A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

1) Avant le 9 janvier 1978

Rien n'est plus rare, rien n'est plus mystérieux que la naissance d'une idée. La conscience, en effet, ne conçoit une idée qu'au moment de sa réalisation. Aussi l'origine d'une idée particulière, son germe, est-il toujours dans la spéculation. Elle vient de Dieu, disent les uns, d'une foule de hasards, de conditions, de circonstances, leur réplique-t-on ; pour d'autres, une idée est la propriété d'un individu, comme inhérente à sa naissance ; pour d'autres encore, l'idée est le mouvement de l'esprit se prenant pour objet ; enfin, ceux qui soutiennent qu'un simple regard peut détruire l'humanité font d'une idée l'orphelin et l'achèvement d'une rencontre, la vérité de l'amour.

L'idée dominante de notre histoire est la révolution iranienne. Une fois visible, elle était déjà visiblement dans toutes les têtes, et dans beaucoup de choses. Mais le moment et le lieu de sa genèse et de son origine sont encore à découvrir. La solution de l'histoire est la maîtrise du temps. Cette idée sera découverte en même temps que faite. Voilà ce qui nous sépare encore de notre but.

Selon leur point de vue, selon leur intérêt, les commentateurs font démarrer la révolution iranienne au début de l'humanité, dans la victoire de Cyrus sur Astyage, dans la défaite de Hoseyn à Karbalâ, dans la Constitution de 1906, dans le bref gouvernement de Mosaddeq en 1953. Par contre la plupart taisent l'insurrection de 1963, où l'âyatollâh Khomeyni fut propulsé, par la colère de la rue, à la tête du mouvement religieux d'opposition. Il est vrai que ce mouvement resta une péripétie iranienne, en grande partie parce que l'information occidentale était alors divisée entre admirateurs du Shâh et nostalgiques des amis du Front National de feu Mosaddeq, et que "la classe moyenne les intellectuels et le Front National ne se sont pas seulement tenus à l'écart mais ont nettement pris partie contre le mouvement et les campagnes n'ont pas bougé". Aussi le journal Le Monde estime-t-il alors tranquillement 150 victimes à l'issue d'un événement dont depuis, il semble généralement admis qu'il en a fait 10 000. Mais, si alors Khomeyni devient une star nationale, exilée en Irak pour la ténacité de ses protestations fin 1964 et que les chefs de la classe moyenne, des intellectuels et du Front National sont restés les mêmes depuis quinze ans, ceux qui font la présente histoire ne s'en souviennent plus : ils venaient tout juste de naître. C'est pourquoi tous, et je suis du nombre, ont laissé passer dans l'indifférence ou la myopie les premières manifestations de ceux qui ensuite les ont faites toutes. Car elles passaient vite, banales, sans fond apparent. Ce n'est qu'à partir du 9 janvier 1978 que le ton monte jusqu'à la tribune qu'il a failli faire effondrer.

Il faut donc revenir légèrement en arrière de cette date avec l'humilité de ceux qui ayant manqué le début ne le retrouveront pas de sitôt. En 1977, l'Etat iranien est gouverné par un despote qui se dit "Roi des rois". Sa "cour" se compose des chefs d'une armée équipée d'un matériel impressionnant, de gros financiers et de beaucoup de kitsch. Comme dans toute dictature, la cohésion est assurée par une police dite secrète, la SAVAK, qui concentre la haine et la peur, et décorée par un parti unique, le Rastâkhiz, qui concentre l'arrivisme et la corruption ; comme dans toute dictature, une opposition partagée entre la guérilla (fedayines, mojahedines et staliniens du Tude essentiellement) et la notabilité en exil (le Front National de feu Mosaddeq) ; une petite bourgeoisie moins bien en cour que la grosse, donc un bazar mécontent, une paysannerie bousculée par une réforme agraire qui ne l'a évidemment pas enrichie, donc une campagne mécontente, une urbanisation vertigineuse, donc des bidonvilles mécontents, un clergé qui perd sa prééminence éducative et culturelle, donc mécontent.

Le 7 août, le Shâh sacrifie son Premier ministre Hoveydâ à cette accumulation de nuages (qu'en gestionnaire on prononce crise économique) en le remplaçant par Amuzegâr. Le grognement, sourd, continue. Toute l'année, la police est obligée de livrer aux ex-paysans qui squattent la périphérie de Téhéran des combats qui dégénèrent en émeutes, encore anonymes, déjà meurtrières. Du 1er au 4 octobre à l'université, le 7 et le 9 octobre à Rey et Qom, des manifestants et des pèlerins, réclamant le retour d'exil de l'âyatollâh Khomeyni sont chargés sans mesure. Les 15, 16 et 21 novembre, c'est la SAVAK elle-même qui se charge de la voirie sociale, alors qu'au même moment le Shâh est attendu à Washington, d'un côté par Carter, de l'autre par des compatriotes exprimant vigoureusement son impopularité (124 blessés). Le 7 janvier, le journal pro-gouvernemental Ettelâ'ât publie un article où l'âyatollâh Khomeyni est traité d'agent de la Grande-Bretagne et d'homosexuel. Le lendemain, 10 000 étudiants en théologie descendent dans les rues de la ville de Qom, sincèrement déterminés à mettre en évidence ce qu'ils pensent de la calomnie. Le 9 janvier, aussi bien à Qom qu'à Mashhad, Ahvâz Shirâz, Kermân, Esfahân, on compte les morts.

Rien dans ce début qui justifie l'extraordinaire de la suite. Mais, plus vite que dans le monde, l'ambiance générale en Iran avait changé. La marchandise réussit dans cet Etat une percée particulièrement brutale et insolente ; brutale en proportion du taux de croissance accélérée du prix du pétrole, insolente en ce que ces profits soudain immenses furent investis en armement ampoulé, en projets industriels pompeux, et surtout dans un luxe tapageur, qui augmente autant la soif de richesse que l'impuissance à s'enrichir, la fascination que la répulsion, la séparation que la rage à communiquer, le désir de liberté et l'angoisse devant cette liberté et ce désir.

La morale, devant cette explosion, est déchirée. La corruption se généralise. La prostitution devient modèle d'Etat. La honte et la colère des pauvres, devant leur impuissance, quand la richesse s'accroît si près d'eux, se retourne contre le tyranneau, futile, auto-satisfait, ignorant, vulgaire, prostituant l'Iran à la marchandise, à laquelle il est lui-même prostitué. Pour ce maquereau-putain, qui voulait ancrer son ignoble commerce plus de vingt siècles plus tôt, bien avant le Moyen Age musulman, dans l'Empire perse, ce modèle d'avachissement par le luxe, il était symptomatique de reprocher à l'austère et intègre Khomeyni d'être ce qui rendait l'Iran et lui-même répugnants : vendu à quelque puissance étrangère et pervers.

Comme quoi, la profusion des prétextes, l'intensité du débat et la profondeur des vues ne dépendent que de la profusion, l'intensité et la profondeur de l'aliénation. C'est l'aliénation, pour et contre laquelle les révoltés modernes commencent et soutiennent des guerres civiles.

C'est l'aliénation qui a fait commencer celle d'Iran d'une manière obscure, l'a poussée au-delà du point où une SAVAK est plus haïe que crainte, bien au-delà de la déchirure de l'Etat et du spectacle, jusqu'au point où elle a perdu son immense objet.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman   Table des   matières   Suivant