominos", où chaque Etat "tombe", "déstabilisé" à son tour, pareil au voisin, le rural et nomade Afghanistan (dont chacun craint que l'exploitation ne coûte plus qu'elle ne rapporte, et où le gouvernement russe s'est résigné à faire la police, à perte, pour Herater la révolution iranienne), mis à égalité avec l'urbain Iran, trois fois plus peuplé, et le Babel pakistanais, cinq fois plus peuplé ; enfin quand on a vu la modération et la maladresse qui ont forcé ces mêmes dirigeants russes à changer de camp au cours de la guerre de l'Ogaden, quand on voit avec quelles discrétion, timidité et méfiance ils soutiennent les Etats conquis par les mouvements de libération qu'il était bien plus sympathique, car bien moins risqué, d'aider alors, comme dans les colonies portugaises, quand on voit enfin la consternation, le silence puis l'embarras, non exempts de fâcheux revirements, que ces croulants manifestent devant les révoltes du Pakistan et d'Iran, où ils finissent toujours par applaudir, avec un bruyant soulagement le parti de l'ordre, il paraît bien difficile de leur prêter le regard d'aigle du conquérant !
Particulièrement sur la frontière d'URSS, l'exubérance, la ferveur, la jubilation généralement partagées en Iran, n'ont pas traversé les murs qui font des Etats des prisons, quand ce ne sont pas des asiles d'aliénés. Mais à travers les fissures si nécessaires à la complicité des gestionnaires,
l'inquiétude est passée. Les pauvres de ces pays sont d'abord alarmés par cette inquiétude, car en partie ils croient leurs dirigeants, et en partie ils ont fait l'expérience amère que les inquiétudes de leurs dirigeants s'éteignent et se rassasient dans leur sang. Ils sont loin de voir l'Iran à leur portée. Ce qui s'y fait leur revient si déformé qu'ils n'arrivent pas à comprendre l'origine de la fébrilité grandissante de leurs hommes d'Etat. Mais ils finissent, insensiblement, dans cette angoisse sans raison par reconnaître un mensonge, une brèche. Leur orgueil et leur morgue se redressent, leur ton devient plus ferme. Ils se consultent à voix basse, puis la font entendre haute. En un mot, ils s'iranisent.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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